Un recueil d'articles qui fait le point sur la question des liens entre science et morale.
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"Mark et Julie sont frère et sœur. Ils voyagent tous les deux en France pendant les vacances universitaires. Une nuit, ils sont seuls dans une cabine au bord de la mer. Ils trouvent qu’il serait intéressant et drôle s’ils essayaient de faire l’amour. Au moins, ce serait une nouvelle expérience pour chacun d’eux. Julie est sous pilule contraceptive et Mark utilise un préservatif, par prudence. Ils prennent plaisir à faire l’amour ensemble mais décident de ne pas renouveler l’expérience. Ils gardent le secret de cette nuit et se sentent ainsi plus proches l’un de l’autre. Que pensez-vous de cela ? Est-ce qu’ils pouvaient faire l’amour ?"
Ce petit scénario d’inceste entre adultes consentants est ce que les psychologues nomment une vignette. Il a pour but de tester les intuitions des gens. Et l’analyse des résultats relève de la psychologie morale – ou psymo pour les intimes – c’est-à-dire de "l’étude des processus qui nous conduisent à formuler des jugements moraux" . Le volume codirigé par Jérome Ravat et Alberto Masala que viennent de publier (en format électronique uniquement!) les Éditions Matériologiques s’intéresse précisément à ce type de questions. Et plus largement : aux noces de la morale et des sciences.
L’histoire de Mark et Julie permet aussi d’illustrer la différence entre le domaine du descriptif et celui du normatif. Car si c’est une chose de constater le fait que la majorité des gens jugent inacceptable les ébats entre frère et sœur, c’en est une autre de soutenir la norme qui interdit de l’inceste. Dans les études, les gens sont d’ailleurs incapable du justifier leur intuition condamnant Mark et Julie. Pour les chercheurs, la division du travail paraît claire : aux sciences d’expliquer les faits et à la philosophie morale de justifier les normes. Or, en un certain sens, le fil conducteur de l’ouvrage consiste justement à se demander si les noces de la morale et des sciences sont légitimes ou incestueuses.
C’est d’ailleurs ce que note Luc Faucher dans sa préface aussi indispensable que réjouissante : "Le point de vue habituel sur ces questions consiste à soutenir que la composante descriptive-généalogique peut être naturalisée, mais pas la partie normative. La plupart des philosophes acceptent en effet le verdit de Hume selon lequel il existe un fossé infranchissable entre "être" et "devoir", entre le descriptif et le normatif. C’est cette affirmation quant à l’immunité présumée de l’éthique aux recherches empiriques que mettent en doute les naturalistes" .
La naturalisation de la morale est un donc projet polémique : l’accueil réservé à la sociobiologie dans les années 80 et les accusations récurrentes de "réductionnisme" sont là pour le confirmer. Mais toujours est-il que depuis 1993 et les Fondements naturels de l’éthique de Jean-Pierre Changeux, aucun ouvrage n’a été publié en France sur les phénomènes moraux informés par les sciences. Les neuf chapitres qui composent ce recueil viennent heureusement corriger ce retard. Ils démontrent également qu’il existe de jeunes philosophes francophones capables d’entreprendre des recherches interdisciplinaires et d’apporter leurs voix aux débats les plus contemporains. Car, comme le rappelle Ravat "des avancées considérables ont été accomplies dans des secteurs aussi divers que la biologie de l’évolution, les sciences cognitives, la psychologie morale ou encore ce que l’on a récemment nommé la "philosophie expérimentale"" .
D’où viennent nos intuitions morales ?
Dans l’article qui ouvre le recueil, Florian Cova nous propose une visite guidée des grands enjeux en psychologie morale. La visite emprunte les rails désormais classiques du train fou sur le point d’écraser cinq ouvriers… à moins que vous ne sacrifiez un gros bonhomme pour l’arrêter! Nous avons tous des intuitions fortes sur ce genre de dilemme. Sont-elles universelles? Les psychopathes ou les autistes les partagent-elle? Et surtout d’où viennent-elles? De raisonnements ou de processus automatiques et inconscients? Dans un chapitre particulièrement clair et synthétique, Cova présente les différentes théories en lice : depuis une quinzaine d’année, la conception rationaliste du jugement moral (Jean Piaget, Lawrence Kohlberg) a perdu beaucoup de terrain devant les nouveaux tenants de l’intuitionnisme (Jonathan Haidt, Joshua Greene) qui mettent l’accent sur le rôle des émotions morales.
