Dans cette histoire, concise et brillante, de la pensée politique catholique de l’Ancien Régime au concile Vatican II et ses réceptions, l’auteur examine comment les catholiques, en majorité hostiles à la Révolution et ses conséquences, ont fait progressivement de la démocratie libérale le régime politique le plus en accord avec les valeurs de l’Eglise

E. Perreau-Saussine retrace l’évolution de l’attitude des catholiques européens et en particulier français face aux changements politiques survenus depuis la Révolution française, et qui aboutissent en Europe au triomphe de la démocratie libérale. Il montre comment différents penseurs catholiques analysent les événements qui ponctuent cette période et comment ils proposent d’y réagir. Ce parcours intellectuel précis est constamment mis en rapport avec les événements marquants de l’histoire politique et religieuse de l’Europe et en particulier de la France. Une préface intéressante de Pierre Manent qui ouvre le livre présente rapidement l’intérêt et la pertinence des analyses d’E. Perreau-Saussine.

C’est la constitution civile du clergé, qui pour E. Perreau-Saussine, est la grande césure qui scande l’histoire religieuse de la France - voire de l’Europe - et inaugure, du point de vue religieux, le monde moderne. Cette constitution, votée par l’Assemblée constituante le 12 juillet 1790, visait à remodeler l’Eglise catholique de façon à l’harmoniser avec la Révolution. Parmi toutes les réformes annoncées, une des plus novatrices consistait à faire élire les curés et les évêques par le peuple, afin d’assurer une harmonie entre la religion catholique et la société issue de la Révolution. Dans la configuration politique de la Révolution, où les ordres ont disparu et où il n’y a plus à concevoir qu’un Etat qui gouverne et une société qui est gouvernée, l’Eglise ne trouve plus sa place : " qu’on parle de souveraineté du peuple ou de souveraineté de l’Etat, on place l’Eglise en porte-à-faux, puisqu’elle n’est ni le peuple ni l’Etat. Pour contourner ce problème, les constituants ont voulu une constitution civile qui identifie le peuple des citoyens au peuple des croyants, tous les citoyens participant de droit à la vie de l’Eglise catholique. " (p. 17-18).

Or, cette constitution civile pose problème (elle est refusée par le pape et près de la moitié des curés refusent en 1791 d’y prêter serment). D’une part, elle repose sur un principe démocratique, alors que pour l’Eglise tous les hommes ne sont pas également compétents en matière de religion. D’autre part, le peuple composé par les citoyens n’est pas le même que celui composé par les croyants, ne serait-ce que parce qu’il existe des citoyens non-croyants, dont l’Eglise voit mal la légitimité à participer à son organisation. Enfin, l’Eglise catholique est régie par un principe aristocratique, une hiérarchie apostolique de droit divin, incompatible avec l’égalité présupposée par la démocratie.

Cette constitution civile vient mettre un terme à la force politique du clergé, telle qu’elle s’exerçait sous l’Ancien Régime. Le gallicanisme politique, doctrine de la monarchie française, tient que le roi de France reçoit son royaume de Dieu seul. Sujet du pape sur le plan spirituel, en tant que catholique, le monarque ne lui est pas soumis en tant que souverain   . La meilleure illustration de cette pensée se trouve dans la " Déclaration du Clergé de France sur la puissance ecclésiastique " de 1682   , dans laquelle on pouvait lire qu’aucune autorité ecclésiastique, comme le pape ou un concile,  ne pouvait déposer un  prince et délier ses sujets de la soumission qu’ils lui doivent. Le pouvoir temporel royal était à l’abri de toute immersion papale dans le politique. Il s’agissait alors pour les juristes français d’interdire toute intervention romaine dans la politique française, autrement dit, c’était rejeter toute légitimité d’une ingérence papale dans les affaires temporelles du royaume. A condition de bien distinguer le temporel du spirituel, on pouvait bien comprendre à qui il fallait obéir : pour des affaires de foi, le pape avait toute autorité, mais en matière politique, c’est le roi de France qui avait l’autorité suprême. Théologiquement, c’est Bossuet qui expose le mieux cette conception du gallicanisme, dans un texte écrit pour justifier cette déclaration. Pour lui, la monarchie de Louis XIV est comparable à celle de David ou de Salomon, parce qu’elle s’apparente au régime d’un peuple consacré, d’une nation choisie par Dieu. Une telle nation ainsi choisie n’a pas besoin d’un pape italien pour se développer, elle est guidée par Dieu. Comme preuve de l’élection divine de la France, Bossuet rappelle le couronnement du roi à Reims et l’appellation de roi " Très Chrétien " qui caractérise le roi de France. Une telle conception de la monarchie consacrée par Dieu lui-même permet de subordonner l’Eglise de France au roi, puisqu’on ne voit pas au nom de quelle légitimité le roi pourrait être critiqué par un évêque ou un religieux. Cela suppose que les juristes fassent remonter à la même source le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel : à Dieu lui-même. Dès lors, le roi n’a plus à obéir au pape dans le domaine proprement politique. Seule contrepartie, mais non négligeable, le roi doit suivre la plus stricte orthodoxie. Il doit satisfaire à ses obligations spirituelles et aux exigences d’une existence chrétienne : il prête son bras, sa puissance à l’Eglise quand il s’agit de faire respecter les règles chrétiennes et considère que ce qui est mal pour l’Eglise est également mal dans l’Etat. Le monarque trouve donc son pouvoir limité par des contraintes spirituelles. " Les catholiques acceptaient l’autonomie du temporel à condition qu’elle soit contrebalancée par l’appartenance du pouvoir temporel à l’Eglise ". (p. 38). Cette conception du pouvoir du monarque, à vouloir être complètement en règle avec l’Eglise, laisse ouverte la possibilité de l’intolérance religieuse (ce que révèle par exemple la révocation de l’Edit de Nantes et les dragonnades qui suivirent).

