“Pendant que la littérature française s’endormait sur ses lauriers depuis la mort de Proust, Céline, Sartre et Camus, un certain nombre d’auteurs étrangers l’ont réveillée, et une bande d’écrivains français est née de ce bazar planétaire nommé mondialisation.”
Placer en exergue de son livre une citation de Joris-Karl Huysmans, c’est choisir pour parrain l’un des esprits les plus précis, les plus clairvoyants qu’ait connu le XIXe siècle. Premier Bilan après l’apocalypse, de Frédéric Beigbeder, top 100 des livres à sauver avant la fin de la littérature, ambitionne-t-il d’être le “manuel extraordinaire” du siècle achevé, ainsi que l’écrivait Mallarmé d’À rebours ? Cloîtré dans sa maison de Fontenay-aux-Roses, aux murs reliés comme des livres, des Esseintes, l’esthète névrosé du roman de Huysmans, transformait fébrilement la littérature en intelligence, levait, entre deux vapeurs, les malédictions sur l’auteur de L’Après-midi d’un faune, sur Verlaine… Il passait par l’alambic l’œuvre du poète, encore en train de s’écrire, pour en extraire les plus beaux vers (“Le soir tombait, un soir équivoque d’automne…”) . Oui, véritablement, il distillait.
Le livre de Huysmans était de parti pris. Son anticonformiste, sa passion pour la marge le poussaient à faire sortir de l’ombre des poètes de second ordre, des inconnus que la postérité continuera de négliger, parfois avec raison ; et, dans le même temps, il détournait dédaigneusement son faisceau des classiques latins (Virgile, Cicéron) au profit d’obscurs écrivains de la décadence. Il défendait une littérature crépusculaire, “fin de siècle”, de façon totalement arbitraire mais non sans rigueur, avec pour ambition de s’excentrer, de faire un pas de côté par rapport à la norme naturaliste de l’époque. Toutes choses qui absolvaient l’imposture, le manque de sincérité de certains de ses choix littéraires. Ces pages partiales devinrent la boussole d’une génération soucieuse de rompre avec le courant réaliste dominant de l’époque (Huysmans lui-même renia le naturalisme pour s’intéresser au symbolisme).
Frédéric Beigbeder pressent lui aussi qu’un autre siècle se finit pour la littérature. Sa clairvoyante préface prend la forme d’une longue épitaphe au roman moderne. Né avec le codex, il est appelé à disparaître avec lui :
“Le remplacement du livre en papier par la lecture sur écran va donner naissance à d’autres formes de récits. Ils seront peut-être intéressants (interactivité, hypertexte, habillages sonores ou musicaux, illustrations en 3D, relais vidéo…) mais ce ne sera plus du roman au sens où nous l’entendions…”
La littérature cède peu à peu du terrain à l’image. Beigbeder cite Francis Scott Fitzgerald conscient, dès 1936, que le roman est en train de “se subordonner à un art mécanique et communautaire incapable, que ce soit aux mains des marchands de Hollywood ou des idéalistes russes, de refléter autre chose que la pensée la plus banale, que l’émotion la plus évidente”. Il aurait pu rappeler que Holden Caufield, héros d’un de ses autres romanciers favoris (J.D. Salinger, L’Attrape-cœurs, 1951, n° 7 du classement), voue une haine si féroce au cinéma qu’il refuse de coucher avec une prostituée en partie parce qu’elle “passe la journée assise devant un film idiot”. Comment, donc, le livre peut-il jeter bas l’image ? .
Car il s’agit bien d’une guerre, la guerre du goût, écrit Beigbeder à la suite de Sollers, dans laquelle il s’engage équipé comme don Quichotte : “Sachez que j’écris cette préface armé d’une lance et coiffé d’un heaume.” Mais le problème fondamental de son livre, c’est l’écart qu’on mesure entre l’intention chevaleresque et le résultat effectif. Si nous sommes en guerre, alors il lui arrive de servir, par endroits, l’ennemi.
