La dispersion fait aujourd’hui partie des expériences les plus courantes et les plus problématiques dans bien des métiers, même s’il reste compliqué d’en rendre compte. Caroline Datchary, sociologue, maître de conférences à l’université de Toulouse, vient de lui consacrer un ouvrage (La dispersion au travail, Octarès, 2011) à propos duquel elle a bien voulu répondre à nos questions.

 

 

Nonfiction.fr - Beaucoup de gens font aujourd'hui au travail l'expérience de la dispersion, comment la caractériseriez-vous ?

Les situations de dispersion correspondent à des situations de travail où la personne est fréquemment confrontée à des engagements multiples sur le très court terme. Son environnement de travail fortement changeant la conduit à réorganiser en permanence son activité pour y intégrer de nouveaux éléments. Elle est amenée à gérer plusieurs choses sur un intervalle de temps relativement court, que ce soit simultanément ou dans un zapping finement entrelacé. Il s’agit donc de voir quelles formes revêtent ces situations de dispersion et la façon dont les salariés les gèrent au quotidien ou ne les gèrent pas d’ailleurs.

Nonfiction.fr - Vous dégagez à partir de vos différents terrains d'enquête, à chaque fois, une ou plusieurs sources principales de dispersion en face desquelles les travailleurs mobilisent des ressources ou des moyens : pourriez-vous l'expliquer ?

L’objet de mon étude est d’identifier des situations de travail porteuses de dispersion et de voir comment les personnes y font face. Mais il existe de nombreuses manières de réagir à ces situations. Par exemple, le travailleur peut adopter une stratégie de désamorçage de cette dispersion en amont (c'est le cas des conducteurs de travaux dans l'assainissement que j'ai suivis). Ou il peut au contraire choisir de réagir à la dispersion sur le moment, soit en adoptant lui-même un profil d’activité relativement fragmenté (cas des traders), soit en contournant les problèmes (salariés des agences d'événementiel). Une autre dimension importante à intégrer dans l'analyse est comment la situation de travail est configurée, tant d'un point de vue organisationnel que technologique, pour faire face ou non à la dispersion (c’est l’occasion de souligner que ce sont les situations que je qualifie de dispersives et non les comportements des acteurs). Évidemment, le poste du trader n'a de ce point de vue rien à voir avec celui d'un manager ou d'un salarié d'une agence d'événementiel.

Nonfiction.fr - Vous expliquez que la dispersion se gère à des niveaux très différents, qui vont des segmentations instaurées par l'organisation du travail à la mobilisation de gestes et d'attitudes corporels, qui viennent rythmer le passage d'une activité à une autre, en passant par des types d'interactions spécifiques entre les personnes. Est-ce qu'il n'y a pas là une difficulté d'appréhension du phénomène, en particulier si l'on cherche à y porter remède ? Comment tenir ensemble ces différents niveaux ?

Effectivement, glisser rapidement entre des engagements différents requiert suivant les situations : de l’équipement (l’exemple du trader est très manifeste à cet égard), des justifications (c’est le cas pour les nombreuses interactions avec des personnes qui n’appartiennent pas au collectif de travail immédiat), de l’expérience (la familiarité et l’apprentissage sont décisifs pour reconfigurer promptement son activité ou procéder à des associations rapides d’idées), ou encore de la dissimulation (la gestion de la dispersion se faisant parfois par le biais d’engagements parallèles clandestins). Cette difficulté d'appréhension me semble une piste intéressante pour comprendre pourquoi ces situations de dispersion restent relativement invisibles tant pour les analystes de travail, que pour l'organisation ou les salariés eux-mêmes. C'est donc tout l'enjeu de mon travail que de proposer une même grille de lecture pour des phénomènes qui sont généralement traités séparément. Rendre visible le phénomène constitue donc la première étape, nécessaire mais guère suffisante, pour y porter remède.

Nonfiction.fr - La manière dont vous décrivez ces situations de travail est plutôt classique, sauf lorsque vous vous intéressez aux managers où vous adopter alors une focale très particulière. Ne craignez-vous pas que votre description du travail de ceux-ci puisse laisser penser que les moyens de faire face à la dispersion, pour ce type d'activités, relèvent surtout d'une micro-organisation ?

