Une lecture stimulante du "cas Schreber" pour réaffirmer la question du sens dans le délire et montrer que dans la psychose la désincarnation de la psyché se nourrit d’une "hyperconscience à soi-même". L’auteur réussit dans le même temps à illustrer l’impasse philosophique du solipsisme mise en évidence par Wittgenstein.

Freud avec Wittgenstein
Cet ouvrage, pourtant déjà ancien, mérite le détour. Il nous plonge dans une interprétation fine et rigoureuse d’un des cas psychanalytiques devenu le plus emblématique de la problématique des psychoses, le cas Schreber. Cette lecture, clinique et érudite, est dans son fondement originale car elle "révèle", au sens littéral du terme, la subtile complexité de la conscience du monde schizophrénique, on pourrait ajouter, dans notre monde moderne. "Freud avec Wittgenstein" pourrait-on dire, avec aussi Foucault et la pensée critique. L’auteur américain, Louis Arnorsson Sass, mériterait d’être plus connu en France.
Si son livre s’adressait en premier lieu à l’état de la psychiatrie aux Etats-Unis, il va bien au-delà en restituant tous les ressorts de "la maladie du je", le solipsisme, une conscience tellement centrée sur elle-même qu’elle s’aveuglerait, par implosion. Le recours à l’intersubjectivité ou à l’empathie tend actuellement à être utilisé pour lutter contre la réification de la vie psychique, mais avec des résultats bien inégaux. En soulignant la consistance paradoxale de la conscience dans le délire, cet ouvrage participe à cette lutte en maintenant vivant tous les enjeux de la vie psychique.

Louis A. Sass est professeur de psychologie clinique à l’université de Rutgers (New Jersey). Dans un entretien   où il présente sa formation comme "éclectique", cet auteur, francophile, indique qu’il a travaillé en psychiatrie, sa thèse portait sur la schizophrénie, mais qu’il a aussi découvert l’intérêt d’une analyse textuelle rigoureuse avec des études de littérature anglaise, et la philosophie avec un père qui avait été un ami proche de Ludwig Wittgenstein. On retrouve ici tous les ingrédients de sa démarche. Dans l’avant-propos, Pierre-Henri Castel nous indique que cet ouvrage peut être considéré comme une très longue note à son livre le plus connu, Madness and Modernism. Insanity in the Light of Modern Art, Litterature and Thought, qui fut publié en 1992 mais qui n’est pas encore traduit en français. On retrouve effectivement dans cette lecture quasi herméneutique des Mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber une affinité de la folie avec la modernité : l’emballement d’une raison centrée sur elle-même repose sur la dualité corps/esprit propre à l’épistémè moderne que Foucault a daté avec le partage de la raison au XVIIe siècle, la circularité de l’auto-observation renvoie à ses travaux sur le panoptique   , les qualités du délire renvoient à "la lucidité et la précision surréelles des photographies d’Arbus ou d’un tableau de Chirico"   . Plus fondamentalement, l’impasse du solipsisme, on va le voir, est un produit de la modernité.

Contre une conception déficitaire du délire
Louis A Sass veut combattre une conception déficitaire du délire : le délire serait une croyance "erronée" ou "fausse" de la réalité, le patient se retirerait ainsi de la réalité en régressant dans un mode archaïque de développement. En psychiatrie, les "symptômes de premier rang" (Kurt Schneider) qui permettent de classer les idées délirantes selon leur vraisemblance peuvent bien plutôt montrer comment le patient introduit des distorsions dans sa perception du temps et de l’espace, comment il transforme le monde (p. 49). La psychanalyse établit le lien entre l’état actuel, déficitaire, et une reviviscence de l’histoire infantile avec une "forme d’expérience magique dominée par une satisfaction hallucinatoire du désir" (p. 45). L’entreprise de L. A. Sass se voudrait ainsi un démenti à une théorie psychanalytique classique où le délire résulterait de la satisfaction régressive du sujet, où il serait essentiellement assimilé à une projection, et réduit ainsi à un mode régressif, archaïque, de contact avec la réalité, l’auteur revient sans cesse sur cette théorie qui a infiltré aussi l’antipsychiatrie. Sa démarche reprend également la psychopathologie phénoménologique en voulant dépasser Jaspers pour qui le seuil de la compréhension s’arrêterait devant le délire du schizophrène qui restait "hors réalité".

