Un essai probablement novateur mais qui ne va pas suffisamment loin dans l'étude de son objet.

Le "risque". Tout le monde connaît ce terme mais chacun a sa propre idée sur la définition de ce mot fourre-tout. C’est l’une des premières difficultés auxquelles doit faire face le sociologue qui se penche sur un concept autant chargé de prénotions. En outre, même au sein des spécialistes, il y a une division en termes d’approche du risque : les "risk scholars" (les chercheurs en sciences humaines) versus les "risk professionals" (les scientifiques gestionnaires du risque) - selon la distinction opérée par David Garland   . Par exemple, l’actuaire concevra le risque comme la probabilité de réalisation d’un évènement donnant lieu au versement de prestations compensatoires (risque décès   , risque accident   , etc.) ; tandis que le sociologue analysera plutôt le processus de transformation d’une situation spécifique en un risque   afin que ce dernier accède à l’espace public (comme le processus de passage de l’inquiétude nucléaire au risque nucléaire). Cela nous renvoie par ailleurs à l’impact que peut avoir une stratégie (d’accès à l’espace public) sur la formulation – ou plutôt sur le "packaging"   – d’un problème dont il s’agira de réaliser la "mise sous risque"   afin de bénéficier de la performativité du statut de risque   . Dans ces deux paradigmes du risque, le dénominateur commun semble être le haut niveau de connaissances structurées et mobilisées sur un fait social   ; et, conséquemment, la modification de perception qu’engendre cette nouvelle "mise en scène" d’aspects "de la vie quotidienne"   . La large diffusion du concept du risque semble en effet traduire une volonté commune de maîtrise de l’avenir passant par la réduction des incertitudes sociales. Cette détermination se manifeste par une progression de notre connaissance (scientifique) du social en termes d’occurrences d’évènements avec leurs conséquences associées. Sous cet effet, l’insécurité sociale, toujours plus tentaculaire, se métamorphose en une pluralité de risques sociaux auxquels répondent (parfois et plus ou moins bien) toutes sortes d’assurances (dépendance, maladie, chômage, accidents de la vie quotidienne, etc.). Toutefois, le lien entre la transformation d’un évènement en tant que risque et sa reconnaissance en tant que problème public n’est pas toujours assuré. Notamment pour des faits qui, en dépit de leurs fortes fréquences et de leurs dommages considérables, continuent de bénéficier du statut de problèmes mineurs ou "d’accidents invisibles". C’est sur cette situation, qu’elle estime paradoxale, que la sociologue Michèle Lalanne s’est penchée dans son essai novateur Sociologie des risques domestiques : des accidents invisibles ? En effet, la maître de conférences en sociologie de l’université de Toulouse 2 Le-Mirail prend pour sujet d’étude un objet de recherche généralement délaissé par les sociologues, probablement du fait de son caractère apparemment non majeur, à savoir les risques domestiques. Avec cet essai, elle poursuit l’objectif de poser les bases d’une sociologie des risques domestiques (comme l’illustrent la conclusion ainsi que ses "propositions pour prolonger la discussion" en fin de chaque partie).

 

Que sont les accidents domestiques ?

