Une réédition de textes pour certains déjà classiques et un premier retour critique sur l'oeuvre de Carlo Ginzburg, pour suivre à notre tour les traces d'une historiographie des plus fécondes.
* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.
A l’occasion de la publication en France du Fil et les Traces, les éditions Verdier ont décidé de rééditer un premier recueil jusqu’alors épuisé de textes de Carlo Ginzburg écrits entre 1961 et 1986, Mythes, Emblèmes, Traces (MET), dans le sillage duquel s’inscrit à l’évidence le nouvel ouvrage de l’historien italien. Tandis que cette réédition permet au lecteur français de découvrir la genèse de l’œuvre d’une des figures intellectuelles les plus éminentes de l’époque contemporaine, l’édition aux Presses du réel d’un troisième ensemble de textes, Peur, révérence, terreur, a incité la revue Critique à solliciter des spécialistes de disciplines diverses pour faire un point provisoire sur une œuvre notoirement féconde et des plus influentes, dont les coups d’éclats entraînèrent un certain nombre de controverses non encore éteintes .
Au-delà du cadre : perspectives et couleurs de l’histoire
Carlo Ginzburg est un original ; et l’un des rares historiens européens à avoir pris au sérieux l’impératif aussi unanimement salué que peu suivi d’ "interdisciplinarité". Aussi sa marque de fabrique la plus évidente, sa "trace" la plus personnelle est-elle sans doute cette capacité – ou ce besoin irrésistible – à transgresser les cadres disciplinaires ou chronologiques qui enchâssent les études historiques. Que l’on ne se méprenne pas : Carlo Ginzburg n’est pas un polymathe à la sauce postmoderne, et presque toutes ses études gravitent autour de son champ de spécialité : l’histoire religieuse et culturelle du XVIe siècle, et la question de l’historicité des univers mentaux. Mais, comme le montre une fois de plus un inédit en français publié dans les dernières pages de la revue Critique, Carlo Ginzburg se montre toujours aussi attaché à inscrire les phénomènes historiques dans la perspective la plus élargie, qui permet d’en saisir la dimension la plus profonde, et de restituer son goût et sa couleur à l’histoire.
Dans ce texte, intitulé "La lettre tue", il retrace à partir des textes néotestamentaires de saint Paul le long chemin de la sécularisation de l’Ecriture sacrée. Au terme d’un long itinéraire sur lequel on croise saint Augustin, Lorenzo Valla et Spinoza (pour ne citer qu’eux), ce qui pourrait n’être qu’une histoire de l’exégèse débouche sur le vaste panorama d’un aspect décisif de la culture occidentale façonnée par le christianisme : une certaine capacité, longuement approfondie, à distinguer la "lettre" – le donné brut et parfois choquant, dont on ne peut se satisfaire tel quel – de l’"esprit" – le sens profond et réel, caché, retrouvé, invisible. Mais un ultime regard sur La Colonie pénitentiaire de Kafka (nouvelle contemporaine de la Grande Guerre) montre comment l’ "esprit" lui-même s’épuise et, comme la lettre, "tue".
Ginzburg est un habitué de la "généalogie" nietzschéenne ou de l’"archéologie" foucaldienne, et des grandes traversées d’un bout à l’autre de l’espace et du temps. Dans "Le haut et le bas" , il remontait ainsi déjà jusqu’au texte paulinien pour mettre en évidence comment une injonction à l’humilité a progressivement glissé, via un lapsus collectif dans l’Antiquité tardive , vers une injonction à l’ignorance, jusqu’à ce que le mouvement humaniste ne manifeste un changement de valeurs et l’avènement d’une nouvelle culture annonciatrice de l’Aufklärung du XVIIIe s. .
D’une autre manière, dans "Freud, l’homme aux loups et les loups-garous" , il établit non seulement un parallèle entre les procès d’inquisition et les balbutiements de la psychanalyse , mais propose aussi une réinterprétation du célèbre rêve de "l’homme aux loups" à la lumière de mythes frioulans et slaves. Forçant ainsi le dialogue avec la psychanalyse, il prend le parti de Jung contre Freud, affirmant que c’est en l’occurrence le mythe qui permet de comprendre la névrose, et non l’inverse.
Ici comme ailleurs, l’homme de la microstoria habitué à scruter les plus infimes des événements comme les plus vastes durées donne la clef de l’articulation des échelles les plus opposées : le contenu mythique s’impose aux hommes par des voies historiques et identifiables (et non au moyen d’une quelconque reproduction des esprits), leur fournissant un matériau pour se penser . A l’historien, tel un chasseur, d’en retrouver la piste.