Pour développer sa thèse, Louis A. Sass se sert de la critique que Wittgenstein adressait à la philosophie qui l’a précédée, celle qui s’enferme dans la métaphysique, comme "une mouche qui se débattrait sous une cloche de verre". Le solipsisme est l’exemple typique d’une "maladie de la philosophie" où l’abstraction tourne à vide, la conscience prenant uniquement pour objet une conscience de soi désincarnée, et ceci dans un désengagement de toute activité pratique et sociale. En étudiant le solipsisme, l’auteur arrive ainsi à caractériser un mode d’expérience propre à la schizophrénie, mais aussi il tente de donner corps et d’illustrer l’enseignement de Wittgenstein. Par sa théorisation, son activité philosophique, ce philosophe aurait lutté de manière quasi obsessionnelle, pour ne pas  sombrer dans l’isolement, le retrait de la réalité.

L’autobiographie de Daniel Paul Schreber, les Mémoires d’un névropathe, a été écrite en 1903. Commentée par Freud en 1911, elle est devenue un des cinq cas prototypiques en psychanalyse. Cas devenu aussi un classique de la psychopathologie, il figure d’ailleurs dans le DSM IV, il a été depuis profondément analysés. Lacan a consacré une année de ses séminaires sur celui-ci (1955-1956), Canetti a repris également ce texte pour le phénomène du pouvoir, en France comme aux Etats-Unis de nombreuses études lui ont été consacrées   .  Daniel Paul Schreber (1842-1911) était juge à la cour d’appel de Dresde en 1893. Souffrant de plusieurs décompensations schizophréniques, il a fait également des tentatives de suicide, il a été interné à la Clinique psychiatrique de Leipzig, chez le Pr. Flechsig. Dans son délire il se disait par exemple persécuté par Dieu et prétendait avoir mission de se transformer en femme pour engendrer de nouveaux humains.

Le délire de Schreber, une vision subjective du monde
L’ouvrage développe logiquement sa thèse. Après une introduction qui résume bien le problème posé et son entreprise, l’auteur expose dans le premier chapitre l’identité de construction entre le délire et le solipsisme au sens de Wittgenstein.
Le délire est une manière subjective d’approcher un "monde vu de l’œil de l’esprit". Il montre que Schreber "ne vivaient généralement pas ses délires comme littéralement vrais, mais comme ayant plutôt une qualité "subjective" - autrement dit, ils étaient en un sens "le produit de sa propre conscience" (p. 29). "Comme le solipsiste, et les autres métaphysiciens, dont discutait Wittgenstein, Schreber était convaincu à la fois de la profondeur et du caractère ineffable de sa propre vison particulière de la réalité – laquelle découlait, croyait-il, d’une pénétration spéciale dont l’homme ordinaire était dépourvu" (p. 30).

Ainsi par exemple, citations à l’appui, Louis A Sass montre comment Schreber parle de sa transformation en femme, il ne se croit pas réellement devenu femme, mais ses expériences conservent un "coefficient de subjectivité", elles sont "un vécu dont il fait l’expérience"   . Ce "voir-comme" peut être rapproché de ce que Wittgenstein désigne comme un phénomène hybride : mi-pensée, mi-perception, une "action qui est ni incohérente, ni illogique, et qui peut à l’occasion réussir". Le délire n’est pas une hallucination sans objet, mais une manière subjective de percevoir/penser une expérience. Schreber parle d’ailleurs à d’autres moments de ses "prétendus délires" et admet un rapport habituel avec la réalité. Un démenti sur la réalité "objective" du monde tel qu’il serait n’a ainsi aucun effet correctif sur sa vision de la réalité. 

