Strauss /Almodovar vs Truffaut / Hitchcock : match nul ?

L’ouvrage est loin d’être inédit puisque sa première version remonte à 1994   et qu’il en existe des états intermédiaires. Les entetiens, qui se sont déroulés au fil de la sortie des films, sont aussi parfois parus dans Les Cahiers du cinéma. L’édition de novembre 2007 est augmentée d’un nouveau dialogue autour du dernier film d’Almodovar à ce jour, Volver (2006), au regard duquel nous relisons l’ensemble.

Moins théorique que Hitchcock dans ses fameux entretiens avec François Truffaut   , plus psychologique - ce qui n’est pas une critique car cela tient aussi à la différence de traitement par les deux réalisateurs des personnages et des acteurs - Almodovar y révèle autant de précision, d’exigence et de distance dans la réflexion sur son métier. Au fil des questions de Frédéric Strauss, il nous dit "tout sur" ses films, de la genèse à la réception, dans une approche qui mêle biographie et technique. Ce recueil est ainsi un véritable livre de chevet pour les cinéphiles, et pour bien des raisons :

1. C’est un beau livre. Sa riche iconographie en fait un objet destiné à être consulté et relu. C’est en partie un collage qui reflète l’esthétique du réalisateur, même si de ce point de vue l’édition aurait pu aller beaucoup plus loin. On appréciera surtout tout ce qui n’est pas photos de films, mais documents de travail ou photos de tournages montrant le réalisateur habité par ses personnages.

2. La bibliographie en langue française sur Almodovar n’est pas si copieuse. Entre d’un côté les thèses et travaux universitaires et de l’autre les textes grand public, il y a peu d’intermédiaires   . Ces entretiens occupent finalement presque tout l’espace.

3. La rédaction du livre par ajouts successifs révèle une histoire en train de se faire. L’ensemble n’est pas une construction figée, mais un parcours dans le temps et on perçoit la maturation du cinéaste aussi bien à la lecture qu’en suivant la chronologie de ses films. On la saisit même de l’intérieur. Cette forme est particulièrement apte à mettre en valeur le thème du rapport au temps qui prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure des entretiens   , pour culminer à propos de Volver. Almodovar évoque notamment l’émergence de sa conscience du temps, faite d’une combinaison de réminiscences proustiennes   et d’une capacité de renoncement et d’enfouissement d’un événement dans le passé   .

4. La biographie du réalisateur est loin d’être anecdotique. Derrière son parcours, c’est aussi l’histoire espagnole récente qui se dessine : la Movida, évidemment, les rivalités ou déplacements d’activités entre Madrid et Barcelone   , la "censure économique"   . Quoique connues maintenant, les évocations des origines populaires du réalisateur   , les récits de son apprentissage et ses liens avec la région de la Manche donnent toujours un ancrage à ses films. De plus, les éléments biographiques ne constituent pas la majeure partie du discours, très préoccupé d’interpréter le monde contemporain   .

5. Convaincu qu’il faut "expliquer les films"   , Almodovar est l’un des meilleurs commentateurs de sa propre œuvre. Il expose aussi bien le sens du moindre détail de mise en scène   qu’il définit le parti-pris général de chaque film. Très conscient de son style, il donne avec efficacité les clefs esthétiques de ses œuvres : par exemple, Volver "relève du néoréalisme, avec quelques touches de surréalisme"   .

Comme cela a été noté dans d’autres compte-rendus, le rapport particulier du réalisateur à ses personnages est au cœur de ces entretiens : ceux-ci sont moins des principes scénaristiques que des êtres "en chair et en os". Leur identité profonde est souvent portée par la voix, bien que cela soit dissimulé par l’exubérance visuelle.   .

Ajoutons que les propos du réalisateur ne sont pas seulement une manière de prolonger son univers fictif. Il produit aussi de véritables analyses de ses films, souvent plus fouillées que la plupart des critiques. Almodovar est ainsi particulièrement éclairant sur des sujets comme sa pratique souvent hitchcockienne du gros plan   ; son lien avec le cinéma classique américain ou la théâtralité de ses films.

Pour ce qui est du cinéma américain   , c’est effectivement un pôle important parmi les innombrables références qui jalonnent son parcours. Loin de faire du name-dropping, le réalisateur explique à chaque fois la nature de la relation qu’il a entretenue avec son modèle   : imitation (qui a souvent pour origine le goût d’Almodovar pour les costumes), contrepied (Tout sur ma mère est le contraire assez systématique de All About Eve de Mankiewicz), sélection de certains aspects, etc. Il montre particulièrement bien comment il parvient à faire des films de genre, tout en n’obéissant pas aux codes du genre   .