En regard du livre de Huysmans, Premier Bilan ratisse beaucoup plus large. Les auteurs dont le talent a été cent fois reconnu abondent dans la sélection (Gide, Perec, Montherlant, Bataille, Fitzgerald, Hemingway, Salinger, Kerouac, Miller). Il faut cependant reconnaître – un rapide coup d’œil à l’index le permet – que ces noms illustres ne constituent pas l’essentiel de la sélection. On sait gré à Beigbeder d’avoir, somme toute, retenu peu d’auteurs ayant reçu l’ultime prescription – la mort – et de courageusement défendre les contemporains, quand on voudrait nous faire croire que rien de valable ne s’écrit plus aujourd’hui. C’est qu’il a parfaitement compris que l’intérêt de l’exercice n’était pas de serrer le poing haut pour des écrivains déjà consacrés mais de défendre une forme émergente de littérature, de pressentir ce que sera la littérature du XXIe siècle. C’est une noble cause, en même temps que nécessaire, de vouloir rétablir une justice en promouvant les écrivains français ou étrangers qui œuvrent contre l’enchantement d’un monde à la logique binaire (le Bien contre le Mal) et l’écœurante littérature uniformisée qu’il vomit à grands flots. Mais à ne pas clairement la débusquer, cette littérature mondialisée, derrière les trompeuses et changeantes apparences dont elle se vêt, Beigbeder finit par englober dans sa sélection le consensus et la marge, le poison et l’antidote – soit l’exact contraire de ce que faisait Huysmans. Les livres de chevalerie étaient la cible de Cervantès dans Don Quichotte ; Les Voyages de Gulliver, de Swift, parodiait tous les mensongers récits de voyages qui sévissaient de son temps ; Flaubert s’attaquait aux keepsakes, ces livres illustrés romantiques dont Emma Bovary était une lectrice passionnée. Dans ce Premier Bilan, sérum et venin se côtoient.
L’inventeur de la littérature du XXIe siècle s’appelle Bret Easton Ellis : “Eh bien, oui : ce schizophrène bisexuel a INVENTÉ, vous m’entendez, INVENTÉ le roman du XXIe siècle” . Son American Psycho, publié en 1991, arrive en première position du top 100 et Glamorama (1998), en n° 77. Cette littérature, qui marque la fin d’un siècle et annonce le suivant, est celle qui “jouit de ce qu’elle prétend dénoncer. Glamorama est une satire qui se caricature, une destruction de l’ironie par l’ironie” . Cette définition, très juste, s’applique à un grand nombre des œuvres que Beigbeder porte aux nues dans son bilan. Leurs auteurs sont, pour la plupart, considérés comme des dissidents : Beigbeder, qui aime le maudit et le mondain (lire les pages sur Cocteau), insiste sur ce point. Est-ce à dire que la littérature qu’il promeut se situe toujours à la marge ? Sans une extrême précision, une épuisante attention de tous les instants, on peut rapidement se fourvoyer dans un monde conformiste et récupérateur où le “centre [est] plein de marges” . “Les histoires de routards ‘jet-set’ passent très loin au-dessus du goût démagogique actuel”, déplore-t-il, par exemple, à propos du livre de Christian Kracht, Fin de party (2001, n° 100). Ah bon ? Pourtant on ne lit que ça (les guillemets, le cliché même de l’expression sont là pour le prouver) ! Les années 1980 avaient vu le règne d’un “style à dominante chic, clean, le look magazine inoffensif” .
À l’époque, le Brat Pack, mouvement littéraire américain porté par Jay McInerney et Bret Easton Ellis, rua dans les brancards. Ces écrivains imposèrent le choc, la coke, le look tract agressif. Mais la machine à récupérer était déjà bien rôdée. Aujourd’hui, lisez Bright Lights, Big City (1984, n° 5) : c’est un livre tristement démodé. Il l’a été, aussi, par la centaine d’auteurs qui a copié son style direct, laconique, et dont quelques noms figurent dans ce bilan. Hell (2002), de Lolita Pille, trône par exemple en place n° 92. Toute cette littérature, directement inspirée d’écrivains américains qui ont eu fugacement une certaine originalité, est désormais tout à fait consensuelle. Elle est mort-née, étouffée par son vomi de trop de fêtes, d’alcool, de drogues, de sexe. Les héros de ces histoires – très souvent d’inspiration autobiographique, évidemment : la caution “histoire vécue”, comme certains produits bien marketés arborent une étiquette “vu à la télé” –, sont généralement de nocturnes bourgeois, tenants d’une sorte de nihilisme passif, celui dont fait preuve “le ‘dernier homme’, qui n’a plus que son propre bonheur comme idole” . Ils sont “blasés” (le terme revient souvent sous la plume de Beigbeder) et forment une espèce sans grand intérêt, fascinée, au-delà des noms déjà cités du Brat Pack, par Kerouac et W.S. Burroughs, bernée par le mythe de Rimbaud, abrutie par une certaine scène musicale rock (la fumisterie que représente un groupe comme les Doors dès la fin 1967, par exemple) puis punk, par le mythe de la jeunesse, la culture de l’hallucination.
