Jérôme Bourdon a été chercheur à l'Institut national de l'audiovisuel (Ina) de 1982 à 1995, puis maître de conférences et professeur à l'université de Tel Aviv. Il est aussi chercheur associé au Centre de sociologie de l'innovation (CSI, Ecole des Mines de Paris). Sur le conflit israélo-palestinien, il est l'auteur d'un documentaire qui raconte l'histoire du conflit vue par la télévision (Israël-Palestine, l'emprise des images, Ina, 2008), et du livre Le récit impossible, le conflit israélo-palestinien et les médias (De Boeck / Ina, 2009).
 
 
Nonfiction.fr : Pourquoi vous êtes-vous penché sur le rôle des médias dans le conflit israélo-palestinien, sujet peu traité dans la littérature scientifique, tant francophone qu'anglophone ?
 
Jérôme Bourdon : Vivant en Israël, mais voyageant beaucoup et pas seulement en France, et sociologue des médias, je ne pouvais pas ignorer les décalages entre l'image du conflit sur place, au moins dans les médias israéliens, et les images présentes ailleurs, qui varient selon les pays, les milieux, les médias. Tout se passe comme si chaque grande figure (Yasser Arafat, Ariel Sharon, aujourd'hui Benyamin Netanyahu s’il mérite le qualificatif de ''grande figure''), chaque événement, chaque lieu, acquiert une vie, ou une biographie, différente, selon le lieu où l'on se place et les sources qu'on utilise. Cela m'interrogeait aussi en tant qu'historien (c'est ma formation initiale) : pour une fois, les journalistes ne pouvaient pas s'appuyer sur les historiens en disant, là nous avons, au moins pour le passé, un accord solide sur l'évaluation des événements. Dans la période où j'ai travaillé, on a pu voir l'historien israélien majeur de l'expulsion (et déjà faut-il dire expulsion totale ? Partielle ? Départ forcé ?), Benny Morris, faire une spectaculaire volte-face politique.

J'ai donc décidé de travailler sur ce sujet, à la fois par curiosité intellectuelle, par défi, pour être aussi au clair avec mes propres engagements – on ne peut pas, surtout si on se définit comme un intellectuel, être indifférent. Et j'y ai aussi trouvé un plaisir particulier : celui de travailler sur un sujet qui ne laisse à peu près personne indifférent. C'est parfois fatiguant (on est beaucoup pris à partie), c'est toujours stimulant. Cela dit, il faut rendre justice aux chercheurs : il y a des travaux sérieux sur le conflit et les médias (je crois les avoir recensés fidèlement dans mon livre). On peut bien sûr discuter de leur engagement, mais il y a beaucoup à apprendre.
 
 
Nonfiction.fr : Ecrire sur un sujet aussi polémique vous impose t-il, en tant que chercheur et en tant qu'auteur, des limites, des garde-fous à ne pas franchir, de peur de voir son travail totalement crédibilisé car relégué au rang de pamphlet ''pro'' ou ''anti'' ?
 
Jérôme Bourdon : Plus que des garde-fous, il s'agit de respecter des règles d'écriture, et aussi des règles éthiques dans le travail. C'est vrai de tout travail de recherche. Un ton émotionnel n'a rien à voir avec l'effort scientifique (y compris, et surtout, si l'on traite des sujets les plus douloureux ou les plus délicats). Mais disons que les lecteurs vous pardonneront moins les transgressions des règles, ou les exploiteront facilement pour vous accuser d'être partisan sous couvert d'effort scientifique. En même temps, l’absence de ton émotionnel pourra vous valoir d’accusation de ''froideur'', d’indifférence, etc. Il ne s’agit pas, en soi, d’éviter les accusations ou les reproches, mais d’être fidèle à un certain idéal scientifique, qui est, en même temps, un idéal moral.
 
