Pourquoi le conflit israélo-palestinien passionne-t-il autant, tant en France qu'en Europe ?

Depuis qu’elle est apparue, au tournant du XXe siècle, la question de Palestine est un enjeu de politique internationale, impliquant et mobilisant les chancelleries des puissances les plus influentes, qu’elles soient saisies par l’une ou l’autre des parties en présence ou qu’elles considèrent de leur intérêt ou de leur devoir de s’y intéresser. Mais la question de Palestine n’est pas qu’une affaire de diplomates. Elle est aussi, et peut-être surtout, dans sa dimension internationale, une affaire mobilisant, de par le monde et singulièrement en Europe, des acteurs non étatiques, issus ou non de la société civile : partis politiques, médias, associations, individus. Les appels au boycott d’Israël dans le cadre de la campagne BDS (pour Boycott Désinvestissement Sanctions), l’opération dite de la flottille de la paix, en mai et juin 2010, les différentes campagnes civiles internationales pour la protection du peuple palestinien d’un côté, les actions de récolte de fonds ou de soutien à l’armée israélienne ou à l’État israélien de l’autre, ont ainsi montré, encore très récemment, que la question de Palestine est une question qui, en Europe, passionne, dans le monde de manière générale, en Europe en particulier, jusque dans des milieux, sociaux ou géographiques, traditionnellement peu aptes à se mobiliser ou à se diviser en rapport avec des problèmes ou des enjeux qui ne relèvent pas de la politique intérieure.

 

Une passion française…
Le cas français et, dans certains aspects, parisien est exemplaire. À l’automne dernier   , Gilbert Achcar et Dominique Vidal, deux intellectuels engagés en faveur de la cause palestinienne, ont donné une réunion publique à Alès (30), des militants de l'Association France-Palestine Solidarité ont participé à un débat dans un cinéma de Colmar (68), un concert de soutien a été organisé à La Chapelle-sur-Erdre (44), une plaque commémorative pour les droits des Palestiniens inaugurée à Villeneuve d'Ascq (59). Dans cette ville, le choix, fin août, de la municipalité d’accrocher sur la façade de l'hôtel de ville une banderole réclamant la libération du soldat franco-israélien Gilad Shalit, capturé, en juin 2006, par le Hamas alors qu'il servait dans l'armée israélienne, près de la bande de Gaza, a suscité une vive polémique entre les associations pro-palestiniennes du Nord de la France, qui voient en Gilad Shalit le soldat d'une armée d'occupation, et des associations pro-israéliennes, qui le considèrent comme l’otage d’un mouvement terroriste. Le 17 novembre, trois rencontres-débats, au moins, organisées par des associations pro-palestiniennes, se sont tenues en région parisienne, puis une le 18, deux le 19, une le 20, etc. De son côté, l’Association France-Israël a organisé, les 12 et 13 octobre, une vente de produits de grandes marques dans le cadre d’une collecte des fonds puis, le 25 novembre, une conférence sur les liens entre antisémitisme et antisionisme. À l’occasion, le débat sort même des salles polyvalentes et des arrière-salles des librairies militantes comme dans l’affaire des militants de la campagne BDS, dont l’ancien résistant Stéphane Hessel, poursuivis en justice pour incitation à la discrimination raciale, nationale ou religieuse et dont le cas a suscité, dans la presse ou sur le Web, appels de soutien et contre-appels, les uns et les autres bénéficiant de parrainages prestigieux issus des milieux politiques, intellectuels ou artistiques. Et l’exposition ''Gaza 2010'' du photographe Kai Wiedenhöfer, au musée d'Art moderne de la ville de Paris du 5 novembre au 5 décembre, a été dénoncée comme une ''œuvre de propagande'' par le Crif, le Conseil représentatif des institutions juives de France, qui considère qu’elle constitue ''un acte de militantisme politique que ne devrait pas accepter le musée d'Art moderne de Paris, qui est sous la responsabilité de la Ville de Paris''. L’exposition a même dû être fermée plusieurs jours durant, en raison de menaces et de provocations de la Ligue de défense juive. On pourrait continuer longtemps l’énumération des polémiques françaises liées au conflit israélo-palestinien, de l’affaire Yann Moix-Utopia à celle du projet d’un terminal portuaire pour les importations israéliennes à Sète (34), mais l’essentiel est dit. Aujourd’hui, la question de Palestine est très probablement la question internationale qui laisse le moins indifférents les Français, celle qui les pousse le plus à se diviser et à se mobiliser, et de bien différentes façons, du tractage au marché du samedi matin à la signature de pétitions, de la collecte de fonds à l’organisation de manifestations et de conférences., devenant par là même un enjeu propre à la France, à côté et au-delà de sa dimension proprement proche-orientale.