Aussi, lorsque Beigbeder en vient à regretter que ses contemporains se soient aussi peu intéressés au “‛brat pack’ boche”, on se récrie : Dieu merci ! Ses prolongements ont déjà suffisamment fait de mal à nos esprits et à notre littérature. L’idée de “prolongement” devrait d’ailleurs faire rire quelques fantômes d’écrivains, s’ils n’avaient, pour la plupart, fini en tristes sires : le fait même de durer était contraire à leur inspiration originelle. À propos de Sur la route de Kerouac, Beigbeder écrit pourtant : “Cet enthousiasme innocent a été tellement copié qu’on a du mal à y adhérer encore au XXIe siècle… Il s’est passé des choses depuis 1957.” Mais il n’a de cesse que de vouloir y croire ! Il tient que ces vulgaires prosateurs des prolongements auraient pour but de “décrire l’angoisse de l’élite, le fonctionnement de la nouvelle aristocratie…” . Il voudrait croire que toute cette littérature aussi insipide qu’un plat réchauffé relève du pamphlet quand elle n’est que le symptôme – comme si le diagnostic appartenait au patient – de cette modernité. Modernité qu’il peut pourtant décrire avec justesse :
“[…] la société tout entière copie la bourgeoisie américaine […], plus rien n’a de valeur que les Benz et les Rolex, le bonheur nouveau se nomme la prostitution. Mais quand le plaisir est la seule échelle, on en veut toujours plus, n’est-ce pas ? On finit par désirer davantage de violence. Il y a un moment où seul le sang qui gicle nous rappelle à notre humanité. Conclusion : celui qui a le mieux compris l’avenir du monde s’appelait le marquis de Sade.”
Beigbeder manque-t-il à ce point de discernement pour, par endroits, lever le voile dans de beaux éclairs de lucidité puis s’en faire, quelques lignes plus loin, un bandeau à se mettre sur les yeux ? Évidemment, l’idée d’un livre-bilan, ambitieuse, poursuit plusieurs objectifs. L’un – sans doute le moins avouable mais le plus nécessaire par les temps qui courent – est de passer pour être bon lecteur. Frédéric Beigbeder n’y réussit pas tout à fait. Dix ans plus tôt, dans Dernier Inventaire avant liquidation, son projet de désacralisation de la littérature – “rien n’est plus criminel, écrivait-il avec raison, que de la présenter sous un jour solennel (c’est-à-dire poussiéreux), car le livre est, aujourd’hui plus que jamais, en danger de mort” – le conduisait parfois à quelques inepties, imputables à une analyse de surface. Des Raisins de la colère de John Steinbeck, qualifié de “vaste pensum”, il déplorait le pathos misérabiliste, le genre “mélodrame naturaliste”, curieusement aveugle à la dimension symbolique, biblique de l’exode de la famille Joad. Déjà, l’intention était bonne et le résultat décevant.
On ne peut dénier à Beigbeder le talent d’une forme d’intuition, mais qu’il néglige de seconder par une pensée rigoureuse. Ce dont le lecteur contemporain a besoin avant tout, c’est d’un “cœur intelligent” comme l’écrit Finkielkraut. Beigbeder fait preuve d’une vraie sensibilité, comme on dit. Il ne choisit pas par hasard, entre tous, Plateforme de Michel Houellebecq (n° 8), ce stupéfiant roman d’amour dont il cerne l’“ambition célinienne” (À propos du Voyage au bout de la nuit, Céline écrivait : “Le fond de l’histoire […] c’est l’amour dont nous osons parler encore dans cet enfer, comme si l’on pouvait composer des quatrains dans un abattoir. L’amour impossible aujourd’hui…” Ces quelques lignes éclairent d’un beau jour – s’il le fallait – le roman de Houellebecq). Mais la sensibilité, cette grosse veine qui va au cœur, peut pomper tout le sang des organes dévolus au discernement. Cette sensibilité, on doit aussi, selon Beigbeder, la retrouver à l’origine du geste créateur : “La sensibilité est l’essence même de l’écriture, son moteur et son fuel. Assieds-toi dans ton coin et attends de ressentir les choses suffisamment fort pour que ton stylo ait quelque chose à dire. Ou alors, n’écris rien” . Plus haut : “Je le dis souvent mais ne le répéterai jamais assez : je préfère le talent au génie, le charme à l’ambition, la fragilité à la force, le violoncelle à la grosse caisse, Sagan à Duras, Modiano à Gracq, Blondin à Céline.” Gracq et Céline sont des écrivains que l’on peut détester : l’un pour sa préciosité, l’autre pour sa faconde anathémique ; mais qui peut en vouloir à Blondin ? à Sagan ? On pourrait dire des premiers qu’ils échappent au consensus.