Wittgenstein s’intéresse philosophiquement au solipsisme comme un "trouble du langage" qui mène à une maladie de la métaphysique. Pour lui il ne s’agit pas de montrer la vérité ou la fausseté du solipsisme en tant que doctrine métaphysique, cela ne l’intéresse pas ; il veut plutôt sevrer la philosophie de toute spéculation oiseuse vers ce type de questions qui sont sans réponses. Différents traits du monde schizophrénique porte cette marque du solipsisme défini comme "le monde est mon monde", "le monde est mon idée" : une hypervigilance au monde et à la conscience de cette hypervigilance, une prédominance ainsi de l’expérimentation de l’expérience plutôt que celle du monde, une passivité, concentration  ou immobilité sans volonté d’agir sur la réalité, une conscience dépourvue d’affect, coupée des ressentis émotionnelles ou de l’activité sensori-motrice, une conscience ainsi surtout "cérébrale". Comme l’auteur le note, cette idée d’être au centre de l’univers n’est pas s’en s’accompagner de terreurs catastrophiques, d’effondrement.

Wittgenstein, la conscience et le piège du sujet pris pour objet
Le second chapitre fait face à deux objections  qui pourraient contredire cette hypothèse.
- Schreber semble bien considérer à certains moments le monde comme "objectif" au sens d’une réalité qui devrait être partagée par tous (et contredite, une chose peut être présente ou absente). Il s’attendait ainsi que l’infirmier voit les mêmes choses que lui (le soleil occupant une place énorme dans le ciel). Nombre de schizophrènes veulent imposer à tous leur propre point de vue. Ce serait en contradiction avec l’idée solipsiste du délire et conforme à l’idée d’un déficit de réalité. En s’appuyant sur Wittgenstein l’auteur montre qu’en fait il y a une équivoque quant au recours à la "réalité objective" : il s’agit toujours d’une expérience "particulière", privée, qui ne peut être décontextualisée. Il s’agit de l’apparence d’une assertion (p. 94), c’est comme si le solipsiste se mesurait à la toise avec le seul repère de sa propre main.

- Schreber ne semble pas toujours centré sur lui-même, sur son "soi", puisqu’il fait souvent mention de phénomènes de contrôle par d’autres, notamment par Dieu. En fait, son expérience semble osciller, sans arrêt et parfois de manière quasi instantanée, entre un "soi comme tout", c'est-à-dire être le centre de l’univers, la personne vers qui tous les rayons convergent, identique à Dieu, ou bien un "soi comme rien", c'est-à-dire être un simple pion sous l’influence de l’Autre. Cette oscillation est celle du solipsiste : soit la centralité, le je, se perd dans l’observation de la chose, il est le Tout, soit il se centre sur sa propre expérience, sa centralité se réduit à la réalité, à un point inconnu, aveugle, qui, devrait accepter l’existence d’une extériorité. La proposition "cette expérience est mon expérience" aboutit à une impasse. Wittgenstein évoque l’expérience de vouloir pousser sa voiture en s’asseyant et en poussant de l’intérieur sur le tableau de bord. Dans le délire comme dans le solipsisme philosophique, ceci serait dû "à une même attitude expérientielle – une attention hyperbolique et passive, qui situe le monde là-bas au loin et qui le subjective, tout en dépouillant l’expérience vécue du moindre sentiment d’engagement actif" (p. 112).
On pourrait croire que ces contradictions sont une preuve de l’influence des processus primaires et qu’elles accréditent l’idée d’une pensée infantile. L’auteur indique au contraire qu’il s’agit bien plutôt d’une conscience plus élaborée, qui "échoue à reconnaître les effets de l’hyperconscience de soi" (p. 121). La démultiplication de la réflexivité est celle d’une auto-observation qui s’éloigne du corps et du monde pratique.

