Le discours de Nicolas Sarkozy au Puy-en-Velay, le récent dossier du Figaro Magazine consacré à "cette histoire de France qu’on n’enseigne plus à nos enfants" ou encore la pétition lancée ce lundi 5 septembre pour dénoncer cette "dérive" montre l’intérêt que suscite l’histoire de France auprès des conservateurs soucieux de garder le contrôle sur une mémoire collective dont les contours devraient définir l’"identité nationale". Côté socialiste, le passé ne laisse pas non plus indifférent. La campagne des primaires est un moment privilégié pour observer la réactivation et les réaménagements d’une mémoire socialiste convoquée dans la bataille électorale.

L’histoire commence en 1789

L'histoire de France qui importe aux yeux des candidats à la primaire commencerait-elle en 1789? C’est en tout cas ce qui semblerait ressortir des discours prononcés par la secrétaire générale du parti le 2 décembre 2009, et par Ségolène Royal le 12 mai 2011, posant toutes deux de la sorte l’identité républicaine du Parti socialiste nouveau qui a clairement intégré  le parti radical dont le nom revendique directement cet héritage.

Cette mémoire républicaine dont les socialistes se voient dépositaires est jalonnée de points saillants, moments glorieux et sombres souvenirs qui appellent toujours à leur manière un "devoir de mémoire". Du côté des gloires, les Lumières, prélude de la République, et les nombreux événements qui scandèrent le progrès presque linéaire que le parti de 2011 prétend continuer : 1848, la Commune, le Front populaire et les nombreux combats pour l’émancipation des classes et des groupes dominés, dont la cohérence constatée a posteriori donne son sens à l’engagement militant et électoral pour les législatures à venir.

Du côté des heures sombres que tous les candidats, à l’instar d’Arnaud Montebourg, assument de "regarder en face", dominent bien sûr l’occupation et l’expérience coloniale. Doit-on y voir le souci de ménager la sensibilité de tous les électeurs ? La Seconde guerre mondiale ne semble en tout cas pas tant considérée comme le moment du génocide que comme une période de souffrance généralisée pour les classes moyennes et populaires mises à genoux par une puissance extérieure avec la complicité d’une partie des élites nationales ; une espèce dure, en quelque sorte, du genre de crise que semble promettre la menace sur la dette, et qui exige de confier les responsabilités à ceux qui sauront organiser à temps la résistance.

Mais le passé qui occupe le plus les socialistes depuis plusieurs années est sans conteste le contentieux colonial. En prenant le parti de la reconnaissance d’une responsabilité française dont les termes restent à définir, l’ensemble des candidats signifie au monde mais aussi, et surtout, à un électorat potentiel, la singularité de la définition socialiste de l’identité nationale, ouverte, mouvante, et d’abord cristallisée dans des valeurs communes : sans doute faut-il alors aussi voir dans l’adoption de cette mémoire une mise à distance de l’histoire comme instrument politique, dont témoigne aussi l’indifférence relative à l’histoire de France qui n’est pas celle de la République.

Deux nouvelles figures tutélaires

La reconfiguration de la mémoire socialiste apparaît le plus nettement dans l’émergence de deux nouveaux patrons de l’ambition socialiste. L’introduction au Panthéon socialiste du général De Gaulle, ancienne égérie de l’adversaire principal du PS, le RPR puis l’UMP de Jacques Chirac qui se voulait "gaulliste", aurait de quoi surprendre. La consécration de cette figure tutélaire s’explique pourtant par des raisons nombreuses. En contrepoint à la pratique du pouvoir par l’actuel "président des riches", l’image paternaliste de De Gaulle porte la revendication d’un style de gouvernement et d’un rapport au pouvoir plus sobre et soucieux de l’intérêt collectif. En héros de la résistance, De Gaulle représente ensuite un moment glorieux de la mémoire socialiste comme de la mémoire nationale : face au sentiment d’une dilution de l’unité nationale dans le fractionnement social et communautaire, sa mise en avant peut alors cristalliser un rassemblement sur des valeurs relativement consensuelles, alors que les slogans traditionnels du socialisme ne semblent peut-être plus aussi rassembleurs, et ne sont de fait plus assumés par les candidats qui en laissent l’usage au Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon. Surtout, après le succès de librairie de l’indignation de Stéphane Hessel, l’œuvre sociale de l’homme de la Reconstruction est réinvestie des valeurs de la gauche et opposée aux doctrines de ceux qui en revendiquent l’héritage, l’UMP où se côtoient gaullistes et libéraux.

