L’année 1929 comme si vous y étiez. Mais, au fait, n’y sommes-nous pas un peu ?

Dans sa préface de 1995, John Kenneth Galbraith décrivait à la fois de manière rétrospective et spéculative le « succès » de son ouvrage paru en 1955 : « La Crise économique de 1929 fut publiée pour la première fois en 1955 et n’a cessé d’être rééditée depuis, de sorte que sa durée de vie dépasse désormais les quarante ans. Les auteurs (et les éditeurs) étant ce qu’ils sont, ils tendent à attribuer ce succès à l’excellence de l’ouvrage. Or, si ce livre n’est pas sans mérites, il y a, pour le pire ou peut-être le meilleur, une autre raison à sa remarquable longévité. Chaque fois qu’il a été sur le point d’être épuisé et de disparaître des librairies, un nouvel épisode spéculatif, une autre bulle et son cortège de malheurs sont venus ranimer l’intérêt pour l’histoire qu’il relate – ce cas d’école moderne d’un boom suivi d’un effondrement qui a conduit à une terrible dépression »   . La réédition actuelle de l’ouvrage correspond parfaitement à cette constatation.

Mais contrairement à John Kenneth Galbraith qui faisait œuvre de modestie, un lecteur extérieur peut aisément défendre la qualité de l’ouvrage. Avec La crise économique de 1929, Galbraith a entamé une vaste entreprise, celle de raconter avec le plus de simplicité possible la chronologie des événements constituant le déclencheur de la Grande Dépression des années 1930, tout en conservant une approche explicative. En dix chapitres, Galbraith rappelle ainsi l’intérêt de l’année 1929 pour les économistes   , les événements des années 1920 menant au « jeudi noir »   et ses suites   tout en proposant une analyse synthétique des événements   .

Décortiquer la crise de 1929…

En mêlant informations journalistiques et rapports d’experts et d’économistes, Galbraith arrive ainsi à raconter les étapes de ce qui fut une catastrophe économique majeure, à l’instar de la crise économique ayant éclatée en 2008. Par petites touches, on comprend ainsi comment les inégalités de revenu   ont pu contribuer à la spéculation dans des sociétés aux « fondamentaux » économiques douteux   et comment l’éclatement de la bulle financière s’est traduite par une réduction fantastique de l’activité économique   . On comprend dans le même temps comment les connaissances économiques de l’époque ainsi que les habitudes de pensée de « Wall Street »   ont pu conduire à une « impuissance voulue » des autorités de régulation   , comme en atteste les essais manqués du 26 mars 1929   .

L’intérêt du livre réside également dans l’attention que Galbraith porte aux limites du champ économique. A diverses reprises, il insiste ainsi sur le rôle des croyances sur le marché   et parle par exemple de la « mystique »   de la Banque centrale. Cet intérêt lui permet ainsi de bien mettre en évidence les causes de la crise de 1929 tout en montrant en quoi les mécanismes économiques dépendent de phénomènes extérieurs au champ économique. L’exemple du rapport entre le crédit et la spéculation est à ce titre éclairant : « l’explication admet visiblement que les gens spéculeront toujours s’ils peuvent trouver l’argent nécessaire pour le faire. C’était bien loin d’être le cas. Il y eut auparavant des époques – et il y a eu depuis de longues périodes – où le crédit était abondant et bon marché – bien meilleur marché qu’en 1927 – et où la spéculation se révéla négligeable »   .
Mais cet intérêt pour les croyances est aussi la principale limite de l’ouvrage puisqu’à de nombreuses reprises Galbraith parle des croyances du « grand public » ou de « Wall Street » (et plus simplement des « gens ») sans préciser exactement quels groupes d’individus sont désignés par ces termes. On ne saurait cependant reprocher à Galbraith l’économiste de ne pas être sociologue.

… Et éclairer l’avenir

L’ouvrage constitue enfin une grande preuve de lucidité. Galbraith montre ainsi à la fois par quels mécanismes la crise de 1929 a pu émerger, pour quelles raisons ses suites ont suscité un effroi particulier   et pourquoi la « fièvre spéculative » fait malgré tout sa réapparition au fil du temps pour conduire aux mêmes désastres. Même si « une bonne connaissance de ce qui est arrivé en 1929 demeure notre meilleure sauvegarde contre le retour des événements les plus malheureux de ce temps-là »   , « avec le temps, et l’affaiblissement de la mémoire, l’immunité [contre la spéculation] disparaît. Un retour devient possible »   . « Tous ceux qui lisent ces pages et qui observent le monde autour d’eux verront, à l’occasion, la preuve que la mémoire faiblit »   .
A ce titre, on ne peut que sourire avec tristesse en constatant que les plans d’un des grands financiers de Wall Street en 1929 furent l’esprit de la crise de 2008. M. Raskob proposa ainsi « de créer une société d’investissement qui serait spécifiquement conçue pour permettre à l’homme pauvre d’augmenter son capital, exactement comme le faisait le riche. […] ‘‘Une utopie pratique’’, c’est ainsi que l’appela un journal. Un autre décrivit le plan comme ‘‘la plus grande vision d’avenir du plus grand cerveau de Wall Street’’»   . Vision d’avenir dont les subprimes furent l’incarnation au courant des années 2000.

Ainsi l’ouvrage de John Kenneth Galbraith mérite-t-il pleinement de figurer parmi les classiques de l’histoire économique. La modestie de l’auteur n’en ressort que grandie.