"Souverain soumis, spectateur engagé" le titre de ce chapitre plaçait en exergue cette citation de Foucault "L’homme apparaît dans sa situation ambiguë d’objet pour un savoir et de sujet qui connaît". On reconnaîtra dans cette oscillation, une impasse de la modernité.

Dans le chapitre suivant l’auteur s’avance, selon ses propres mots, au-delà du solipsisme pour décrire l’atmosphère de la forme de vie schizophrénique : la "concrétude fantôme" et "la particularité muette". Le premier aspect recoupe ce qui a été bien démontré par Harold Searles ou Hanna Segal comme une certaine concrétude de la pensée du schizophrène,  une tendance à substantialiser les événements, comme si l’on avait affaire à quelque chose de concret. Le second aspect reprend l’idée de Jaspers d’une "tension surnaturelle (uncanny) qui met mal à l’aise et incite méfiance", où l’on peut reconnaître ce que Freud a très bien décrit sous l’expression de "l’inquiétante étrangeté" ou "inquiétante familiarité".

En conclusion l’auteur confronte sa perspective avec d’autres lectures de Schreber, celles de Freud et d’autres psychanalystes, comme Searles ou Niederland, qui mettent l’accent sur le fantasme et le désir sexuel, celle de Canetti qui met en avant le désir de pouvoir, pour dégager la logique épistémologique qu’implique son interprétation wittgensteinienne du quasi-solipsisme de Schreber. L’enjeu de Schreber n’est pas "qui commande le monde", mais "qui le connaît". Il s’agit de s’établir comme unique centre de conscience du monde pour réaliser un fantasme solipsiste, une conscience quasi divine, tandis que les autres sont bâclés à la "six-quatre-deux". C’est sans doute autour du fantasme de devenir femme, que son argumentation est la plus pertinente. Loin de réduire ce fantasme à une problématique homosexuelle, qu’il n’exclut pas pour autant, l’auteur montre que pour Schreber l’opposition masculin/féminin repose sur l’idée d’agir ou d’être l’objet de l’action de l’autre, en l’occurrence ici avoir conscience de l’autre. Il est dans une contrainte à penser qui le laisse sans répits, s’il n’est pas conscient du monde et des choses, il devient alors vide, l’objet de la conscience de Dieu. Il devient alors femme en attirant l’attention des rayons divins, masculins par essence. Cette éviration est ainsi un "meurtre d’âme", une perte de sa centralité. La béatitude rendue possible par cette posture féminine est cependant impossible, car elle supposerait un corps, une position d’être, une possibilité de repos. L’expérience qu’il a en s’imaginant devant un miroir représente ainsi une sorte d’apothéose de son auto-suffisante, d’un Soi qui maintiendrait une différence entre sujet et objet.#

Une option phénoménologique avec la schizophrénie
Cet ouvrage a un but volontairement limité et c’est certainement un de ses atouts majeurs. En se centrant phénoménologiquement sur l’expérience du délire, il s’attache à comprendre l’expérience du "je", la conscience du sujet pris par des processus psychotiques (plus que par la paranoïa). L’auteur n’ignore pas par exemple les travaux qui ont été réalisé sur l’histoire de Schreber, son père a notamment eu une très grande place en Allemagne en promouvant une discipline éducative "parfaite" pour les enfants, il ne recherche pas le sens du délire du côté de l’histoire, mais dans la situation actuelle de la "souffrance psychotique". Contre une vision réductrice du délire comme simple reconstruction de la réalité, il en montre un des ressorts cachés, l’hyperréflexivité aliénante d’un sujet "trop" conscient de sa conscience on pourrait dire. Cette "cérébralité" du délire rejoint ainsi la dissociation, la coupure, que de nombreux auteurs ont notée   entre le conscient et sa base pulsionnelle, inconsciente. La représentation se trouve ainsi réduire, assimilée à la perception, la temporalité psychique de l’histoire est évacuée. L’hallucination comporte pourtant des traces de celle-ci, elle pourrait en être une tentative de contenance, selon la thèse de Guy Gimenez.