 

… et européenne
La question de Palestine ne provoque pas des débats qu’en France mais ailleurs aussi en Europe, plus particulièrement en Europe occidentale. Aux Pays-Bas, les déclarations de Frits Bolkestein, invitant les Juifs néerlandais, pour leur sécurité, à émigrer aux États-Unis ou en Israël, menacés qu’ils seraient par les musulmans néerlandais qui mimeraient le combat palestinien, et les réactions qu’elles ont suscitées, positives ou critiques, ont montré que la question de l’importation, réelle ou fantasmée, du conflit israélo-palestinien en Europe occidentale se pose aussi, à tort ou à raison, dans une société comme la société néerlandaise,. En Belgique, l’Union des étudiants juifs de Belgique dénonce régulièrement l’importation du conflit israélo-palestinien qui gagnerait les campus du pays, etc. On pourrait s’interroger ici, comme nous l’avons fait autre part   , sur ce sentiment d’importation ou, en sortant de notre rôle, tenter de le juger : retenons juste ici qu’il est l’une des formes contemporaines de la passion que suscite la question de Palestine. Pour qui en douterait, la dimension européenne des mobilisations en rapport avec la question de Palestine peut aussi être vue, par exemple au travers du cas du soutien à la cause palestinienne, par la liste des villes qui ont accueilli, au moment de la guerre de Gaza, fin 2008 et début 2009, des manifestations contre l’intervention militaire israélienne : Amsterdam, Barcelone, Berlin, Berne, Bruxelles, Dusseldorf, Londres, Madrid, Marseille, Milan, Paris, Rome, Salonique, Turin, Vienne, etc.

Les causes de cette passion des Européens pour la question de Palestine prêtent à débat et nombreux sont ceux – politiques, journalistes, intellectuels, chercheurs – à avancer leurs hypothèses : replis communautaires et crispations identitaires au sein des judéités et des populations immigrées ou issues de l’immigration nord-africaine ou musulmane, nouvel antisémitisme « islamo-gauchiste », islamophobie des élites, transformation des militantismes en mal de causes depuis la chute du mur de Berlin et le déclin du parti communiste, etc. Dans cette discussion, l’histoire et les historiens ont aussi leur mot à dire   , et d’abord pour montrer et rappeler que la passion pour la question de Palestine ne constitue pas un fait totalement nouveau ou inédit. Si les mobilisations qu’elle a suscités ou qui l’ont entretenue ont évolué et se sont renouvelées, ainsi que leurs mots d’ordre et certaines questions qu’elles sous-tendent, elles forment cependant une histoire dont il faut prendre conscience pour saisir ce qui relève de continuités et ce qui relève de ruptures, qu’on considère par ''mobilisations'' le fait de s’impliquer et de se diviser, en Europe, en rapport avec la question de Palestine, ou, sous une forme nettement plus restrictive, l’apparition, en Europe, de situations de violence liées au conflit israélo-palestinien. Là encore, le cas français est éclairant.

 

Histoire d'une passion
L’implication dans la question de Palestine y est ancienne. Dès la fin des années 1940, plusieurs associations, engagées pour la réalisation du projet sioniste, tentent d’infléchir les positions des élites politiques et intellectuelles ainsi que de sensibiliser les Juifs de France à la cause d’Israël. Dans un contexte, celui de la guerre d’Algérie et de la crise de Suez, qui leur est de plus en plus favorable, les associations israélophiles, pro-israéliennes dirait-on aujourd’hui, juives ou non juives, enchaînent, au cours des années 1950, les réunions publiques et les campagnes de collecte de fonds, publient des brochures et des revues, attirent les intellectuels et les politiques de renom. Aucun terrain n’est négligé. En avril 2010, on se souvient peut-être que l’inauguration, à Paris, d’une esplanade David-Ben-Gourion a suscité de vives protestations. Mais la toponymie était déjà un enjeu dans les années 1950 : l’une des ambitions de la Fédération sioniste de France était alors d’obtenir du conseil municipal de Paris une rue Theodor-Herzl ! D’essor plus récent, même si l’on trouve déjà trace, à la fin des années 1940, d’une des amis de la Palestine arabe, essentiellement composée d’étudiants arabes scolarisés en France, le militantisme pro-palestinien a lui aussi une histoire ancienne qui remonte, aux années 1960, quand la cause palestinienne devient peu à peu, pour la génération d’après la guerre d’Algérie, une cause anticoloniale de substitution et, pour certains courants à l’extrême gauche, une cause véritablement révolutionnaire.

Sans même parler des tentatives, dans les années 1970, d’exportation en Europe et en France du conflit israélo-palestinien par des groupes armés palestiniens et par les services secrets israéliens   , les passions israélophiles ou pro-palestiniennes internes à la société françaises, quand elles se rencontrent ou quand elles sont poussées à leur paroxysme, en particulier dans un cadre international tendu, peuvent déboucher sur des situations de violence comme en 1967, soit bien avant les années 2000. Pour avoir signé, à la veille de la guerre des Six-jours, un texte favorable à Israël, l’historien Pierre Vidal-Naquet, connu pour son engagement contre la torture pendant la guerre d’Algérie, est l’objet de menaces que son entourage juge suffisamment sérieuses pour que des militants de l’Union des étudiants juifs de France assurent un service d’ordre autour de sa personne. À l’inverse, la ferveur israélophile avant, pendant et après la guerre des Six-jours (30 000 manifestants à Paris le 31 mai 1967, 6 000 à Marseille, 5 000 à Toulouse et à Nice, etc.), libère, à l’occasion, des attitudes et des comportements anti-arabes : en juin et en juillet, des immigrés algériens et des étudiants nord-africains sont ainsi bastonnés à Paris et dans le sud de la France.