Le paradigme indiciaire : origines et suites
L’image de l’historien-chasseur pistant l’advenu sur les traces du passé a frappé l’esprit d’Italo Calvino , écrivain et ami de la famille, à la lecture de l’essai le plus célèbre de Mythes, emblèmes, traces. La notion de "trace" avait déjà une certaine ancienneté dans la réflexion sur le métier d’historien quand Carlo Ginzburg entreprit de s’en ressaisir à la suite de Marc Bloch, l’un de ses maîtres à penser, et de l’ériger au rang de théorie épistémologique dans "Traces. Racines d’un paradigme indiciaire" .
"Morphologie et histoire" : le sous titre de Mythes, emblèmes, traces exprime sans doute l’aspiration originelle de Ginzburg à concilier ces deux approches à première vue "contradictoires", projet longtemps non formulé qui l’a conduit à écrire cet essai, "Traces", sur lequel il reviendra ensuite constamment. Contre l’historiographie traditionnelle et l’avis même de Marc Bloch, ce dernier a en effet, dès le départ, caressé l’espoir de confronter l’étude horizontale "des catégories élémentaires, de nature anthropologique" à l’axe vertical du temps ; or, "le rapport entre connexions typologiques ou formelles et connexions historiques devait également être affronté jusque dans ses implications théoriques." C’est ainsi que dix-huit ans après l’essai de Thomas Kuhn qui établissait la notion de "paradigme" , Carlo Ginzburg formalisait à son tour dans ce texte son intuition d’un "paradigme indiciaire".
"En surface, l’essai se présente comme une reconstruction historique mêlée à une proposition théorique" . En profondeur, il s’agissait aussi de "justifier en termes généraux une certaine manière de la recherche" . L’auteur y découvre d’abord qu’au tournant du XIXe au XXe siècle, la méthode d’authentification des œuvres d’art par l’historien de l’art Giovanni Morelli – qui concentre son attention sur les "détails significatifs" trahissant la manière du maître et du copiste – présente des similitudes flagrantes avec les méthodes d’investigation de Freud et de Sherlock Holmes, traquant les indices échappant aux névrosés ou aux criminels pour reconstituer leurs histoires respectives. Noués entre eux, ces fragments de réalité jettent la lumière sur une vérité intentionnellement ou non plongée dans l’obscurité. Cette méthode n’est autre que celle des chasseurs du néolithique qui, accroupis dans la boue, collectaient toutes sortes de traces – visuelles, olfactives, sonores, etc. – pour reconstituer le passé récent de la proie ou du péril, établissant ainsi les bases de toute sémiotique et de tout récit. Telle est la méthode de l’historien qui, confronté aux brumes de l’idéologie et de son filtrage des sources légitimes, ne peut se satisfaire des règles de celle que Ginzburg nomme "la science galiléenne", science statistique des régularités, des faits directement visibles et apparemment normaux. Le paradigme indiciaire vise donc à établir les bases d’une épistémologie non galiléenne, de fait admise par "la plupart" des sciences humaines .
Les essais de Mythes, emblèmes, traces sont autant d’échappées vers l’histoire de l’art, l’exégèse, la littérature, la psychanalyse, l’anthropologie… Reconstituer les histoires (celles des proies, des traumas, des crimes, de la circulation des œuvres d’art comme celles des croyances, des univers mentaux, etc.) exige de multiplier les allers-retours d’un sens à l’autre, d’un champ disciplinaire à l’autre pour en recueillir les traces et les nouer les unes aux autres ; l’axe des disciplines croise l’axe du temps. "Le tapis est le paradigme que nous avons appelé au fil du discours, selon les contextes, cynégétique, divinatoire, indiciaire ou sémiotique" . Mythes, emblèmes, traces : les mythes (ceux des paysans frioulans comme ceux d’Ovide) sont mis en scènes dans des emblèmes (emblèmes au sens strict, mais aussi tableaux, textes et "récits" au sens le plus large) qui sont autant de traces d’une manière de se penser et de penser le monde. La pratique de la microstoria se voit ainsi au plus haut point justifiée, avec le "goût du détail révélateur" qui, par "une combinaison (…) du télescope et du microscope" ((MET, p. 14), renseigne seul et au mieux sur les imperceptibles lames de fond ((Au reproche souvent adressé à Carlo Ginzburg de s’intéresser à des cas marginaux ne pouvant donner lieu à généralisation, il oppose la nécessité "de partir de détails apparemment marginaux pour saisir le sens global d’une réalité obscurcie par les brouillards de l’idéologie" (MET, p. 358) : faisant sienne la notion "d’exception normale", il récuse donc avec virulence "l’idée qu’on ne pourrait généraliser qu’à partir de cas normaux (ou du moins considérés comme tels)", idée qu’il juge non seulement "paresseuse", mais aussi "insensée" (MET, p. 358).)).