À l’origine de l’essai de Michèle Lalanne se trouve une indignation : "En France, on estime qu’il y a chaque année plus de onze millions d’accidents de la vie courante et on dénombre plus de quatre millions et demi de blessés et environ de 19 000 à 20 000 morts"   mais ces chiffres semblent ignorés par le public. L’auteure précise toutefois que la catégorie "accidents domestiques" est incluse dans celle des "accidents de la vie courante" ; ce qui complique leur comptabilisation. En effet, comme leur nom l’indique, les accidents domestiques sont définis par le lieu de l’accident (à l’image des accidents de la route). La sociologue les décrit comme suit : "Les accidents domestiques peuvent être provisoirement définis comme des évènements non souhaités, fortuits et imprévisibles, faisant irruption dans la sphère domestique, perturbant le fonctionnement "idéal" des activités de la vie domestique courante et affectant la santé des personnes"   . En se basant sur l’étude de statistiques nationales, la chercheuse précise que la principale cause de décès, relevant des accidents domestiques, est la chute et qu’elle concerne tout particulièrement les enfants (notamment lors de "l’apprentissage de l’équilibre et de la marche"   ) et les personnes âgées (du fait de "la perte d’équilibre et [des] déficiences motrices"   ). À l’image du sociologue Bernard Ennuyer – pour lequel la dépendance des personnes âgées renverrait à "la responsabilité collective [de l’organisation sociale] dans le parcours social des individus vieillissants"   et non pas à la responsabilité individuelle – l’auteure souhaite donner aux accidents domestiques une dimension de responsabilité collective : "L’accident domestique est exclu de la sphère publique, il est "mis à part". Tout se passe comme s’il s’agissait d’un risque individuel et personnel qui échappe à la dimension collective et publique"   . Elle estime en effet qu’une politique de prévention nationale contre les accidents domestiques pourrait réduire considérablement le nombre d’accidents. Mais le préalable à cette politique serait de faciliter une mesure fiable du nombre d’accidents domestiques.

Michèle Lalanne constate que "l’accident domestique est une affaire privée dont l’existence peut être comptabilisée et qui, de ce fait, est susceptible de sortir de la sphère privée"   . Elle s’appuie sur les travaux du sociologue statisticien Alain Desrosières pour dévoiler les dessous du travail de convention "qui participe à la quantification des accidents de la vie courante qui incluent les accidents domestiques"   . Pour cela, elle s’est penchée sur le formulaire de décès qui contient les informations relatives aux circonstances de la mort d’une personne. C’est ce document, pourvu qu’il soit correctement alimenté par le médecin, qui permet à l’Etat d’identifier les accidents domestiques (et plus généralement les causes de décès) à l’aide de deux informations : la rubrique accident et le lieu (domicile). Par la suite, "les données statistiques des accidents domestiques et des accidents de la vie courante sont reconstituées et estimées en vue de produire des indicateurs statistiques standardisés utilisables pour orienter les politiques publiques de santé à l’échelle européenne et au  niveau national"   . Nous voyons ici qu’il s’agit d’un travail tourné à la fois vers la connaissance et vers l’action, prenant appui sur la description technique pour parvenir à la prescription politique. Aussi, avec l’opération statistique, "le savant et le politique" – que Max Weber avait distingué dans son ouvrage éponyme – fusionnent pour développer une science orientée vers l’action. La sociologue note aussi que la tendance à l’adoption de critères internationaux complique la mesure des accidents domestiques du fait de l’imposition de certaines catégories qui sèment la confusion (comme celle de "traumatisme" qui est plus large que la catégorie "accident"). Néanmoins, la mesure demeure essentielle car elle constitue l’un des indicateurs, en termes de fréquence d’occurrence d’accidents et de dommages conséquents, qui permettront d’évaluer la dangerosité d’une situation et d’agir sur les causes. Toutefois, la chercheuse regrette que "l’information statistique" ne se soit pas encore transformée en un "argument statistique" impliquant une action correctrice de la part de l’État : "L’usage de ces informations a-t-il abouti à réduire la mortalité et la morbidité des accidents ?"   se demande-t-elle de façon rhétorique.

 

La difficile publicisation des accidents domestiques en tant que risques domestiques