On comprend alors les problèmes que pose la constitution civile du clergé qui sépare jusqu’à un certain point l’Eglise de l’Etat et oblige à penser d’une autre façon l’articulation du pouvoir religieux et du pouvoir politique. Par exemple, par quoi l’Etat est-il encadré si ce n’est plus par la religion ? Certes, la Révolution dote de droits fondamentaux les citoyens qui les protègent d’un pouvoir politique qui serait excessif et mal exercé ((L’auteur montre bien que les limites du pouvoir temporel, qui étaient des contraintes spirituelles d’un roi devant rester dans le chemin proposé par l’Eglise, deviennent avec la Révolution des droits politiques, des contraintes temporelles destinées à borner le champ du pouvoir temporel lui-même. Avant, on jouait le pouvoir spirituel du pape contre le pouvoir politique du roi qui outrepasserait ses prérogatives ; avec la Révolution le pouvoir politique est lui-même politiquement limité par la constitution. Mais de telles limites, comme le remarque l’auteur, peuvent tendre à la sécularisation, qui initie un monisme politique, dans lequel, il n’existe plus de contre-pouvoir non-politique. Une société entièrement athée et sécularisée serait alors plus à même de sombrer dans le totalitarisme, puisque rien ne s’opposerait plus à l’entière politisation du corps social : " Le sacré auquel l’Eglise était associée emportait un sens des limites. La sécularisation de l’Etat qui ouvre un champ d’action illimité. La remise en cause du rôle politique ou quasi politique de l’Eglise favorise un monisme potentiellement totalitaire.  " (p. 53), mais quelle finalité poursuit un Etat si ce n’est celle proposée par l’Eglise ? " Si  le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation », le jugement de la nation est-il nécessairement plus sûr que celui de l’Eglise qui rappelait aux monarques ce que Dieu attendait d’eux ? " (p. 52-53).

C’est à cette question particulièrement sensible que veulent répondre les penseurs contre-révolutionnaires pour lesquels concevoir une politique sans religion est une aberration. Joseph de Maistre convient ainsi volontiers qu’il faut mettre des bornes au pouvoir de l’Etat. Mais il ne voit pas pourquoi c’est au peuple qu’on confie le soin de cette limitation, car pour lui la nature de l’homme est si mauvaise que seule l’Eglise aurait la sagesse nécessaire pour prendre des décisions qui soient autre chose que des caprices mauvais d’humains toujours entachés du péché originel ((" Maistre ne croit pas que la société puisse s’appuyer sur la seule raison, car il est frappé par la force des passions et par le spectacle désespérant qu’offre l’histoire politique. L’élément de la vie civique est moins l’argument rationnel que l’opinion reçue ou le dogme. Les contre-révolutionnaires vilipendent le projet philosophique des gens prétendument " éclairés ". (…) Les contre-révolutionnaires refusent qu’on puisse songer à fonder une société sur la raison, comme le voudraient les lumières. Il n’est pas vrai que l’humanité " soit sortie de sa minorité " ". (p. 61))). Demander au pape de délier les hommes de leur soumission au roi si celui-ci sort des limites de son pouvoir lui semble une idée bien plus sage. Aussi, parce qu’il apparaît alors impossible dès la Révolution de se tourner vers un roi " Très Chrétien " pour guider la France, c’est vers le pape que Maistre va se tourner.

