Sportive exceptionnelle, lesbienne assumée, transsexuelle et rebelle, puis criminelle et enfin collaborationniste : la vie de Violette Morris tient du roman. Dans cette biographie inégale, Marie-Josèphe Bonnet s’efforce de discuter la légende noire qui ne voit en Violette Morris que la " hyène de la Gestapo ".

 

C’est devenu un lieu commun de l’écrire : la biographie a retrouvé ces dernières années un peu de légitimité scientifique en histoire   ) . Cette reconquête, qui tient plus de l’avancée à couvert et progressive que du Blitz, touche inégalement les spécialités de la discipline. Très marquée en histoire politique, elle affecte désormais l’histoire économique et même l’histoire sociale.

Mais il demeure des poches d’ultime résistance. L’histoire du genre ressemble, à cet égard, à un village d’irréductibles Gaulois. Cela tient à ce que le genre a mis longtemps à être reconnu en France comme un critérium pertinent en sciences sociales. Dans notre pays, les historiens ont, en particulier, regardé longtemps avec scepticisme une démarche consistant pourtant à " dénaturaliser les identités et les rapports de genre ", c’est-à-dire… à faire moins d’anthropologie et plus d’histoire !

On comprend dès lors que les spécialistes du genre répugnent en France à retrouver le chemin de la biographie, c’est-à-dire d’un genre dont le " sérieux " est encore contesté, ça et là. Pourquoi remettre en cause une dignité scientifique si péniblement acquise ? D’autant que le risque n’est pas négligeable de verser dans la téléologie ou l’histoire sainte, en particulier quand on s’attache à de grandes figures de l’émancipation féminine par exemple.

Une vie très singulière

Marie-Josèphe Bonnet, dont les travaux sur l’homosexualité féminine et ses représentations sont bien connus   , ne risquait pas a priori de tomber dans l’empathie militante en écrivant une biographie de Violette Morris (1893-1944). De cette dernière, le public cultivé connaît surtout l’engagement dans la collaboration. Les rares publications contemporaines qui évoquent Violette Morris la décrivent invariablement comme une " tortionnaire ", une " fanatique " pro-nazie, et rappellent qu’elle aurait été surnommée " la hyène de la Gestapo   ".
Les deux tiers du livre de Marie-Josèphe Bonnet   sont certes consacrés au collaborationnisme de Violette Nozière et à sa mort énigmatique. Mais l’ouvrage rappelle aussi ce que le personnage avait d’exceptionnel en sa triple marginalité : athlète de haut niveau qui poussa les murs du sport au féminin et remit en cause l’idée d’une supériorité physique du corps masculin sur le corps féminin ; lesbienne affichée, dans ce Paris de l’Entre-deux-guerres où sembla un temps régner, il est vrai, une forme de " tolérance " inédite pour les amours de même sexe   ; collaborationniste enfin, alors que seule une minorité de Français souhaita réellement " la victoire de l’Allemagne   .


" La plus intrépide " des sportives françaises des années 1920

On le sait : le sport féminin a commencé de se développer dans l’Hexagone au lendemain de la guerre de 1870-1871. L’idéal bourgeois de la femme-fleur et de la fragile jeune fille dut alors composer avec le souci de préparer au mieux les intéressées à leur " devoir de mères ". A mères sportives, enfants sains, pensait-on. Mais le charme des beautés diaphanes et molles résista longtemps à la séduction des chairs bronzées et fermes…


Au surplus, des moralistes insistèrent très vite pour que les femmes ne dépassent pas les lois de ce que commandait la grâce volontiers prêtée à leur sexe : oui à la gymnastique mais le javelot et le lancer de poids étaient-ils vraiment des disciplines " féminines " ? Ces interrogations se muèrent en réprobation au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors qu’une partie de la société française éprouvait la tentation d’un retour à l’ordre sexué. Or, c’est à cette époque que Violette Morris, dont les origines familiales se situent en partie au Levant, devint " la plus intrépide des sportives " françaises   . Elle n’avait alors guère de rivale pour la célébrité, sinon peut-être Suzanne Lenglen. Mais là où la tenniswoman au physique pourtant ingrat cultivait des qualités " féminines " sur le court -comme l’élégance des mouvements et des vêtements-, Violette Morris s’habillait en homme et aimait la compétition " comme un homme " : pour gagner…