Dans la "Postface" de 2005 à son recueil de textes, Carlo Ginzburg revient sur les évolutions postérieures de son travail qui ont contribué à enrichir le "paradigme indiciaire", dont le développement a porté sur trois aspects déjà en germe dans son premier essai.
(1) L’urgence d’un travail sur la preuve a d’abord été accentué par le développement du "postmodernisme déconstructionniste" que Ginzburg, dans le sillage d’Arnaldo Momigliano , attaqua très tôt frontalement avec son Enquête sur Piero della Francesca (1983). Le procès de son ami Adriano Sofri à l’origine de Le Juge et l’Historien (1997) ne fit qu’hâter l’urgence d’une réflexion sur "les procédures formulées historiquement et négociables historiquement qui permettent de distinguer une conjecture vraie d’une conjecture fausse."
(2) Mettre le détail dans la perspective de la ressemblance et de la dissemblance, du normal et de l’écart différentiel, exigeait également de réfléchir au problème de la série , et des procédures permettant de les établir "en dépassant les données de surface pour saisir une donnée profonde." Ce développement l’a conduit à accentuer le "tournant en direction de la morphologie : à la démarche visant à "démontrer", qui s’appuie sur la preuve, répond donc la démarche visant à "montrer", s’appuyant sur la série .
(3) Contrepoids obligé à la notion de série, Ginzburg s’est enfin intéressé dernièrement à la casuistique : "Le cas est un récit, la plupart du temps très bref et très dense, qui souligne les contradictions internes d’une norme ou les contradictions entre deux systèmes normatifs." Lieu où se noue au plus fort la complexité du réel, ce dernier aspect encore peu fouillé lui semble plus que tout autre ouvert à des développements prometteurs.
Raconter des histoires : récits et vérité
La réflexion épistémologique de Carlo Ginzburg s’est donc considérablement déployée dans l’opposition, et d’abord, en réaction au relativisme postmoderniste. Les implications philosophiques de cette passe d’arme encore inachevée et ses résonances dans l’ensemble du champ des sciences humaines expliquent sans doute que ce soit sur cet aspect que les divers auteurs sollicités par Critique – historiens, philosophes, littéraires, etc. – s’attardent le plus.
Dans un ouvrage de 1973, Metahistory, l’historien américain Hayden White (parmi d’autres) introduisait en histoire les théories relativistes issues de la critique littéraire textualiste dont Hélène Merlin-Kajman résume habilement les articulations dans un des articles publiés par Critique : "Au risque de fournir une garantie épistémologique au négationnisme, les tenants du relativisme considèrent les documents avec suspicion. Pour eux, de même que la littérature ne renvoie qu’à elle-même, les documents sont d’abord documents d’eux-mêmes, reflétant la façon dont ils ont été produits et conservés, c’est-à-dire la façon dont ils ont mis en scène, et donc définitivement parasité, les res gestae. Aussi sont-ils incapables d’éclairer le passé, de ce fait inconnaissable. Conséquence symétrique : l’histoire qui prétend atteindre la vérité dans un récit reconstituant les événements du passé, n’est elle-même qu’un genre littéraire mobilisant, comme le roman, l’aptitude du langage à construire des illusions référentielles."