On garde donc de Beigbeder l’impression d’un homme qui a énormément lu, un très grand lecteur – à défaut d’en être toujours un bon – ; mais on n’arrive décidément pas à le situer et, partant, à l’estimer fiable. Il peut défendre un homme de talent comme Gabriel Matzneff, docte écrivain qui cependant réussit le prodige d’une écriture légère, pas du tout alourdie par l’érudition (Ivre du vin perdu, 1981, n° 16) ; il peut pressentir de justes filiations, entre F.S. Fitzgerald et James Salter (Une vie à brûler, 1997, n° 72) : “Il écrit le livre que Fitzgerald n’a pas eu le temps d’écrire” et leur comparer, pour la France, Antoine Blondin (L’Humeur vagabonde, 1955, n° 4). Car il aime ce style éthéré et pudique, pourtant situé à l’exact opposé de celui de Bret Easton Ellis, de Jay McInerney et de leurs dispensables continuateurs. Et tous ces auteurs de talents, sans rire, il les fait coudoyer Jean-Marie Gourio, l’auteur des Brèves de comptoir (n° 24), Lolita Pille, Amélie Nothomb… Il écrivait dans sa préface : “ […] en aplanissant toutes les formes d’écriture, l’écran les rend interchangeables. Le génie est ravalé au rang d’un simple blogueur. Léon Tolstoï ou Katherine Pancol sont identiques, inclus dans le même objet” . Comme Salter et Gourio.
Se contredire est donc assez commun chez Beigbeder. Savoir ce qu’il pense de la littérature est pareillement indécidable. Il peut écrire que “l’art est inutile” , souscrire, en effet, à toute une littérature symptomatique de cette pensée devenue banale, pour, quelques phrases plus loin, se rallier à la théorie du roman de Kundera – qui est loin de retirer à l’art toute espèce d’utilité. Dans les pages qu’il consacre à La Peau de Curzio Malaparte (les meilleures de ce livre, les rares à nous donner vraiment envie de lire, avec celles sur Montherlant et quelques autres), très inspirées par la pensée du romancier tchèque, Beigbeder affirme que l’objet du roman reste la vérité. Puis, il y a ce beau paragraphe sur l’utilité du roman : “Les romans ne sont pas là pour clarifier les choses mais pour les compliquer. Ce que nous voyons est moins vrai que ce que nous lisons. Les grands romans détiennent le mensonge qui éclairera nos existences.”
D’un autre côté, il développe une conception fuyante de la littérature car lire, pour lui, c’est “fuir la réalité” : “Les premiers romans feuilletés dans mon adolescence me permettaient d’échapper à ma famille, au monde extérieur, et peut-être, sans le savoir, à l’absence de signification de l’univers entier.” Dans Un roman français, paru en 2009, il y avait aussi ce genre de phrases : “Je souhaite que ce livre vous permette de vous évader autant que mo” ; ou : “Le bonheur d’être coupé du monde, voilà ma première addiction. […] Je m’intéressais davantage aux livres qu’à la vie.” On peut partager cette conception très répandue de la littérature. En ce cas, on trouvera dans ce recueil beaucoup de livres – pas tous ! – qui font diversion. Ou préférer les écrivains qui se confrontent au réel, ceux qui ne sont pas dupes, font du consensus l’ennemi à abattre, luttent contre la part fatale de résignation attachée à l’homme, l’homme “naturellement résigné” comme l’écrivait Bernanos… Il y a aussi quelques écrivains de ce genre dans ce catalogue.
Car c’est bien un catalogue, non un manifeste comme le laissaient à tort entendre la citation de Huysmans et la préface. Beigbeder ne choisit pas son camp. Il concède, dans sa préface, que son “hit-parade” est injuste . Il rend pourtant justice à la plupart des écrivains des quatre courants qu’il distingue dans la modernité littéraire – et que l’on peut aussi discuter : le nouveau réalisme (Houellebecq, Despentes, Ravalec), l’autofiction (Angot, Donner, Doubrovsky), l’écriture “dandy-rock” expérimentale (Schuhl, Pacadis, Adrien), la littérature “homo porno” (Renaud Camus, Hervé Guibert, Vincent Borel). Ce Premier Bilan après l’apocalypse est en fait l’anti-À rebours de Huysmans. Il n’a rien d’un manuel extraordinaire mais tout d’une photographie du panorama littéraire. Un cliché, du reste, assez fidèle mais dont on ne saurait user comme d’un plan pour trouver sa route, éviter les pièges d’un monde en trompe-l’œil ; parce que le cliché rend un paysage nivelé, où le meilleur côtoie le pire, l’authentique subversion, la tartuferie. Qu’on n’espère pas, lisant ce bilan, y suivre le pas sûr d’un esprit clair. Le lecteur avancera à tâtons dans ces survivances de la littérature post-apocalypse numérique, livré à lui-même, incapable de faire confiance à un guide qui, sans doute par maladresse, par élan du cœur, a finalement sacrifié au consensus.