J'ai donc choisi d'abord de comprendre le rôle des médias, et la mécanique de la polémique qui les entoure. J'ai relégué la critique des médias dans la conclusion. Tout le monde (en tout cas tous les militants qui s'expriment abondamment, sur Internet entre autres) s'en prend aux médias. Ceci est banal en soi : il n'est pas de militant qui ne soit satisfait des médias grand public ou généralistes, ceux qui sont au centre de la controverse. Mais le conflit israélo-palestinien radicalise cette insatisfaction.
 

Je suis arrivé à une conclusion qui critique bien les médias, moins pour leur engagement aux côtés de A et non de B, que pour la dénégation de leur implication dans le conflit. Je cite, en conclusion, des cas individuels de journalistes qui abattent les cartes, mettent leur travail en relation avec leur histoire personnelle, militante, identitaire, ce qu'ils font dans des interviews, dans des livres – mais ce qu'on peut lire, en filigrane, dans leurs articles. J'ai choisi de le faire dans le livre, de livrer des éléments autobiographiques, pour jouer le jeu que je propose. Je regrette de ne pas l'avoir fait plus, car aujourd'hui je me rends compte à quel point cela a pesé, aussi, sur mon travail. Par exemple, le fait de venir d'une famille d'origine catholique où l'admiration pour Israël pouvait cohabiter avec des formes très "classiques" d'antisémitisme compte sûrement, autant que l'engagement classiquement à gauche et propalestinien, dans ma génération et avec le type de formation que j'ai reçue. Mais c'est une autre histoire.
 
Mon parti pris a été aussi de suspendre ma position militante, en Israël. Sans être extrêmement actif, je me suis trouvé aller à beaucoup plus de manifestations en dix années en Israël que dans ma vie française antérieure. Et toutes mes amitiés sont à gauche ou à ce qu'on appelle en Israël l'extrême-gauche. Pour le dire nettement, car le goût de la nuance n'exclut pas l'honnêteté quant à ses propres positions, au contraire, je me trouve à gauche, voire très à gauche en Israël : ce qui signifie simplement que la responsabilité israélienne dans l'échec de la paix, en tout cas depuis Oslo, me paraît considérable (ce qui n'exclut pas, contrairement à ce que beaucoup pensent, de critiquer aussi le côté palestinien ou arabe, mais je me sens moins bien placé pour le faire) – et que, comme les Al-Jazeera Papers l'ont confirmé mais on le savait déjà, que les Palestiniens ont fait, depuis Oslo et Camp David, toutes les concessions qu'ils pouvaient politiquement faire. Mais cela n'est pas dit, n'apparaît pas dans mon livre, et j'ai essayé de ne pas en tenir compte : je n'en ai pas besoin pour comprendre la trajectoire d'un journaliste ou les réactions du public. Je dois d'abord pratiquer l'empathie pour mes "sujets". Un peu comme un anthropologue, mais qui travaillerait sur beaucoup de cultures ou de "tribus" différentes, toutes fabricant leur culture avec le même matériel de départ. Ce qui apparaît, par contre, car il faut bien choisir ses mots, c'est qu'après avoir expliqué les implications de l'usage de certains termes, de certaines formes de récits, j'explique pourquoi je me refuse à employer personnellement "terrorisme" (car le terme sert à condamner, pas à décrire), pourquoi il est éthique de parler d'Esplanade des Mosquées/Mont du Temple, comme on ne le fait pas encore assez dans la presse française, pourquoi il faut parler d'occupation, etc.
 