Avec le concordat, Napoléon, qui voulait resserrer les liens de l’Eglise et de l’Etat n’a fait que les distendre : non seulement le régime concordataire fait que le pouvoir civil n’a plus le droit ni le devoir de contraindre par des sanctions pénales ceux qui violent les principes de la religion catholique, mais le clergé ne participe plus en tant que tel au gouvernement (contrairement à l’Ancien Régime), " il n’est plus constitué en pouvoir politique, mais désormais uniquement voué aux fonctions du culte. " (p. 74). Rome refuse les articles organiques qui accompagnent le concordat. Une partie des catholiques est particulièrement réfractaire à cette conception du rapport entre religion et politique. En effet, " il est contradictoire de réglementer l’Eglise comme si elle était la religion de l’Etat et de lui refuser toute suprématie parce qu’elle n’est que la religion de la majorité. " (p. 77). Ce paradoxe fait que les catholiques sont soumis à l’Etat, sans aucune contrepartie. Cette instrumentalisation de l’Eglise par l’Etat est à l’origine du rejet du nouveau rapport entre religion et politique, rejet qui se traduit par la naissance d’un mouvement favorable au pape, l’ultramontanisme   . Or ce qui est surprenant, c’est que cet ultramontanisme finit par se conjuguer avec une certaine soif de liberté.

Pendant la Restauration, on aurait pu penser que les rois allaient rétablir l’ordre ancien, en tous cas sur le plan religieux, cependant, comme leur pouvoir ne provenait plus directement de Dieu, mais d’une sorte de contrat avec la nation, la Charte, ils ne le purent pas. Toute volonté de redonner à l’Eglise catholique la place qui fut la sienne avant la Révolution fut vaine, car elle entrait manifestement en contradiction avec le contenu de la Charte. Et Lamennais de comprendre que " la loi est athée "   . Dès lors, le gallicanisme n’a plus de sens. Seul le pape agit encore en suivant les règles de conduite données par Dieu. Et si l’Etat est athée, l’allégeance des catholiques ne peut plus aller à l’Etat, mais doit aller au pape, seule autorité encore compétente en matière de foi.

L’ultramontanisme parti de France traverse et séduit une grande partie de l’Europe entre 1820 et 1850. Il séduit en particulier les catholiques qui ont l’impression d’être mis en marge de leur nation dans le sillage de la Révolution qu’ils jugent hostile à leur encontre. E. Perreau-Saussine en résume les principales raisons : " Dans un monde en plein bouleversement, la papauté manifeste la permanence d’une identité ferme. Dans un monde qui cherche avec difficulté son principe d’organisation, elle apparaît comme le sommet d’une hiérarchie, une force stable et organisée. Dans un monde branlant, dont les autorités constituées ont été systématiquement remises en cause par une Révolution qui propage le principe de la conscience individuelle, le thème de l’infaillibilité pontificale renvoie au désir d’une solide assise. " (p. 88.) Cet ultramontanisme va mener au premier concile du Vatican   , lors duquel sera votée la constitution Pastor aeternus qui consacre l’infaillibilité de l’évêque de Rome. Cette infaillibilité n’étant qu’une infaillibilité en termes de dogmes, de croyances, elle marque un retrait de l’Eglise hors du domaine temporel. Le concile conduit à l’affirmation - que des gallicans auraient pu accepter - de la nette souveraineté des deux puissances, temporelle et spirituelle, dans leur sphère propre.