Le traitement des différents terrains n'est pas identique, je ne me suis pas contentée de faire varier les situations de travail, j’ai également fait varier les niveaux d’observation afin de multiplier les focales d’analyse mais aussi afin de m’adapter au mieux à ce que je voulais observer. Ainsi si pour les autres terrains, l’observation a été égocentrée, pour les agences d’événementiel, je me suis attachée à observer le fonctionnement du collectif de travail dans son ensemble. Le caractère collectif de l’activité, tout comme la mobilité, demande à l’enquêteur d’adapter ses techniques d’observation. On ne recueille pas les mêmes matériaux quand on est assise en permanence derrière des travailleurs postés comme les traders, que quand on suit un conducteur de travaux dans ses déplacements ou qu’on essaye de saisir l’activité d’un collectif éclaté sur un site de plusieurs centaines de mètres carrés. Dans le cas des managers, j’ai prolongé mon observation par un enregistrement vidéo de l’activité et des séances d’auto-confrontation.
Pour discerner et rendre visibles les situations de dispersion, j’ai eu recours à différentes techniques :
1/ Me focaliser sur des moments où le caractère dispersif de la situation devenait particulièrement saillant. C’est le cas dans les moments d’échec ou de justification. Par exemple, cette situation où suite à la variation brusque du cours d’une action, un trader se met à perdre beaucoup d’argent. Il est tellement affecté par ce retournement de position qu’il se met à s’agiter dans tous les sens, commence à saisir la souris, puis le téléphone, ses yeux errent d’écran en écran, à la recherche d’une solution. Ce moment permet de bien mettre en exergue le fait que sous une gestion apparemment harmonieuse de son portefeuille de valeurs, se cache en fait un faisceau complexe d’actions enchevêtrées, qu’il devient très difficile de démêler et de gérer sous le coup de l’émotion et de l’urgence. A d’autres occasions la dimension dispersive de la situation devient tellement saillante que le travailleur est amené à se justifier devant d’autres personnes. Les échanges autour de la disponibilité du manager se sont révélés particulièrement riches en thématisations de ce type.
2/ Une seconde technique a consisté à rechercher les traces du caractère dispersif de la situation dans l’équipement de l’environnement de travail. A cet égard l’exemple du trader est patent puisque son équipement permet à la fois une attention distribuée sur de multiples écrans mais aussi une focalisation très rapide sur un élément pertinent par des jeux de couleurs, de surbrillance mais aussi des sons associés à des événements ou encore des maximisations d’outils.
3/ Une troisième et dernière technique a consisté à aller repérer la gestion de la dispersion dans les postures adoptées par les travailleurs. L’analyse vidéo de courtes séquences d’activité du manager a permis de mettre en évidence le caractère dispersif de l’environnement par des postures particulières, comme les étirements entre plusieurs artefacts ou les torsions corporelles, adoptées par le manager pour prioriser des engagements concurrents. Pour donner un exemple rapide, quand le manager se contente de tourner la tête pour répondre à la question du collègue qui entre dans le bureau, et maintient l’orientation de son buste et de ses jambes vers son ordinateur, cela témoigne que cette réponse s’insère comme une parenthèse dans son activité électronique qui reste son engagement principal. Pour ce dernier cas, il ne s'agit pas de réduire la gestion de la dispersion à de la micro-organisation. Si j'ai insisté sur ce point, c'est que c'est le seul terrain où j'ai pu avoir recours à l'analyse vidéo.

Nonfiction.fr - Donner toute son importante à la dispersion dans l'analyse de l'activité de travail suggère d'approcher différemment les technologies de l'information et de la communication, mais aussi la coopération dans l'organisation du travail individuelle et/ou collective, et également la manière d'appréhender la charge de travail ou encore les compétences nécessaires. Pourriez-vous en dire un mot ?