Par ses travaux sur la preuve, le cas, la série, Ginzburg s’est donc très tôt engagé dans la bataille, relevant le défi d’établir les bases permettant de distinguer la "conjecture vraie" de la "conjecture fausse" en allant sur le terrain de l’ennemi – même si on doit relever des convergences entre les deux camps . Après bientôt quarante ans, la polémique n’est pas encore éteinte malgré des signes d’apaisement. Ainsi dans Critique, la voix dissonant avec le plus de fermeté est sans doute celle de Jacques Rancière, selon lequel "peu de menaces existent pour l’historien à propos de la question : est-ce que ces faits ont bien existé ?" , tandis que l’adhésion aux propos négationnistes n’est pas mue par des considérations de rationalité. A l’inverse, divers exemples montrent que la défense de la vérité peut passer par le refus de certaines preuves et le recours à la fiction. Par ailleurs, l’historien n’utilise-t-il pas les procédés stylistiques de la fiction pour mettre le passé à distance lorsqu’il rompt le lien passé-présent pour mieux le renouer ? Assumant le défi de restituer les "chaînes causales" , les historiens se seraient en somme investis de l’usage poétique de la (re)constitution du sens, usage qui implique de faire des choix en amont sur les "réalités de fond" dans lesquelles s’insèrent les "réalités factuelles" ; et faire le constat de la nécessité de ces choix "poétiques" n’est pas, pour Jacques Rancière, faire preuve de "relativisme". Dans une perspective similaire, François Hartog (dont certaines propositions avaient elles aussi été rejetées par l’historien italien ) met en parallèle les retours de Ginzburg et de Ricoeur à Aristote dans leurs recherches respectives sur le statut du récit dans les compositions discursives articulant les connaissances historiques. Lisant l’un à la lumière de l’autre, il propose alors de concéder (1) que la preuve, tout en étant en effet (et de toute façon) au centre du dispositif rhétorique, y embarque toutefois le fait dans une téléologie, et (2) que la poétique, constitutive de sens, doit être accordée à l’histoire, "sans compromettre pour autant le "primat" de sa visée référentielle."
Dans la courte biographie introductive au dossier réuni par Critique, Krzysztof Pomian met en évidence un glissement central dans la "manière" de l’historien. "L’évolution de Ginzburg se laisse schématiquement enfermer dans la formule : de Cantimori à Momigliano… C’est d’abord le passage de l’histoire religieuse… à une histoire culturelle et intellectuelle… de la culture populaire à la culture des élites lettrées… C’est parallèlement le passage de la monographie à l’essai, genre cultivé remarquablement par Momigliano," qui avait lui-même dénoncé vigoureusement "les implications morales et politiques, au sens large, et non seulement intellectuelles du postmodernisme déconstructionniste" : de toute évidence, chez Ginzburg, les réflexions sur "les conditions de l’enquête" et sur "l’écriture de l’histoire" ne peuvent pas être isolées l’une de l’autre . La recherche d’une "stratégie narrative" est un questionnement sur le fil du rasoir, qui doit permettre d’éviter les écueils du relativisme comme ceux de la science galiléenne, de raconter des histoires à la fois singulières et vraies.
Ginzburg s’est tôt mis à la recherche d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire, susceptible de concilier morphologie et chronologie. L’influence de Lévi-Strauss l’a d’abord incité à jouer "avec la possibilité de présenter les conclusions de (s)a recherche sous des formes elles aussi littérairement différentes : l’une concrète et narrative, l’autre abstraite et présentée sous forme de diagramme." . Si cette première tentative s’est soldée par un échec, tout le projet ne s’est pas effondré. Ginzburg s’est depuis lors engagé dans l’essai : "j’exploitais alors (en rédigeant "Traces") les possibilités d’accélération et de ralentissement que m’offrait la forme littéraire de l’essai pour mettre ensemble, dans un récit fragmenté par de brusques discontinuités, des phénomènes séparés par un arc de plusieurs millénaires" . La forme de l’essai, du regard ponctuel, permet de contourner le risque positiviste de l’histoire figée. De fait, et P. Cordoba l’a bien remarqué, "la fécondité de ses enquêtes ne tient donc pas seulement aux résultats obtenus mais à la possibilité de mener autant de contre-enquêtes qu’on voudra."
Depuis Le Sabbat des sorcières (traduction malheureuse du titre original, Storia notturna), l’historien italien n’a plus donné de monographies, seulement des recueils d’essais. Dans "Traces", comme souvent après, il multiplie les va-et-vient étourdissants selon une stratégie textuelle qui "amplifie le mode de pensée par vague et par épanchements successifs" . Comme le rappelle justement Patrizia Lombardo, ce "style proche de Walter Benjamin" (et qui rappelle la narration du tâtonnement chez Proust ou Virgnia Woolf) n’est pas le seul utilisé par Ginzburg, qui l’entremêle régulièrement au "mode de narration personnelle" et au "mode du procès-verbal." L’écriture de Ginzburg est écriture d’atelier, témoin des hésitations et des ratés de l’historien sur son établi, qui donne à voir l’histoire se faisant et se défaisant. Le meilleur moyen de rendre compte de l’efficacité de cette audace historiographique est sans doute de renvoyer aux textes toujours passionnants de Carlo Ginzburg, qui, pour reprendre la formule heureuse de Simona Cerutti, parviennent si bien à "soustraire le passé à la cohérence de l’Histoire, pour lui restituer sa propre contemporanéité"
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