Selon la sociologue, les accidents domestiques souffrent du jugement social qui est porté à leur encontre, celui de "la disqualification sociale de ces formes d’accidents" : "ces accidents sont condamnables socialement car ils sont "bêtes" et engagent le jugement et l’intelligence de la personne"   . Lalanne nous rappelle par exemple qu’il existe, aux États-Unis, le "Darwin Award" qui délivre le prix de "la mort la plus stupide"   . Elle évoque aussi le cas de l’émission française "Vidéo gag" qui réalise la célébration festive des accidents les plus abracadabrantesques, dans le rire général, sans se soucier des conséquences sur les accidentés. Ainsi, l’accidenté serait en quelque sorte frappé d’un stigmate social ; stigmate qui découlerait "du caractère réputé évitable des accidents domestiques qui ne sont pas des maladies mais des traumatismes"   supposés résulter d’un manque d’attention. Lalanne poursuit avec un autre aspect qui nuirait à l’émergence des accidents domestiques sur la sphère publique : leur localisation dans l’espace domestique. Celle-ci donnerait "à voir une image détériorée du bonheur familial et du bien-être personnel"   . À la vision angélique du domicile perçu comme un havre de paix et de repos, faudrait-il substituer la maison anxiogène et son lot de périls ? La chercheuse montre ainsi qu’il est difficile de faire émerger les accidents domestiques en tant que problème de santé public (et ce même après les avoir équipés en tant que "risque"). Elle reconstitue toutefois le processus de mobilisation des acteurs qui aurait commencé vers 2008 avec la publication du "Livre blanc des accidents de la vie courante" par la Commission de sécurité des consommateurs, l’Institut national de la consommation et Macif Prévention. La seconde grande étape serait celle du lancement (en 2009) de "pétitions électroniques pour labelliser les AcVC   Grande cause nationale en 2011   )"et enfin, la création de l’association CLAC (Collectif de lutte contre les AcVC) dont l’objectif était de parvenir à obtenir le label "Grande cause nationale" en 2011. Peine perdue pour le collectif ainsi que pour la sociologue dont l’essai laisse échapper des effluves de militantisme : Sociologie des risques domestiques a été publié en novembre 2010 ; le 22 décembre 2010, François Fillon attribuait le label à la lutte contre la solitude (via le collectif d'associations "Pas de solitude dans une France fraternelle").

Un point – et pas des moindres – reste cependant dans l’ombre : le passage (ou le non-passage) du statut d’accident domestique à celui de risque domestique. La sociologue nous apporte peu de précision sur ce point – faisant parfois la confusion en substituant un terme à l’autre – alors qu’il aurait été intéressant d’expliciter les raisons de ce passage ou de ce maintien en l’état. Elle affirme ainsi que "la qualification du risque domestique passe par la preuve statistique"   . Soit. Le lecteur pourrait alors penser que la chercheuse va adopter une démarche constructiviste afin de "déconstruire le savoir auquel la production d’un risque donne corps"   . Si c’est le cas, il restera sur sa faim. Pourtant, les hypothèses pouvaient être nombreuses. Du côté de la justification du passage au statut de risque, la nature des acteurs porteurs du projet qui se sont mobilisés (la MACIF qui commercialise des assurances contre ces accidents et qui a donc intérêt à sensibiliser la population sur ce risque assurantiel, la Commission de sécurité des consommateurs qui peut contribuer à donner à ces accidents le statut de risque public et l’Institut national de la consommation, puissant organe d’information des consommateurs) pourrait expliquer la stratégie d’accès à l’espace public via le véhicule "risque". Et pour l’aspect justification du maintien en l’état d’accidents domestiques, le côté trop récent du début de la mobilisation est peut-être insuffisant pour parvenir à transformer une situation objective (la forte fréquence des accidents) en une perception conséquente (dimension subjective de la sensibilisation au risque). Aussi, si l’imaginaire du risque est très présent dans cet ouvrage, il ne semble trouver nulle part de point d’ancrage ; sinon par la mise en forme d’une problématique, via un lexique du risque, afin de s’adresser à l’ "État de précaution" (nouvelle mouture de l’État-providence   ) et son lot de "nouvelles protections (…) qui cette fois ne visent plus tant à protéger contre les risques par l’indemnisation que par la prévention"   . D’ailleurs, cela nous a amenés à nous poser la question suivante : cet essai ne serait-il pas une sociologie de la non-émergence des accidents domestiques en tant que risque public plutôt qu’une sociologie des risques domestiques ?