Enfin, j'ajoute que cette position de gauche ne m'interdit en aucun cas de m'interroger sur le fait que la critique extrême (ou radicale) d'Israël peut être problématique. Il ne faut surtout pas accuser tout critique radicale d’Israël d’antisémitisme, car on n’arrive à rien. Il y a bien sûr des cas avérés, peu nombreux, sur Internet plus que dans la presse – ce qui rend la qualification difficile, car Internet se loge entre le privé (ou le racisme s’exprime plus librement, de longue date) et le public. Mais il faut aussi que les critiques d’Israël soient aussi attentifs à l’histoire juive, et à l’histoire de l’antisémitisme, qu’à l’histoire palestinienne. Souvent, la critique d’Israël peut faire usage d’un répertoire qui appartient à l’histoire de l’antisémitisme, et sera reçu comme tel dans une grande partie du monde juif, ce qui rend inaudible le message que l’on veut faire passer, et peut soit cohabiter aisément avec l'antisémitisme (qui s'appelle alors antisioniste), soit lui préparer le terrain. Mais ce n’est pas le seul problème. Il y a une question auquelle on ne peut donner de réponse globale : en quoi le fait de dépeindre Israël de façon négative (même si cela reflète des réalités sur le terrain, une occupation, dans les années récentes, une vraie incapacité à négocier jusqu’au bout), peut il préparer le terrain à l’antisémitisme, ou le justifier ? Le problème se pose à propos de la représentation de telle ou telle population : les médias peuvent-ils favoriser les racismes, ou la simple hostilité ? Mais l’histoire juive rend la question particulièrement sensible.
 

Ici, beaucoup de critiques d'Israël, même si on les accuse d'antisémitisme pour des raisons politiques et pour les délégitimer, gagneraient à cultiver la nuance et la précision, à prendre une posture moins émotionnelle. Il y a d’ailleurs eu, dans la gauche radicale française, une tentative pour « faire le ménage » par rapport à l’antisémitisme. Il faut critiquer Israël, mais pas de façon globale, sans chaque fois brouiller la frontière entre les gouvernements et les peuples, entre le monde juif et Israël, et sans rendre Israël responsable sur toute la durée de l'histoire (ce qui n'a pas grand sens, à moins de crier tous coupables, Américains, Français, Anglais, sans parler du monde arabe, on n'en sort pas…). Mais en même temps, beaucoup de proisraéliens sont tout aussi systématiques, ils exagèrent la place de l’antisémitisme, refusent de voir l’usage politique que l’on en fait, aboutissent à une justification globale et systématique d’Israël tout aussi absurde, historiquement, que la condamnation globale. Au pire, on bascule dans la concurrence des victimes, on se bat pour savoir qui est « plus victime », ou « vraie victime », en particulier, du racisme, on rejoue dans la rhétorique un conflit israélo-arabe médiatique. Ce qui est ridicule : il y a un racisme anti-arabe très répandu en France (peu lié d’ailleurs au conflit israélo-palestinien), et un antisémitisme. Les souffrances et les actes concernés sont au total très différents, et l’on peut les comparer mais cela prend du temps, ce qui ne satisfait pas les polémiqueurs.
 
 
Nonfiction.fr : A propos des passions, pourquoi, selon vous, le conflit israélo-palestinien provoque t-il tant de débats, de polémiques et de controverses sur le traitement de son actualité ?
 
Jérôme Bourdon : D'abord, il faut le rappeler même si c'est trivial, il touche à la Terre Sainte, aux trois grandes religions monothéistes, aux mondes juifs, arabes et musulmans, qui entretiennent des liens émotionnels avec l'Europe et les Etats-Unis (sans parler de l'Amérique Latine). A quoi s’est ajouté, depuis le 11 septembre 2001, l’usage radical d’attentats aveugles contre des civils par l’islamisme radical. Mais ce qui est singulier, c’est, autant que cette accumulation de raisons pour s’intéresser au conflit, la présence de public diasporiques, juifs, arabes, musulmans, et aussi la galaxie de la gauche radicale (cohérente idéologiquement par-delà les frontières nationales), pour lesquels ce conflit est une affaire qui les touche directement, une façon de se définir – comme juif inquiet d'Israël, comme arabe inquiet de la cause palestinienne, comme militant à la recherche du "bon combat" qui pourrait prendre le relais des grandes luttes des années soixante-dix.
 

Nonfiction.fr : Dans un chapitre, vous distinguez le traitement du conflit fait par les médias américains et celui fait par les médias européens. Pourquoi ?
 