En ce qui concerne la théâtralité, c’est une clef majeure de son œuvre, fondée sur l’importance qu’il accorde au modèle du spectacle vivant   , à la structure des scénarios et au sens des rebondissements   ; sur la croyance profonde que les artifices n’excluent pas une forme de réalisme   ; ou sur le kitsch   .

6. Il répond à la question : comment devenir un cinéaste mainstream quand on a commencé dans les marges ? Le grand paradoxe de sa carrière est en effet que celui qui est aujourd’hui considéré comme un auteur important du cinéma a commencé dans un registre pour le moins marginal et provocateur, en passant par l’état de "cinéaste à la mode, au sens le plus futile"   . Ses trois "étiquettes" semblent incompatibles entre elles. Par exemple, certains cinéphiles ont du mal à le mettre entièrement au premier plan à cause de son succès auprès du grand public et de la présence des dvd de ses films en tête de gondole. Almodovar lui-même perçoit très bien le phénomène   , mais demeure indifférent à son image publique, tout en restant sensible à la reconnaissance des spectateurs   . Il explique sa position complexe de plusieurs façons :
 - d’abord il rappelle que le langage cinématographique évolue et que certaines techniques de narration qu’il adopte viennent du cinéma d’auteur, mais appartiennent désormais au cinéma populaire   .
 - ensuite, il s’interroge sans cesse sur ce qu’est la transgression et considère que certaines des provocations de ses premiers films ne sont pas des transgressions réelles   . Il ménage une lecture provocatrice parmi d’autres lectures et dit en être conscient dès la conception du film. Mais montre que ses films possèdent aussi d’autres interprétations moins apparentes et plus intéressantes.
 - enfin, il répond aussi sur un autre terrain, en montrant que cinéma d’auteur et cinéma populaire ont en commun la recherche d’une émotion   et de l’identification   du spectateur. Cette exigence est "une pression très intime" qu’il ressent en envisageant ses spectateurs. Une des différences qui émerge de la comparaison de ses entretiens à ceux de Hitchcock - qui lui aussi se préoccupe avant tout de provoquer l’émotion du spectateur et qui est très présent dans ces Conversations -, se situe dans la manière d’obtenir cette émotion. Là où Hitchcock contrôle absolument tout et sait quasiment scientifiquement comment diriger le spectateur, Almodovar laisse intervenir "quelque chose de secret dans le processus"   , affirmant que malgré la nécessité de disposer d’un savoir-faire, malgré la "planification "   , il faut aussi renoncer partiellement à la maîtrise. C’est différent d’une improvisation complète ou du non-professionnalisme : Almodovar attaque même vivement le palmarès du Festival de Cannes de 1999 sur ce critère   .

7. Almodovar ne cède jamais au narcissisme de l’exercice et ses propos trouvent une portée assez large : en réaffirmant de manière argumentée un certain nombre des partis-pris idéologiques de ses films, il définit une véritable morale. Elle s’appuie sur une réflexion sur la liberté individuelle qui rencontre deux obstacles principaux : le sentiment ou les discours de masse. Comme Frédéric Strauss l’annonce dans la préface   , un des sujets fondamentaux de l’œuvre d’Almodovar est le lien humain, sous toutes ses formes et les entraves qu’il risque de créer à la liberté. Ce thème explique aussi probablement l’étendue de la reconnaissance du cinéaste aujourd’hui. Les entretiens montrent ainsi que les films s’organisent autour d’un conflit entre le sentiment et l’indépendance, attachée souvent à l’idée de modernité : faut-il céder à un sentiment, au risque de s’aliéner et de se priver de sa liberté ? C’est généralement un dilemme   .

Face au deuxième obstacle, les doctrines, il n’y a en revanche pas d’hésitation. On le perçoit dans l’analyse que fait Almodovar de la publicité   , du conformisme familial ou social   ou dans son anticléricalisme subtil   . C’est aussi dans ce sens que l’on peut interpréter le recours d’Almodovar aux stéréotypes : il montre comment, derrière sa manière délibérément caricaturale d’aborder les personnages, à partir de types bien définis, il cherche de plus en plus une forme de profondeur, une représentation plus générale de "l’humain"   . La caricature et l’outrance sont finalement l’invitation à une exploration plus fine et il ne faut jamais se contenter du stéréotype. Les personnages les plus intéressants sont ceux qui combinent plusieurs clichés   . "Je ne juge pas mes personnages"   , conclut-il sur la question.


Quelques liens

> Le site officiel d’Almodovar (en espagnol, mais avec des versions anglaise et française plus approximatives)
> Un entretien en anglais assez long autour de Volver (commencer à 18 min 40)


Autour de l’exposition de 2006

> Almodovar : Exhibition ! ed. Mathieu Orléan, Frédéric Strauss (Ed. du Panama / La Cinémathèque française, 2006). Descriptif et informations ici sur le site de la cinémathèque.
> Un article sur critikat sur l’exposition.