En matière de gestion de la dispersion, le rôle des TIC est ambivalent : sources de dispersion, elles constituent également un appui précieux pour la gérer (pour citer quelques exemples : préparation de l’environnement perceptif, possibilité d’engagements parallèles clandestins, pré-formatage d’informations ou encore mise en place de filtres). Mais le rôle joué par les TIC ne peut être pleinement apprécié que si l’on s’attache à en préciser le contexte. Le niveau d’équipement seul ne suffit pas, il faut également prêter attention au degré de maîtrise et de familiarité, à l’existence ou non de prescriptions d’usage, aux formes de complémentarité mais aussi de concurrence qui peuvent exister entre les différents outils, et enfin, à l’image véhiculée par ces outils dans la communauté de travail.
La gestion de la dispersion rend la coopération à la fois plus nécessaire mais aussi plus difficile. Le cas des agences d’événementiel a bien montré comment le collectif pouvait constituer une ressource centrale pour faire face aux situations de dispersion. D’un autre côté, il est évident que les collègues sont une source non négligeable d’interruption et de dispersion. De par son caractère fondamentalement ambivalent, l’étude de la dimension collective de la gestion de la dispersion au travail offre une opportunité pour dépasser le simple clivage entre une vision totalement irénique du collectif de travail, et une vision trop axée sur les enjeux de pouvoir. Pour le salarié qui affronte la dispersion, ses collègues jouent tour à tour le rôle d’adjuvant ou d’opposant.
Pour ce qui est de la question des compétences et des charges au travail, je me suis attachée à montrer qu'il s'agissait en quelque sorte de l'endroit et de l'envers d'un même problème. La gestion des situations de dispersion est une performance. Les capacités du travailleur à réduire, canaliser ou à résister à la dispersion constituent une compétence. Cette compétence générale à articuler différents engagements dans le court terme, se décline en un nombre conséquent de compétences plus ou moins spécifiques (agilité temporelle, maîtrise émotionnelle, compétence à évoluer dans un collectif de travail ou une maîtrise des TIC pour n’en citer que quelques unes). Ces compétences peuvent être développées grâce à l’expérience. En effet, l’analyse révèle que la familiarité avec l’environnement de travail et l’acquisition d’automatismes jouent un rôle déterminant en matière de gestion de la dispersion. Dans le même temps, la confrontation à des situations de dispersion représente une charge supplémentaire pour le travailleur qui ne saurait être appréhendée avec les catégories déjà existantes comme la flexibilité temporelle ou fonctionnelle. Ce constat vaut pour les charges cognitives ou psychiques mais aussi physiques. En effet, l’analyse a permis de mettre en évidence tout un travail de préparation du corps à la gestion de la dispersion, que ce soit au niveau émotionnel ou gestuel.
Que ce soit pour les TIC, la dimension coopérative, les compétences ou les charges, le prisme des situations de dispersion requiert une prise en compte globale du contexte et donc une approche résolument qualitative. Isoler artificiellement telle technologie ou telle compétence serait totalement contre-productif pour l'analyse.

Nonfiction.fr - Quel rapport ce travail entretient-il avec la sociologie des engagements développée par Laurent Thévenot   ?

Je partage avec cette sociologie pragmatique des engagements, la double attention au monde des objets et à celui des valeurs morales ; ces deux éléments étant fondamentalement constitutifs des situations de dispersion telles que je les conçois. Pour le monde des objets, nous l'avons déjà évoqué avec la question des TIC notamment, pour ce qui est des valeurs morales, il est important de comprendre que j'utilise ce terme dans un sens défait de sa connotation négative. Pour moi, la dispersion n'est pas bonne ou mauvaise en soi, et ces situations peuvent être appréhendées positivement ou négativement suivant les acteurs. Le fait qu'il n'existe pas de terme stabilisé, non connoté négativement pour désigner la capacité à évoluer dans des situations de dispersion, nous en apprend beaucoup sur les normes sociales en matière d'attention ou de gestion des engagements. Dans mon travail, je fais état d'un conflit normatif relatif à l’évolution des normes d’attention. Il semblerait qu’une forme d’attention plastique et labile vienne contester la suprématie de la norme de focalisation jusque-là hégémonique.
Par ailleurs, l'attention portée aux situations de dispersion permet de nourrir une question chère à Laurent Thévenot, celle de la cohérence de la personne. En effet, dès lors qu'on ne postule plus la cohérence de l'acteur social, il revient au sociologue d'interroger les moyens dont celui-ci dispose pour s'assurer une "consistance". Prêter attention aux situations de dispersion permet de documenter cette question.

Nonfiction.fr - Enfin, envisagez-vous de poursuivre ce travail et, auquel cas, dans quelles directions ?

Je continue ce travail aujourd'hui sur deux terrains : l'un se situe dans le prolongement d'un des terrains déjà réalisés : celui de l'assainissement. L'idée étant d'essayer de continuer à suivre les évolutions dans cet univers qui connaît des profondes mutations organisationnelles et technologiques. Le second terrain concerne le journalisme participatif. Il s'agit d'une part d'analyser comment les journalistes qui ont déjà une activité professionnelle propice aux situations de dispersion, intègre les nouvelles tâches liées à la participation des lecteurs (lecture, réponse, éventuelle modération des commentaires) ; j'essaie d'autre part de comprendre comment les lecteurs entrelacent à leurs autres activités quotidiennes, cette activité informationnelle qui devient plus complexe avec la dimension participative. Plus largement, il me semble que la confrontation à des situations de dispersion dépasse largement le monde du travail, et j'aimerais continuer à enquêter sur ces autres situations qu'elles relèvent de la sphère domestique ou politique, par exemple 

 

À lire également sur nonfiction.fr :

Notre dossier Le travail en débat