Cette biographie de Joseph II vient combler un vide dans l'historiographie française du despotisme éclairé, mais s'adresse plutôt à un public averti.

"C’était une figure de menuet : révérences des princes aux philosophes, et des philosophes aux princes […] Le despotisme changeait de sens, pourvu qu’on lui ajoutât seulement un adjectif et qu’on l’appelât le despotisme éclairé." C’est par cette phrase que Paul Hazard, dans un ouvrage ancien mais magistral consacré à l’évolution de la pensée européenne au XVIIIe siècle   , définissait le despotisme éclairé, cette forme de gouvernement pratiquée au XVIIIe siècle par des souverains aussi célèbres et aussi différents que Frédéric II, roi de Prusse, Catherine II, impératrice de Russie ou Marie-Thérèse, impératrice d’Autriche. Jean Bérenger, spécialiste de l’Europe danubienne à l’époque moderne et contemporaine, vient de consacrer une biographie à l’un des représentants les plus méconnus et les plus "attachants" des  "despotes éclairés", Joseph II, le fils de Marie-Thérèse, qui avait pour surnom "l’Ami des Hommes" et pour devise : "Virtute et exemplo"   . Cet ouvrage contient à la fois une évocation très bien documentée du "quart de siècle de la Monarchie autrichienne" correspondant au règne de Joseph II (1765-1790) et une réflexion sur cette forme de gouvernement appelée par tradition "despotisme éclairé", dont le but était de réaliser par des réformes autoritaires le "bonheur des peuples". Avec l’exemple de Joseph II, Jean Bérenger met en évidence le caractère passéiste du "despotisme éclairé", qui est associé traditionnellement à la philosophie des Lumières, mais qui est en réalité davantage l’héritier de la philosophie politique et des traités juridiques du XVIIe siècle, exaltant par-dessus tout la "raison" et le "service" de l’État   .

Joseph II (1741-1790) est le fils de Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780), fille et unique héritière de l’empereur Habsbourg Charles VI (1685-1740), qui à la fin de la Guerre de Succession d’Espagne en 1715 avait renoncé à l’Espagne, possession des Habsbourg depuis le XVIe siècle, et de François Étienne de Lorraine, qui à la suite de la guerre de Succession de Pologne, avait échangé la Lorraine contre le Grand-duché de Toscane. A son avènement, Joseph II hérite donc d’un État que Jean Bérenger appelle la "Monarchie autrichienne", désignation commode qui permet d’évoquer la diversité éthnique, linguistique et religieuse de cette "monarchie" qui comprend à la fois les royaumes héréditaires des Habsbourg, l’Autriche, la Hongrie, l’Italie du Nord (Milan, Mantoue et la Toscane), mais aussi le Saint Empire romain germanique et les Pays-Bas espagnols. La Monarchie autrichienne, qui compte au second XVIIIe siècle 22 millions d’habitants, est ainsi, avec la France, la plus grande puissance de l’Europe continentale et appartient à la "Pentarchie"   .

C’est donc sur un État d’une diversité et d’une complexité très grande que le fils de Marie-Thérèse est amené à régner en 1765, après avoir reçu une éducation "démodée", fondée sur l’enseignement des classiques latins, de la philosophie politique du XVIIe siècle, mais aussi de la science militaire et de la musique   , qui fit de lui un "idéaliste impénitent". Joseph II, lors d’une période de "co-régence", partage le gouvernement avec sa mère, qui lui laisse le soin des affaires extérieures, avant de gouverner seul à partir de 1780. C’est durant cette période qu’il s’initie aux arcanes du gouvernement et achève d’apprendre "le dur métier de roi" en effectuant plusieurs voyages, en Bohême, en Italie, en Galicie et surtout en France (1777), tout en entrant en conflit avec Marie-Thérèse, dont il ne partage pas les idées. Son règne personnel est abordé de façon thématique, l’auteur faisant alterner les chapitres concernant la politique extérieure de la "Monarchie autrichienne" et ceux concernant les réformes intérieures.