L’ultramontanisme qui finit par s’imposer n’est donc pas un ultramontanisme réactionnaire et contre-révolutionnaire, mais un ultramontanisme libéral, dont Lamennais peut être un exemple paradigmatique. Après avoir compris qu’après la Révolution, toute alliance de l’Eglise avec l’Etat était désormais utopique, inenvisageable, il préconise à l’Eglise de se détacher complètement de toute dépendance à l’égard du temporel, pour ne plus dépendre que d’elle-même. Dès lors, si l’Etat ne se reconnaît plus comme chrétien, il ne peut plus prétendre au droit divin : en passant de monarchie confessionnelle à monarchie constitutionnelle, la monarchie a perdu son droit divin car elle se fonde désormais en effet plus sur la volonté de la nation que sur celle du Créateur. Et si l’Etat ne peut plus prétendre à une forme de pouvoir spirituel, la liberté doit s’imposer. Penseur catholique partisan du libéralisme, Tocqueville va même jusqu’à défendre la démocratie en montrant que l’Ancien Régime lui-même est responsable de la Révolution tant déplorée, et en exposant que la religion a un pouvoir indirect particulièrement adapté à la démocratie, et qu’ainsi la démocratie renforcerait le pouvoir de l’Eglise. En effet, en démocratie, la liberté doit être régulée sans être limitée autoritairement : il faut donc qu’elle se borne elle-même, ce qu’elle peut faire grâce aux croyances et en particulier aux croyances religieuses. Une analyse pertinente de certains passages de la Démocratie en Amérique de Tocqueville permet à l’auteur de montrer comment s’exerce le pouvoir indirect de la religion : " c’est souvent grâce à l’autorité de la révélation qu’on peut éviter l’autoritarisme politique " (p. 135-136). Dans cette optique, le christianisme n’organise pas la vie politique mais l’inspire. Par lui, la société démocratique ne va pas jusqu’à la souveraineté humaine absolue qu’elle serait capable de mettre en place. Par là, le libéralisme de Tocqueville entre en opposition avec les idées des ultramontains réactionnaires   .

La loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat a pour effet que les cultes cessent d’être reconnus au sens technique du régime concordataire, mais l’Etat ne refuse pas de reconnaître les cultes. Il en garantit le libre exercice et leur assure une certaine protection. On aboutit ainsi à une Eglise libre dans un Etat libre. Cela satisfait les républicains rassurés de ne plus craindre la menace d’une " hiérocratie réactionnaire " (p. 178), et cela conforte les catholiques dans leur liberté : personne ne s’immisce plus dans les affaires de l’Eglise. Les catholiques remarquent alors également que le catholicisme ne disparaît pas dans la société française, même dans un Etat devenu laïc. Les républicains, comme le fait remarquer l’auteur ont " répudié l’Eglise catholique, mais non la culture catholique et chrétienne. " (p. 179).

Pour Péguy, le spirituel se loge au cœur du temporel. Il évoque une " consubstantialité " et une " coessentialité " du temporel et du spirituel. Cela permet à l’auteur de le rapprocher de Tocqueville, avec lequel il partage l’idée, contre les réactionnaires, que " pour christianiser le monde, l’Eglise n’a pas besoin de diriger directement la société. Le christianisme est à l’œuvre au cœur même de la société, même quand l’Eglise n’est pas directement reconnue par l’Etat " (p. 183). Péguy souligne l’importance de la vie terrestre et la dignité de la politique qui en est constitutive. Et de toutes façons, la vérité n’a pas besoin d’être défendue par la politique car elle a sa propre force : on peut donc bien être chrétien dans un Etat laïc, et une telle situation donne bel et bien un sens à l’engagement civique chrétien. Si les catholiques contre-révolutionnaires invoquaient la nécessaire adéquation de l’Eglise et de l’Etat, ils ont été suivis par des penseurs libéraux pour lesquels la religion était nécessaire au lien social, et donc possible dans un état déconfessionnalisé et laïcisé. Ce que l’auteur exprime ainsi : " Dans le néogallicanisme libéral et démocratique, les citoyens prennent la place du roi [c’est-à-dire la place qu’occupait le roi dans l’ancien régime gallican]. Par leur participation aux rouages de l’administration ou du Parlement, par leur vote, par leur activité civile et politique, ils conjuguent la dimension chrétienne et la dimension politique sans la médiation politique d’un clergé qui, par son interventionnisme, nuirait à l’autonomie relative que réclame l’ordre temporel (…) la tâche d’illumination du temporel est désormais surtout confiée aux laïcs. " (p. 217).

Le second concile du Vatican ne fait que prendre acte de l’essor de la sociabilité religieuse développée après Vatican I. A l’air de l’aggiornamento, l’Eglise se trouve en accord avec le monde démocratique comme elle l’avait été dans celui qui précédait la Révolution. La parenthèse révolutionnaire, note l’auteur (p. 220), semble décidément bien fermée. " Et l’Eglise catholique peut d’autant plus s’accommoder de la démocratie que, de son point de vue, la démocratie a besoin d’elle. " (p. 253). Car la déchristianisation pourrait nuire à la démocratie en en déstabilisant les bases   . L’analyse de l’auteur se termine sur les diverses conceptions modernes du rôle de la religion dans la société. Il explique les raisons du rapprochement de Habermas. Le livre se clôt sur une synthèse des principaux points de son analyse en conclusion.