Mais l’explication psychologique des jugements moraux devraient-elles intéresser les philosophes? Oui, répond Cova, car "dès lors que les arguments philosophiques font appel au "sens commun" ou aux "intuitions" que nous sommes censés partager, la psychologie morale a son mot à dire" (p.69). Et comme les philosophes moraux en appellent très souvent aux intuitions, "il n’est pas exagéré de dire que la psychologie morale est en position de chambouler les bases même de nos pratiques en philosophie morale" .
Pour sa part Hichem Naar présente et discute une autre forme d’intuitionnisme, la théorie de la grammaire morale de Marc Hauser. Celle-ci, sur le modèle de la grammaire générative de Chomsky, défend une forme de nativisme moral contre l’empirisme: nous aurions, de façon innée, une capacité à produire des normes morales. Pour le dire vite, nos "ancêtres" qui ne possédaient pas cette disposition ont eu, tendanciellement, moins d’enfants : bref, ce ne sont pas nos ancêtres!
Cela permet d’expliquer pourquoi, dès 3 ans, les enfants sont "capables de distinguer entre les normes morales ("on ne tire pas les cheveux de ses camarades") et les autres types de normes, notamment les normes conventionnelles ("on ne met pas les coudes sur la table quand on mange") . Et on aurait tort de crier au réductionnisme devant cette approche, précise Naar. Car elle ne relève pas d’un tout génétique. De toute façon, il est aujourd’hui clair que notre moralité conjugue inextricablement des facteurs innés et acquis.
On le voit, la théorie de l’évolution est souvent invoquée par les psychologues moraux. C’est encore le cas avec Nicolas Baumard qui reprend la théorie naturaliste et mutualiste développée dans son récent Comment nous sommes devenus moraux (2010). Dans le sillage de certains philosophe des Lumières (Francis Hutcheson, Adam Smith) il défend l’idée que nous serions dotés d’un sens moral : "nous distinguons naturellement le bien et le mal, tout comme nous distinguons le grave de l’aigu, le sombre du clair" . Ce sens moral, associé à la culpabilité, serait bien spécifique : ce ne serait ni le "sens de l’honneur" lié à la honte de perdre sa réputation, ni l’empathie pour autrui.
Mais alors d’ou viennent les divergences entre individus et la diversité morale des sociétés? En fait, soutient Baumard, cela n’est pas incompatible avec l’existence de ce sens moral universel et largement inné. C’est que des comportements distincts ne reflètent pas forcements des jugements moraux divergents. De plus, la pomme de discorde se situe souvent moins entre des valeurs ou des intuitions opposées qu’entre des croyances ou des réflexions différentes.
"Américains et Européens s’accordent sur le devoir d’assistance envers les plus démunis mais s’opposent sur l’importance de l’aide à accorder. Or, une majorité d’Américains estiment que les pauvres sont responsables de leur pauvreté, tandis que la plupart des Européens pensent qu’ils ne peuvent s’extraire de la pauvreté par eux-mêmes. Ces croyances factuelles à propos de la société expliquent sans doute en partie la plus grande tolérance des Américains à l’inégalité." Voilà qui paraît plus convaincant que de soutenir que les Américains seraient moins altruistes (ou plus méchants!) que les Européens.
Altruisme, espèce humaine et expertise morale
Pour Baumard, notre sens moral correspond à un module cognitif sélectionné par l’évolution. Mais cela ne va pas sans poser problème. Ainsi Christine Clavien se demande comment une disposition telle que l’altruisme a-t-elle pu être sélectionnée? Certes, on pourrait nier la réalité de l’altruisme. Mais de nombreuses études en éthologie ou en économie comportementale attestent du contraire : "Les personnes ordinaires ne se conforment souvent pas au modèle de l’Homo Œconomicus : beaucoup d’individus se montrent disposés à aider autrui ou à contribuer au bien commun même si cela leur coûte" .