L'échec de la politique extérieure

Dans le domaine des relations internationales, l’action de Joseph II fut indéniablement un échec. Joseph II était animé par la volonté de mener une politique expansionniste, qui se heurtait aux ambitions de ses voisins et rivaux, Catherine II, Frédéric II et la France de Louis XVI, pourtant son alliée théorique depuis que l’une des sœurs de Joseph II, "Madame Antoine", mieux connue des Français sous le nom de Marie-Antoinette, avait épousé Louis XVI en 1770. En Allemagne, la politique de Joseph II fut ponctuée par une série d’échec, dont le plus retentissant fut sa tentative d’annexer la Bavière en 1784, projet qui provoqua la résistance de Frédéric II et l’hostilité de la France, qui veillait au maintien de l’équilibre européen et voyait d’un mauvais œil la politique hégémonique de l’empereur d’Autriche. En Europe de l’Est, la puissante dominante était désormais la Russie de Catherine II, qui, tout comme le roi de Prusse, se cachait derrière le masque du "despotisme éclairé" pour mener une politique étrangère expansionniste, visant à dépouiller les États voisins jugés "obscurantistes", la Pologne et l’Empire ottoman. En 1772 le premier partage de la Pologne vit l’annexion par l’Autriche de la Galicie, territoire pauvre situé au Nord de la Hongrie peuplé de Polonais catholiques, de Juifs misérables et d’Ukrainiens orthodoxes. Il s’agissait d’une mesure vivement souhaitée par Joseph II, qui souhaitait échanger par la suite la Galicie contre la Silésie, annexée par Frédéric II à la fin de la guerre de Sept ans, mais désapprouvée par Marie-Thérèse et son conseiller Kaunitz, qui considéraient que la Galicie était une province rétrograde qui s’intégrait mal dans la Monarchie. Après la mort de Marie-Thérèse, Joseph II s’allia avec la Russie de Catherine II lors de la seconde guerre russo-turque (1787-1792). Cette alliance fut désastreuse pour Joseph II : l’armée autrichienne subit une grave défaite en 1788 qui obligea Joseph II à se retirer du conflit. La volonté du souverain de tourner la Monarchie autrichienne vers l’Est, pour pallier les disfonctionnements de l’alliance française se solda par un échec.

Les rapport de Joseph II avec la France furent en effet ambigus : l’alliance franco-autrichienne, qui remontait au renversement des alliances de 1756, fut marquée par une série de déceptions. Le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette était destiné à sceller cette alliance, la jeune reine étant surveillée par Mercy-Argenteau, l’ambassadeur de Vienne à Paris et conseillée de loin par Marie-Thérèse, avec qui elle entretenait une importante correspondance. Le voyage de Joseph II en France en 1777 avait des motifs politiques et privés : Joseph II souhaitait consolider l’alliance française et obtenir l’appui de Louis XVI pour intervenir en Bavière, mais il en profita également pour "sermonner" sa jeune sœur Marie-Antoinette, critiquée pour sa frivolité. Néanmoins le voyage de 1777 n’eut pas les conséquences attendues : Vergennes, le ministre des Affaires étrangères de Louis XVI était opposé à l’annexion de la Bavière et la France refusa par deux fois de prendre le parti de la Monarchie autrichienne lors des troubles qui éclatèrent en Hollande et aux Pays-Bas espagnols, lors de la crise de l’ouverture de l’Escaut en 1784 et lors de la révolution belge (1787-1789) qui vit les sujets des Pays-Bas autrichiens, divisés entre "statistes" et "vonckistes"   , se révolter contre les réformes fiscales et administratives menées par Joseph II.

Seule la politique italienne de Joseph II fut une réussite : la péninsule ne fut pas le théâtre de conflits armés, elle servit au contraire à mettre en œuvre une politique de réformes à Milan et dans le grand-duché de Toscane, confié à l’archiduc Léopold, futur successeur de Joseph II. Cette politique, qui visait à unifier l’État italien et à supprimer les institutions féodales, était  inspirée par les philosophes des Lumières italiens, dont le plus éminent représentant était Cesare Beccaria, qui avait publié en 1764 Dei delitti et delle Pene   , ouvrage dans lequel son auteur réclamait l’abolition de la torture et de la peine de mort. En dépit des réformes menées par Joseph II pour moderniser l’armée, dont il parvint à faire doubler les effectifs, la politique extérieure de la Monarchie autrichienne fut un échec, car Joseph II, qui se considérait comme un "roi de guerre", avait une conception "statistique"   de la puissance de l’État et cherchait à agrandir la Monarchie sans tenir compte de l’équilibre européen cher aux conseillers de Louis XVI.