En restant sur le terrain du sens du délire le livre de Sass conserve son acuité initiale de lutte contre l’objectivation des comportements et de la pathologie. Dans le débat actuel, son travail prend place dans une option phénoménologique   qui cherche à être une alternative à une version naturaliste des neurosciences où le délire est conçu comme un déficit. La schizophrénie est un trouble de l’ipséité, du sentiment de soi, cette exagération de la conscience qui s’accompagne d’une diminution du sentiment de se sentir sujet de sa conscience ; une de ses dernières publications va dans ce sens   ainsi que le projet de ressembler ses textes sur la phénoménologie et l’herméneutique pour penser la psychopathologie.

Intérêt de la psychanalyse, une approche "prise par son objet"
Le procès par contre adressé à la psychanalyse, quant à une vision déficitaire du délire et à la perception du malade régressant dans un monde qui serait celui de la petite enfance, est un peu simpliste, vu en tout cas de ce côté-ci de l’Atlantique. La notion de régression, notamment employée du côté de l’école kleinienne ou bionnienne ne se réduit pas au retour de la psyché à un point de fixation établi pendant la petite enfance. Il faut d’une part prendre en compte la complexité des phénomènes pathologiques, L’effort pour rendre l’autre fou de Searles, Les impasses de l’interprétation de Rosenfeld ou Les temps des glaciations de Resnik en sont par exemple des preuves criantes, d’autre part il faut sortir d’une vision "angélique" de la petite enfance. Il y a effectivement des peurs et des défenses à cet âge que l’adulte, bon névrosé moyen, peut parfois bien difficilement imaginer. Il n’a échappé à personne par ailleurs que la schizophrénie survient beaucoup avec l’entrée à l’âge adulte, elle n’a rien d’un maintien ou du retour au monde de l’enfance. La régression proprement dite, au sens winnicottienne, y est bien difficile pour ces patients, tant ils ont de la peine à retrouver une confiance en eux. En ne prenant pas en compte les aspects transférentiels, et l’analyse textuelle ne favorise pas cette perspective, aussi pertinente soit-elle, l’auteur échoue ainsi à envisager les enjeux par exemple de l’image du corps du schizophrène et la propre place que l’on prend à notre insu auprès de lui. La dimension intersubjective de l’impasse du solipsisme aurait ainsi pu prendre un autre relief. Par ailleurs la question du sens du délire a été traditionnellement présente en France en psychiatrie et en psychanalyse le travail de Lacan l’a magistralement démontré. Des auteurs comme Aulagnier, Oury ou Racamier ont avancé une compréhension du délire où le paradoxe est bien présent, et plus récemment des auteurs comme G Gimenez   ou JC Maleval poursuivent ce travail, il serait intéressant ici de faire des ponts avec la conception de Sass.

L’interprétation de Sass quant à la scène devant le miroir de la "transformation en femme" pourrait être ainsi discutée du point de vue analytique, en dépassant l’analyse freudienne en termes d’homosexualité et de refoulement. Sa propre contemplation devant le miroir peut aussi être mis en apport avec une scène de jubilation face à un miroir, comme le jeune enfant face à sa propre mère dont il commence tout juste à se différencier. La notion "d’homosexualité primaire" décrit cette émergence d’un plaisir "en double"   . On ne peut faire fi du sens du délire et de l’histoire de Schreber pour envisager l’impasse dans laquelle il s’est retrouvé. Place d’un père en lieu et place d’une mère ? Ultravalorisation de la lignée maternelle, où les hommes sont "inférieurs" ? Nous ne pouvons aller plus loin, mais la position de Sass qui consiste à ne retenir que la forme réflexive de la conscience dans le délire risque d’être elle-même prise … par les rets de son objet : une coupure, une désincarnation de la vie passée, de l’entourage familial ou affectif de cet homme, en un mot de son inconscient. Son approche porte elle-même la marque de son objet d’étude, la désincarnation. Le problème vient certainement aussi du faire que pour beaucoup d’auteurs l’inconscient, les pulsions, ne sont compris qu’à partir la problématique névrotique du refoulement, et uniquement dans cette voie là, comme souvent lors des premières lectures de Freud, mais depuis la psychanalyse s’est considérablement développée.