Le problème en théorie de l’évolution est donc le suivant : comment celui qui se sacrifie pour autrui peut-il assurer la pérennité de ses gènes (et donc de sa disposition altruiste)? En 1964, c’est le biologiste William Hamilton qui proposa une première solution : "un comportement désavantageux au niveau des individus ne l’est peut-être pas du point de vue des gènes" . Ainsi, une fourmi qui se sacrifie pour sa fourmilière se sacrifie en fait pour sa mère et ses sœurs et donc pour ses gènes. Mais existe-t-il un altruisme authentiquement désintéressé (ou psychologique)? Jusqu’à ce jour, constate l’auteure, la controverse n’est pas close.
Dans ce recueil très influencé par les anglo-saxons, Philippe Descamps se distingue par son style plus "continental". Il présente le dernier livre de Habermas sur la bioéthique, L’avenir de la nature humaine (2003). L’intervention des biotechnologies dans la procréation induit de nouveaux rapports entre les individus : en particulier, les enfants pourraient être "réduits au statut de propriétés des parents" . Dès lors, pour Habermas, "il nous faudrait éviter d’intervenir dans le patrimoine naturel (de quelque façon que ce soit) des enfants à naitre non pas afin d’éviter de leur faire subir de quelconque préjudices, mais pour que nous puissions les voir comme des agents moraux" . Autrement dit, non aux manipulations génétiques : il faut préserver l’espèce humaine qui aurait droit à un avenir ouvert.
Plutôt que de prendre position sur cette question d’éthique appliquée, Descamps propose un commentaire – parfois difficile à suivre – et suggère diverses interprétations de l’ouvrage. Ainsi, l’éthique de l’espèce humaine que défend Habermas et qui "consiste à promouvoir l’espèce plutôt que l’individu" entrerait en tension avec son éthique de la discussion. Se dessinerait alors un nouveau naturalisme, distinct de celui des anciens, car fondé sur une idée de la nature "dessinée par les possibles techniques" .
Qu’est-ce exactement que l’excellence morale? Telle est le thème de recherche original et fascinant d’Alberto Masala. On pense, depuis Aristote, qu’un sage possède toutes les vertus : le courage, la prudence, la justice… Ce serait donc un expert généraliste en morale. Mais les travaux en psychologie de l’expertise (c’est-à-dire sur la maîtrise d’une compétence à un niveau supérieure) indiquent que les experts au tennis ou aux échecs, par exemple, sont en réalité des spécialistes. Ces conclusions sont robustes et concernent tous les domaines pratiques et intellectuels impliquant un apprentissage. Or, soutient Masala, nous n’avons aucune raison de croire que la moralité fasse exception : "Probablement, il n’est possible d’atteindre une excellence morale que pour une ou deux vertu" .
Une conséquence pratique peut retenir l’attention: "Lorsqu’un homme politique est impliqué dans un scandale, il se sent parfois obligé de démissionner. Nous trouvons cela naturel : quelqu'un qui fait quelqu'un chose de mal ne peut pas être un bon modèle moral, il a définitivement compromis sa crédibilité. Or, la logique de cette réaction intuitive est contestable : pensons-nous qu’un champion de tennis n’est plus tel s’il perd un match important?" .
Faut-il défendre le naturalisme moral?
La dernière section de l’ouvrage soulève plus directement des questions métaéthiques. Pour sa part, Ruwen Ogien s’intéresse ici à l’extension du domaine de l’éthique selon les cultures. Ainsi, pour certaines populations la pudeur sexuelle est une norme morale tandis que pour d’autre, il ne s’agit que d’une norme conventionnelle. Ogien, reprenant des catégories qu’il a développé ailleurs , propose de nommer maximalistes les conceptions qui donnent une grande extension au domaine de l’éthique – en y incluant par exemple la pudeur sexuelle. Et il nomme minimalistes celles qui réduiront ce domaine aux seuls torts faits à autrui – en excluant donc les crimes sans victime… comme l’inceste entre Mark et Julie.