Jérôme Bourdon : D'abord parce que la différence est frappante. J'ai fait procéder à des comparaisons systématiques, sur des événements précis, de la couverture des presses anglaise et américaine, par des étudiants. La différence est systématique, impressionnante. Le grand journal jugé souvent très critique d'Israël aux Etats-Unis, le New York Times, est nettement proisraélien par rapport à la presse européenne. Pour donner juste un exemple, Rachel Corrie, militante américaine propalestinienne écrasée par un bulldozer israélien à Gaza, a été, au total, plus soutenue et justifiée dans la presse anglaise que dans la presse de son pays d’origine !
 
J'ai donc voulu explorer les racines culturelles de ces différences. Les raisons de s'intéresser au conflit, évoquées dans la réponse précédente, ne fonctionnent pas de la même façon aux Etats-Unis et en Europe. Il faut aussi y ajouter le rapport à la colonisation (les Etats-Unis sont nés d'une colonisation, et d'un melting pot, les Européens colonisateurs puis décolonisateurs pour certains ardents), la part d'un protestantisme militant philosémite aux Etats-Unis (emprise de la religion qui reste énigmatique pour beaucoup d'Européens), parmi quelques exemples. Ceci pèse sur les cultures journalistiques. Chaque pays européen a bien sûr sa spécificité, mais on peut ici parler de l'Europe – pour une fois – en bloc, par rapport aux Etats-Unis.
 
 
Nonfiction.fr : Dans votre conclusion, vous émettez plusieurs critiques envers les médias, et dénoncez en particulier leur subjectivité, leur logique commerciale et leur volonté de toujours mettre en avant le « récit de la paix ». Que préconisez-vous face à cela ?
 
Jérôme Bourdon : Je pense que les chercheurs n'ont pas à être des réformateurs. C'est un autre type de travail. Je me contente de me remarquer que certaines critiques me paraissent vaines (le volume de l'information sur le conflit par exemple), que d'autres sont plus pertinentes. La logique commerciale pèse très lourd, et je suis partisan d'un retour du service public et du soutien public pour les médias – mais ceci ne concerne pas seulement le conflit israélo-palestinien et ne résout rien des polémiques (voir le cas de la BBC, régulièrement mise sur la sellette par les critiques pro-israéliens). Justement pour les raisons que j'analyse, le journaliste idéal n'existe pas, et surtout pas lorsqu'il s'agit du conflit israélo-palestinien.
 

Nonfiction.fr : Dans Des hommes comme les autres : correspondants au Moyen-Orient, Joris Luyendijk cite un directeur de service de presse israélien, qui n'hésite pas à déclarer : « Ce qui compte, ce n’est pas ce qui s’est passé. Ce qui compte, c’est comment ça passe sur CNN ».Au final, diriez-vous que, dans ce conflit, les médias sont un terrain d'affrontement comme un autre ?
 
Jérôme Bourdon : Cette affirmation, rapportée par Luyendijk, relève elle-même de la manipulation. Ce qui compte, ce sont d'abord les rapports de force sur le terrain, et les rapports de force internationaux. La défaite palestinienne s'explique par la faiblesse palestinienne, et par le soutien américain (et européen, au fond), à Israël. Pas par les médias, pas par CNN. Il est vrai que les médias ont, lentement, depuis 1967, fait voir les Palestiniens, et le monde arabe (alors qu'ils étaient, pourrait-on dire, dans l'ombre d'Israël jusque-là). Que cela a contribué à une certaine mobilisation (surtout en Europe) en faveur des Palestiniens (mais qui s'expliquent par d'autres facteurs, pas seulement médiatiques). Donc, les médias sont un terrain d'affrontement important, mais très particulier. Les rapports de force réels, physiques, militaires, pèsent dans la durée. L'affrontement médiatique est beaucoup plus labile. Les basculements d'opinion sont rapides, pas forcément profonds. Les évolutions profondes prennent du temps. Bref, il faut se méfier du médio-centrisme. Sans aller jusqu'à paraphraser Staline: "CNN, combien de divisions?"  
 
 
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