Nicolas Belorgey analyse la mise en place des réformes managériales à l’hôpital, leur appropriation par les soignants, et leurs effets sur les pratiques de soin.

Comme nous le montre Nicolas Belorgey au travers de son ouvrage, L’hôpital sous pression (2010), les réformes managériales menées en France à l’hôpital depuis les années 1980 sont bien plus que de simples instruments techniques. Si les changements introduits sont souvent présentés comme de purs dispositifs de gestion visant à réduire les gaspillages, à maximiser les résultats étant donné les ressources disponibles, on oublie trop facilement qu’elles impliquent pour les acteurs une redéfinition des façons d’agir, de penser et de sentir, et qu’elles sont aussi des outils politiques ayant parfois des conséquences pratiques dépassant les objectifs affichés de leur mise en œuvre.

Tout l’intérêt de l’ouvrage de Nicolas Belorgey consiste à rendre compte des changements induits par le Nouveau Management Public (NMP), non seulement du point de vue de l’organisation, mais aussi du point de vue des effets sur les acteurs et sur le service public. Trois questions guident l’ouvrage de façon très claire : En quoi consistent concrètement les processus inspirés du NMP dans les hôpitaux français ? Quelle appropriation en font les soignants ? Quels sont leurs effets sur eux et leurs patients ? Le point de vue adopté permet de réconcilier ou d’articuler ensemble les analyses sur les réformes de santé, qui se situent "au-dessus" de l’hôpital, et les analyses sur les professions de santé, qui, elles, se situent "dedans" mais largement "au-dessous" des réformes. La démonstration menée par l’auteur est limpide et convaincante. Surtout, elle s’appuie sur un abondant matériau ethnographique (stages à la direction des affaires financières d’un hôpital, stage d’observation dans des services d’urgence, participation à un audit…), sur plus d’une centaine d’entretiens et sur un questionnaire distribué dans deux services hospitaliers. La richesse de ce matériau contribue à la solidité empirique de l’analyse et en fait toute sa force.

Les deux premiers chapitres de l’ouvrage présentent la mise en place des réformes managériales à l’hôpital et expliquent les ressorts du NMP. L’auteur commence par présenter le « "plan Hôpital 2007" et la conjoncture politique qui a permis la création de l’Agence d’Audit des Etablissements de Santé. C’est au sein de cette agence que l’auteur s’est introduit, ce qui lui a permis de comprendre d’une part les logiques managériales elles-mêmes, d’autre part comment l’objectif de qualité, qui n’était pas son credo initial, l’est devenu par la suite dans un pur souci de légitimation de la politique auprès des soignants. Présentée comme l’antithèse des grosses bureaucraties héritées de l’Etat wéberien, "l’AAES ressemble [en fait] plutôt à une agence d’exécution se donnant des airs d’agence de régulation" (p. 64). Le second chapitre de l’ouvrage est consacré quant à lui à la question des usages sociaux du benchmarking, cet étalonnage de la performance qui consiste à ériger le mieux-disant en modèle au lieu de prendre la moyenne. Il apparaît que cette approche, en insistant sur les causes organisationnelles du temps de passage aux urgences par exemple, rend en fait implicitement responsables les soignants plutôt que les pouvoirs publics en négligeant d’autres facteurs essentiels comme l’offre de soins en amont et en aval des services, les différences de pathologies entre patients ou encore la dimension sociale de l’accueil aux urgences. On commence à entrevoir dans ce chapitre ce qui sera développé par la suite, à savoir que ce sont les fractions dominées de la profession médicale qui peuvent retirer le meilleur profit des ces outils managériaux pour remettre en cause la structuration traditionnelle de leur corps de métier.