Or, certains psychologues comme Jonathan Haidt soutiennent que nous serions naturellement maximaliste, notamment en vertu d’un module cognitif: ainsi, l’intuition largement partagée que l’inceste entre Mark et Julie est moralement inacceptable viendrait d’une émotion automatique de dégoût. Si Ogien conteste la thèse (descriptive) maximaliste, c’est parce que la distinction qui la fonde, entre intuition et raisonnement, lui paraît douteuse. Mais surtout, partisans et adversaires de l’hypothèse maximaliste semblent jouer sur le terrain épistémologiquement glissant de l’irréfutabilité. D’où une conclusion sceptique qui tranche avec les autres contributions du volume : "Les tentatives d’établir l’universalité de l’éthique au niveau psychologique sont vraiment loin d’avoir abouti. Je me permettrais même de dire qu’elles ne me semblent pas particulièrement bien engagées" .
Pour sa part, Jérome Ravat présente et critique le "réalisme moral naturaliste". Contrairement au relativiste, le réaliste moral soutient qu’il existe des vérités morales : l’esclavage, par exemple, serait réellement injuste – ou l’inceste entre adultes consentants réellement acceptable. Une difficulté pour cette position consiste alors à expliquer l’origine des désaccords moraux : car, après tout, à l’échelle de l’histoire humaine, l’immoralité de l’esclavage ne semble pas faire consensus. C’est précisément là que le naturaliste peut prêter main forte au réaliste moral. "Comme dans le cas des désaccords scientifiques, les désaccords moraux, en dernière instance, seraient imputables à une cause fondamentale : l’ignorance des faits naturels (…) faisant partie intégrante de la réalité morale" . Ainsi, connaître certains faits biologiques permettrait de combattre des préjugés racistes et de révéler le caractère injuste de l’esclavage.
Mais le réalisme moral naturaliste, selon Ravat, est loin d’avoir démontré que tout désaccord moral repose sur un désaccord épistémique. Les débats sur l’avortement ou sur ce que signifie un partage équitable en témoignent : tous n’accordent pas la même valeur aux mêmes faits. Il existerait donc deux types de désaccords : "D’une part des désaccords moraux pouvant faire l’objet d’une résolution rationnelle. D’autre part, des désaccords moraux fondamentaux, auxquels aucune analyse naturaliste, si minutieuse soit-elle, ne saurait mettre un terme" . Il s’ensuit que le domaine de la moralité ne serait pas homogène mais discontinu et hétérogène et qu’il existerait "une multiplicité (mais non une infinité) de systèmes moraux valides, au regard de ce que nous savons des limites et des possibilités de l’espèce humaine" .
Le dernier chapitre offre une alternative au réalisme naturaliste. La "vedette américaine" de ce volume, le philosophe de la biologie Alex Rosenberg nous y propose un "nihilisme à visage humain". En se définissant comme "scientiste", Rosenberg soutient que "la science sera un jour en mesure de répondre à toute question significative concernant la nature de la réalité" . Mais ce scientisme ne conduit-il pas à un nihilisme moral? Si Dieu n’existe pas et si le darwinisme offre une explication satisfaisante à l’apparence de "téléologie" dans le nature, tout semble permis : "Dans un univers qui marche vers la mort thermique et rien d’autre, la vie humaine n’a pas de sens, qu’il s’agisse de la vôtre ou de celle d’autrui. Pourquoi faire l’effort d’être une personne honnête?" .
La réponse de Rosenberg est aussi simple que décapante. Nous devons accepter la vérité du nihilisme : "la valeur morale intrinsèque n’existe pas" . En définitive, il n’y a donc pas de raison d’être honnête! Ces normes fondamentales que nous appelons principes moraux ne sont rien de plus que le résultat de la sélection naturelle : elles ont maximisé la fitness de nos ancêtres – notamment face aux problèmes d’action collective du type "dilemme du prisonnier". Mais la bonne nouvelle, c’est que les hommes ne sont pas psychologiquement nihilistes. Ils ont même, pour la plupart d’entre eux, un attachement sincère (et émotionnellement motivé) à respecter des principes moraux largement partagés.
Même si on peut avoir du mal à accepter toutes les conséquences du nihilisme moral (en particulier, à quoi bon argumenter en éthique normative s’il n’existe pas de valeur morale intrinsèque?), il faut bien admettre que la thèse de Rosenberg est stimulante. Elle conclut, en tous cas, sur une excellente note ce recueil particulièrement riche qui, sans renouveler le champs en profondeur, offre un bon panorama de recherches passionnantes dans un domaine en pleine ébullition