Défier la loi du genre par le sport


En clair, Violette Morris cherchait à accomplir de réelles performances sportives. L’effort physique lui était un but en soi, et non un moyen d’entretenir sa santé : sa conception du sport était plus proche de celle du sport masculin que de celle du sport féminin des années 1920. Elle s’illustrait de surcroît dans des spécialités exigeant de la force (le lancer de disque, de poids et de javelot), de l’endurance (le football, le cyclisme) ou du sang-froid (la course automobile). Soit des qualités prétendument masculines... Pis ! Elle ne se contentait pas non plus d’investir ce nouveau champ de lice de la masculinité qu’étaient les sports mécaniques : elle y participait à des compétitions mixtes et l’emportait sur des hommes. Tout un système de domination masculine fondé, croyait-on, sur la force physique des hommes s’en trouvait remis en cause symboliquement.
A la fin des années 1920, Violette Morris fut toutefois condamnée à la marginalité sportive par les institutions du sport féminin. Ces dernières l’exclurent pour des raisons essentiellement vestimentaires. Ne refusait-elle pas de porter autre chose qu’un pantalon, à défaut de toute tenue " réglementaire " ? La question est moins anecdotique qu’il y paraît. Christine Bard a montré récemment tout l’enjeu que revêtait historiquement, pour les femmes, le port du pantalon   . Le procès qui opposa en 1930 Violette Morris à la Fédération féminine sportive de France aurait du reste sa place dans l’histoire du sport en général. Par l’imposition aux compétitrices d’une tenue réglementaire pour les compétitions, c’est la fin de l’amateurisme et d’une certaine liberté dans la compétition sportive qui se jouait.
Il demeure que Violette Morris avait, dans les années 1920, choqué jusqu’à une féministe sincère comme Yvonne Netter. La championne ne s’était-elle pas fait couper les deux seins en 1929, sous prétexte que sa poitrine opulente l’empêchait de conduire aussi sportivement que souhaité ?


Une héroïne du transgenre (avant la lettre)


Cette mastectomie fit définitivement de Violette Morris " un être à part ", une femme qui avait spectaculairement renoncé au signe de la féminité et, plus encore, de la maternité pour elle-même.


Comment cette sportive accomplie, qui avait longtemps vécu de ses rentes, s’accommoda-t-elle de sa propre marginalité dans les années 1930 ? Elle posséda un magasin d’articles automobiles et cyclistes jusqu’en 1931, puis serait devenue artiste lyrique. Marie-Josèphe Bonnet ne s’attarde guère sur cet aspect de la vie de Violette Morris. On peut le regretter. Il y aurait eu là matière à une belle évocation de ce Paris où l’androgyne Suzy Solidor connaissait ses premiers succès, où Charles Trénet trouvait préférable de taire son homosexualité, tandis qu’à Berlin, la très libre Claire Waldoff se voyait marginalisée dès 1933-1934… Tout juste Marie-Josèphe Bonnet rappelle-t-elle l’amour de Violette Morris pour la comédienne Yvonne de Bray (1887-1954) ou son amitié pour Jean Cocteau –ce dernier écrivit du reste Les monstres sacrés sur la péniche de l’ancienne championne sportive-.


Un fait divers tragique vint enfin consacrer la marginalité de Violette Morris le 26 décembre 1937. Ce jour-là, elle tua de deux coups de revolver un homme qui la menaçait. Et la presse de l’époque d’insister sur le fait que la victime avait été brièvement légionnaire. Comment ne pas voir ce que ce drame avait d’exceptionnel pour l’imagination du grand public ? Une femme vêtue en homme, qui avait accompli un acte de mutilation chirurgicale et pouvait donc être considérée comme une transsexuelle, usait d’un symbole phallique (le revolver) pour assassiner un homme qui avait appartenu à un des corps d’armée les plus " virils "… Or, Marie-Josèphe Bonnet traite cette " affaire " en quelques lignes seulement, précisant au passage que la légitime défense fut bien retenue pour le meurtre commis par Violette Morris.