Les chapitres 3 et 4 sont consacrés à la question de l’appropriation des réformes par les intermédiaires (directeurs d’hôpitaux, consultants privés). Sont explorées les figures des "convertis", des "résistants" ou des "faux croyants" à ces réformes. Le statut des acteurs, leur légitimité ou leur fragilité institutionnelle mais aussi leurs socialisations familiales, politiques ou professionnelles permettent de comprendre en partie pourquoi ils s’approprient ou résistent à ces normes managériales, selon qu’elles remettent ou non en cause ce qu’ils considèrent comme "les bonnes façons de travailler à l’hôpital". C’est ensuite à une véritable anatomie des méthodes de persuasion des intermédiaires que se livre Nicolas Belorgey au chapitre 4. Décortiquant la littérature la plus diffusée auprès des consultants et intermédiaires hospitaliers   , l’auteur montre les techniques de persuasion et de manipulation qui consistent à "faire accepter aux hospitaliers un certain projet, défini essentiellement par d’autres qu’eux, mais reformulé dans des termes qui, précisément, le rendent acceptable" (p.134).

C’est ensuite au niveau des soignants eux-mêmes que se situe l’analyse de l’appropriation des outils managériaux hospitaliers (chapitres 5, 6 et 7). Le positionnement des deux services hospitaliers d’urgence sur lesquels se centre le propos est ainsi radicalement différent, mais on s’aperçoit que les trajectoires personnelles des chefs de service sont elles aussi clairement divergentes et plus ou moins en affinité avec les logiques du NMP. Richard, directeur de Larrey, né dans un milieu bourgeois d’un couple mixte, exerçant dans une spécialité médicale dominée et militant au Parti communiste comme son père, a toutes les raisons de résister à l’audit qui est fait dans son service. En revanche, pour Francis, chef de service de Maubourg, qui a toujours été sédentaire géographiquement et qui est impliqué à l’UMP, l’engagement en faveur des réformes managériales est ancien et s’inscrit dans une dynamique entamée de longue date. De ce fait, il réserve un bon accueil à l’audit qui est fait dans son service, espérant qu’il permettra de "lever les résistances au changement". Au-delà de la trajectoire personnelle des chefs de service, Nicolas Belorgey fait apparaître aussi tout le poids du contexte local : la résistance à Larrey, banlieue ouvrière de Paris, s’appuie aussi sur l’expérience récurrente du manque de moyens. Les facteurs historiques et organisationnels à Maubourg, qui est davantage doté matériellement, favorisent l’appropriation des réformes. Ce qu’il ressort en définitive, c’est que "globalement considérées, les réformes managériales s’opposent aux logiques de soin, ne serait-ce que parce qu’elles limitent les moyens dont les soignants disposent pour exercer leur métier. Elles font cependant l’objet d’une certaine appropriation par des agents occupant une position relativement dominée dans la division du travail hospitalier : les paramédicaux plutôt que les médecins, les spécialités médicales dominées plutôt que celles dominantes" (p. 233). Mais l’appropriation des logiques managériales par les soignants est également dépendante de leur position dans la société en général : "si les established résistent aux réformes managériales, les outsiders y sont plus sensibles", p. 235). Ainsi, la résistance aux réformes managériales n’est pas une simple question de génération comme cela est parfois perçu puisque l’on trouve des résistants parmi les jeunes comme parmi les plus anciens.

Enfin, le dernier chapitre est consacré à la question des effets sur les patients et sur les logiques de soins. Son titre – "la naissance du soin low cost" – est ainsi explicite quant à la dynamique de ces changements et à la thèse de l’auteur. Trois conséquences des réformes managériales sont ainsi dénoncées : la hausse de la productivité, la baisse de la qualité et la sélection accrue des patients. Quand les established apparaissent plus attachés à la qualité, les outsiders le sont davantage à l’efficience. Mais les catégories les plus défavorisées de la population sont les principales victimes du durcissement de l’accès aux soins causé par les réformes du NMP. Dans le triangle tutelle-soignants-patients, on assisterait donc à une forme d’alliance entre tutelles et soignants au détriment des patients