Une dernière remarque nous paraît importante à formuler pour permettre une articulation entre  phénoménologie et psychanalyse. Les termes de "réflexif" et de "subjectivation" n’ont pas, sous la plume de l’auteur le même sens qu’on leur prête actuellement en psychanalyse.

En psychanalyse, la subjectivation est considérée comme un processus complexe où un Sujet, divisé par essence, tente de s’approprier, faire sien ses propres expérience. Cette notion proposée notamment par Raymond Cahn suite aux travaux de Lacan, implique toujours un travail psychique, où la dynamique pulsionnelle du sujet est présente. Dans cet ouvrage, elle désigne le fait que quelque chose devienne subjectif c'est-à-dire passe de la situation d’être extérieur au sujet, à la situation d’être considérée comme personnelle, subjective, propre au sujet, au moi. Un simple vacillement de la conscience est là possible, une extension de la subjectivité vers ce qui est autre, sans aucun travail psychique de transformation. Cette conscience pourra lors devenir "réflexive", se prendre pour objet. En psychanalyse la fonction réflexive (par exemple Fonagy) implique le self, une relation d’objet, une relation pulsionnelle à un autre. Ainsi ce qui apparaît comme "subjectivation" et "réflexivité" chez Schreber est bien loin d’être, du point de vue psychanalytique, un processus de subjection ; cela marque, bien au contraire, l’échec d’un tel processus de subjectivation et de réflexivité ; ce n’est qu’une partie du moi, ou du soi qui par impuissance à contenir la souffrance se coupe de celle-ci en "s’auto conscientisant".  Les travaux de Bion   seraient ici intéressants à citer, d’autant plus qu’il associe la quête épistémique de la pulsion à sa satisfaction. Bion fait la différence entre une "conscience rudimentaire", une "conscience d’organe" qui est celle première de la perception, et une conscience "réflexive", qui est celle du soi, du self, et qui provient du processus complexe qu’a permis la fonction alpha pour le sujet. Dans l’impossibilité de trouver une adresse et un espace psychique pour ses souffrances, le psychotique se "rabat" sur une exacerbation de la conscience de ses propres perceptions. Au sein d’un soi clivé, d’un soi se réduisant à une conscience d’organe, d’un moi mis en lieu et place du soi, du sujet ? La question de la perturbation de l’ipséité est tout à fait intéressante mais elle ne peut se couper de la problématique générale de l’appareil psychique, de l’inconscient et du sujet dans ses liens intersubjectifs.

Un livre "qui pense"
En conclusion on peut dire que l’ouvrage de Louis A Sass mérite de prendre place dans les débats actuels en psychopathologie. Je ne peux ici me prononcer du côté de la philosophie, mais les travaux de Wittgenstein me sont apparus comme tout à fait pertinents pour penser le dépassement de la dualité corps-esprit.

Cette lecture est stimulante, ce livre est très accessible et développe un point de vue que l’on ne peut plus ignorer. Grâce à tous les travaux déjà présents en France sur Schreber   , espérons qu’il suscitera le débat et l’avancée de nos connaissances du côté du sens du délire et plus largement de la psychose, de la conscience et du self. Son ouverture du côté des enjeux de la modernité l’inscrit tout naturellement à la pointe des travaux qu’il faut réaliser pour lutter contre les risques qui menacent au-delà de la psychiatrie la prise en compte de la vie psychique.