Retour sur le réformisme

La politique réformiste de Joseph II est sans doute mieux connue et mérite d’être redécouverte, même si elle fut violemment contestée par ses sujets et même si elle fut largement redevable à Marie-Thérèse et à son chancelier Kaunitz, homme des Lumières, athée notoire et favorable à la modernisation de l’État autrichien. Le but de Joseph II  était de centraliser la Monarchie autrichienne, afin de fonder une société unifiée, fondée sur l’égalité des droits des citoyens. Pour cela, il bénéficiait d’une situation financière favorable, puisque Marie-Thérèse était parvenue durant son règne à rétablir l’équilibre dans le budget de la Monarchie. Joseph II mena une politique de réformes administratives et judiciaires. Il chercha à supprimer dans les différentes régions de la Monarchie les privilèges des provinces et des ordres et promulgua une abondante législation, touchant à tous les domaines de la vie de ses sujets, l’hygiène, les enterrements, le mariage. Cette législation était en apparence progressiste (abolition de la torture, présomption d’innocence de l’accusé, abolition de la peine de mort commuée en peine de travaux forcés à vie), mais fut moquée par les contemporains de Joseph II, très attachés à leurs privilèges et révoltés par la dureté du monarque   .

Joseph II mit également en œuvre une politique de réformes sociales : il abolit le servage à l’intérieur de la Monarchie et conféra aux paysans la dignité de citoyens. Il se préoccupa du sort de ses peuples en manifestant un vif intérêt pour les hôpitaux et l’assistance. Mais c’est la politique religieuse de Joseph II, le "joséphisme", qui est demeurée dans la mémoire collective. Joseph II, catholique convaincu, n’en mena pas moins une politique de tolérance confessionnelle, inspiré par la conception du droit naturel allemand de la fin du XVIIe siècle   . Le "catholicisme réformateur" de Joseph II visait à séculariser les ordres religieux, considérés comme inutiles, à réformer la liturgie héritée de l’âge baroque, jugée trop exubérante, à lutter contre les superstitions populaires et à créer de nouvelles paroisses. Joseph II, à la suite de Marie-Thérèse, se soucia de réformer le système scolaire, en portant une grande attention à l’enseignement primaire, confié aux religieux sécularisés. Ces réformes rencontrèrent cependant de vives oppositions, de la part des fidèles, attachés à la "piété baroque" et de la part du Saint-Siège, qui fit exprès un voyage à Vienne en 1782.

Lorsqu’il mourut de phtisie en janvier 1790, Joseph II était donc un monarque impopulaire, qui avait été obligé d’abroger presque tous les édits réformateurs promulgués pendant son règne. Son épitaphe désenchantée "Ici repose un prince dont les intentions étaient pures, mais qui eut le malheur de voir échouer ses projets" était un constat d’échec, et ce devait être son frère et successeur Léopold II, plus ouvert aux idées du temps, qui parviendrait à mener à bien les réformes initiées par Joseph II.

La biographie de Joseph II vient combler un "vide" dans l’historiographie française, puisque, en dehors de l’ouvrage de François Bluche, paru en 1969   , aucun historien français ne s’est récemment intéressé à la personnalité de Joseph II. La biographie de Jean Bérenger est un modèle du genre : très riche, elle est à la fois une chronique du règne et une analyse du despotisme éclairé. L’ouvrage n’échappe cependant pas aux inconvénients du genre : l’abondance de détails rend ce livre difficilement accessible aux non-spécialistes, et la personnalité de Joseph II, bien évoquée dans les premiers chapitres - remarquables - consacrés à son éducation et à ses rapports avec les membres de sa famille   , tend ensuite à disparaître dans les méandres des conflits internationaux et de la politique réformiste. Il est également regrettable que l’arrière-plan culturel soit peu évoqué, même si le goût de Joseph II pour le théâtre et la musique est bien rappelé : le règne de Joseph II est en effet celui qui voit la création des plus célèbres opéras de Mozart, tel L’Enlèvement au sérail, "premier opéra allemand" selon Goethe ou tel Les Noces de Figaro (1786). En dépit de ces quelques "faiblesses", inhérentes au genre, le Joseph II de Jean Bérenger est un ouvrage érudit, passionnant, qui livre une analyse novatrice du gouvernement et de la politique du fils de Marie-Thérèse, plus influencé par la philosophie politique du XVIIe siècle que par les idéaux des Lumières. On serait presque tenté de dire, comme François Bluche dans sa synthèse consacrée au Despotisme éclairé, que Joseph II "C’est Louis XIV sans perruque".