Plus flagrante encore est la résurrection de François Mitterrand dans les discours de la plupart des candidats. Jusqu’à très récemment encore, celui-ci représentait un héritage particulièrement embarrassant pour l’ensemble des responsables du PS, qui  tentaient de le maintenir dans l’oubli relatif dans lequel ils l’avaient poussé. Après presque vingt ans s’est éloigné le souvenir des nombreuses "affaires" dont l’émergence tardive avait entaché les dernières années du règne du seul président de Gauche que la Ve République ait connu. Ségolène Royal dans la préface de son livre, Martine Aubry dans ses discours ou encore François Hollande sur ses affiches de campagne peuvent dès lors le présenter comme un précédent, rendant pensable une présidence "à gauche" après dix ans passés dans l’opposition. Quitte à étouffer celui des candidats, son charisme d’homme modéré est appelé à mobiliser les partisans du PS et à rassurer les éventuels sympathisants qui se situeraient plus à droite sur l’échiquier politique. Enfin, l’invocation de François Mitterrand peut aussi parfois servir des stratégies personnelles. C’est notamment le cas chez Ségolène Royal, qui lui a consacré un discours le 12 mai : valoriser ses liens avec l’ancien président lui permet  tout à la fois d’opposer un argument de poids à ceux qui accusent son "inexpérience", de souligner implicitement celle de François Hollande, et de justifier le renouvellement de sa candidature.

Sensibilités variables

Si on observe chez la plupart des socialistes des tendances caractéristiques d’une conception partagée de l’Homme et de la société, tous n’ont pas la même vision du passé, n’entretiennent pas avec lui le même rapport et n’en font pas le même usage, comme il en ressort des considérations historiques glanées dans les déclarations récentes des cinq candidats socialistes à la primaire.  Ainsi en soutenant à Dakar, contre les propos de Nicolas Sarkozy, que l’homme africain était bel et bien entré dans l’histoire, notamment en participant aux guerres européennes dans les rangs des armées des puissances coloniales, Martine Aubry s’est vu adressé le reproche d’opposer à une vision d’un hégélianisme prétentieux une vision tout aussi hégélienne, quoique compatissante. S’exprimant sur le même sujet en avril 2009 pour récuser le non-sens de l’idée d’une "entrée dans l’histoire" récente ou non encore advenue, et en se fondant sur les spécificités méthodologiques qui permettent d’échapper aux visions passéistes et autocentrées de l’histoire africaine, Ségolène Royal a quant à elle exprimé le désir de tempérer les approches mémorielles trop marquées par les idéologies, conservatrice comme libérale. Peu disert sur l’histoire qu’il a pourtant étudiée, et peut-être pour cette raison, Manuel Valls était allé encore plus loin en formulant le souhait de s’affranchir, en même temps que du nom symbolique du Parti socialiste, sinon de sa mémoire, du moins d’une certaine partie de son héritage.

Scruter la mémoire socialiste et ses usages du passé et rendre justice à la complexité des regards de chacun des candidats serait une entreprise si ambitieuse qu’il serait ici présomptueux d’y prétendre. A défaut de réaliser une cartographie fidèle, on ne peut qu’inviter à rester attentif à cet aspect souvent significatif des discours des candidats