La mort mystérieuse d’une marginale


L’auteure s’attarde en revanche sur la mort de l’ancienne championne sportive. Les faits ? Violette Morris fut abattue le 26 avril 1944 en compagnie d’un couple de bouchers et de leurs enfants, dans l’Eure, par un groupe de résistants. Les circonstances de cette exécution sont restées assez mal connues jusqu’à présent, faute d’un recoupement rigoureux des témoignages avec d’autres sources. La présence d’un enfant dans la voiture mitraillée avait, en outre, probablement poussé certains résistants à ne pas s’étendre sur cette " bavure "…
 

Nécessité du ravitaillement, raison sentimentale ou réelle amitié pour le couple de bouchers qui moururent avec elle, Violette Morris se trouvait donc dans l’Eure au printemps 1944. Première question que pose Marie-Josèphe Bonnet : pourquoi son véhicule a-t-il été pris pour cible par la Résistance locale ? Responsable d’un garage réquisitionné par la Luftwaffe à Paris depuis 1941, proche des responsables de la Légion des volontaires français contre le bolchévisme (LVF) dès sa création en 1941 toujours, liée au Francisme, le parti " fasciste " de Marcel Bucard et auxiliaire, sinon agent, de la Gestapo en France : le collaborationnisme de Violette Nozière ne fait pas de doute. Il y entrait probablement une part de revanche terrible contre la France de la IIIe République, où elle se sentait contrainte à la marginalité. Combien d’individus, peu suspects de sympathies pour l’Allemagne nazie avant 1940, se mirent à son service pour prendre ce genre de revanche mesquine et terrible ?
Mais de la collaborationniste notoire à la légende noire d’une tortionnaire surnommée la " hyène de la Gestapo ", il y a un pas, que les archives ne permettent pas de franchir selon Marie-Josèphe Bonnet. La question reste donc entière : pourquoi la résistance normande a-t-elle décidé d’exécuter sommairement cette collaborationniste-là au printemps 1944 ?
Il faudrait, pour répondre, rappeler que le climat de répressions et de violences s’était alourdi jusqu’à l’horreur quotidienne dans la France occupée, quelques semaines avant le débarquement des Alliés. La Résistance, plus nombreuse et mieux organisée, pouvait, de son côté, mener ses opérations avec plus d’efficacité, notamment pour éliminer des collaborationnistes ou des responsables nazis. D’où il ressort que la " célébrité " passée de Violette Morris pesa peut-être dans la décision de la " liquider ", comme sa personnalité hors normes. Qui, mieux qu’une transsexuelle lesbienne devenue gestapiste, pouvait incarner l’aspect " contre-nature " de la collaboration ?


Ce raisonnement, qui insiste discrètement sur les vues très hétéronormées de nombreux résistants, est implicitement prêté par Marie-Josèphe Bonnet aux commanditaires -qui restent à déterminer- de l’assassinat de Violette Morris. Mais il s’agit d’une supposition…


La mise en récit et le métier d’historien


Avouons-le en conclusion : cette biographie de Violette Morris souffre de longueurs. Marie-Josèphe Bonnet y raconte son enquête dans les archives de façon un rien naïve... Elle examine en effet une à une les pièces documentaires éclairant la mort de Violette Morris et ne fait grâce au lecteur d’aucune lacune, d’aucun hypothèse. Ce que faisant, elle manque le coche de la " mise en récit ", étape sans laquelle il n’est pas de bonne histoire.


Ces remarques renvoient aux limites de l’exercice biographique. Le gros plan se justifie en histoire quand un personnage a réellement pesé sur l’évolution de son temps (un inventeur, un penseur, un dirigeant politique, un patron de presse…) ou que sa trajectoire renvoie à une histoire plus collective, aux éléments d’une histoire plus générale (un " simple " militant, un petit industriel, un penseur de second ordre, un journaliste sans illustration particulière, un criminel).
Or, Violette Morris n’était pas une femme de combats collectifs, mais bien une personnalité hors normes, jalouse de sa radicale singularité. Sa vie se présente au total comme un feuilleté de marginalités, ou comme une rivière dont le cours est parfois difficile à suivre. Retracer ces existences-là conduit aux confins de l’histoire scientifique, ou oblige à brasser une masse considérable d’archives et de références. Marie-Josèphe Bonnet s’y est un peu égaré, mais le défi était de taille. Pour plus de sûreté, il aurait peut-être fallu se contenter d’une Enquête sur la mort de Violette Morris et ne pas annoncer une biographie qui ne pouvait qu’être décevante…


On se surprend, en refermant le livre, à accorder du crédit à ces théories absurdes qui veulent que les prénoms influencent le tempérament et le destin de ceux qui les portent. Des " Violette " du XXe siècle, qui retiendra-t-on ? Les écrivains Violette Trefusis et Violette Leduc dont on sait les amours homosexuelles respectives. Et l’empoisonneuse Violette Nozière, évidemment. A cette trinité, il faudra désormais ajouter pour tout de bon Violette Morris, l’insoumise radicale, dont l’existence marginale et dramatique aurait pu naître de l’imagination d’un Huysmans ou d’un Catulle Mendès…