 

 

Généalogies des militantismes
En replaçant les activismes pro-israélien et pro-palestinien dans la durée qui est la leur, on peut aussi se rendre compte qu’ils ne naissent pas ex nihilo, surgis de nulle part, et qu’il est possible de tracer les généalogies, personnelles et collectives, qui les structurent. Deux exemples, l’un côté pro-palestinien, l’autre côté pro-israélien. Le directeur de France-Observateur et cofondateur du Parti socialiste unifié (PSU), Claude Bourdet, l’un des tous premiers à tenter de défendre, à la fin des années 1950, la cause des Arabes palestiniens, est l’un de ceux qui, dans les années 1970, créent, en entraînant des militants issus de la deuxième gauche, l’Association France-Palestine, laquelle, en 2001 après sa fusion avec l’Association médicale franco-palestinienne, devient l’Association France-Palestine Solidarité, présidée jusqu’en 2009 par Bernard Ravenel, lui aussi ancien du PSU. De son côté, l’actuelle Association France-Israël. Alliance Général Kœnig se définit comme l’héritière de l'Association France-Palestine, fondée en 1926 et rebaptisée France-Israël en 1948, et du Comité pour l’alliance France-Israël, créé en 1956 par Jacques Soustelle puis présidé par le général Kœnig. Dans ces enchevêtrements, des sociabilités et des solidarités, qui transcendent le conflit en lui-même, se sont créés et se perpétuent, favorisant l’entretien de luttes dont les référents ne sont pas seulement proche-orientaux mais aussi français.

 

De la nécessité de contextualiser le passé pour comprendre le présent
La mise en perspective historique permet, en outre, de mesurer l’importance de l’influence des enjeux internes à la société française dans la détermination des sympathies, des antipathies et des indifférences, le ''malaise des banlieues'' n’en étant que l’exemple le plus récent. La guerre d’Algérie a, par exemple, fait évoluer certaines prises de position vis-à-vis de la question de Palestine, certains des partisans les plus acharnés de la présence française en Algérie tentant de défendre leur cause par une analogie avec la situation d’Israël au Proche-Orient, qu’ils se mettent, dès lors, ardemment à soutenir, tandis que la comparaison amène, en sens contraire, une partie de la deuxième gauche, qui s’affirme en réaction à la guerre d’Algérie, à relire la question de Palestine sous l’angle de la lutte contre le colonialisme.

 

Le recours à l’histoire permet, enfin, de pointer les ambivalences de certains engagements qui aboutissent à des clivages à l’intérieur d’une même famille politique et nourrissent les passions. Les divisions en lien avec la question de Palestine brisent en effet les clivages traditionnels et en réinventent de nouveaux : en 1956, 1967 ou aujourd’hui, l’extrême droite se divise ainsi entre ceux qui s’engagent contre Israël par antisémitisme et ceux qui le soutiennent au nom de la défense de la civilisation occidentale ; plus globalement, le mythe de la France humaniste, héritière de la Révolution de 1789 et patrie des droits de l’homme, aujourd’hui partagé tant par la gauche que par une bonne partie de la droite, conduit à des prises de position différenciées entre ceux pour qui la France se doit d’être aux côtés du peuple juif, maltraité par l’histoire, et d’Israël, encerclé de voisins menaçants, et ceux qui considèrent qu’elle se doit d’accompagner les mouvements d’émancipation nationale, nés, comme dans la Palestine de l’entre-deux-guerres, sous la domination coloniale ou, comme dans la bande de Gaza et la Cisjordanie après 1967, sous occupation étrangère.

 

Il serait d’ailleurs intéressant de faire, pour l’Europe, une histoire comparée des mobilisations en rapport avec la question de Palestine. On y découvrirait des points de convergence, liés en partie à l’évolution du conflit et des rapports de force internationaux. Mais on y lirait probablement aussi l’importance des enjeux et des sociabilités internes dans la détermination des sensibilités, dans le passé comme le présent mais aussi dans la durée. Ainsi, les mobilisations actuelles, les inquiétudes qu’elles suscitent quant aux divisions internes qu’elles créent, dans une société ou dans une famille politique, sont aussi à lire en fonction des réalités intérieures aux États européens, aux questions qui sont les leurs et à la façon dont, sur la durée, la question de Palestine a structuré des engagements ainsi qu’à la manière dont, sur la durée également, des engagements annexes ont structuré certaines représentations de la question de Palestine. L’alarmisme de certains discours contemporains, qui seraient aussi à étudier pour eux-mêmes, quant à l’importation en Europe du conflit israélo-palestinien ne doit donc pas faire oublier qu’il y a une histoire riche de la passion ou des passions des Européens pour la question de Palestine
 

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