Olivier Lacoste, maître de conférences à Sciences po, est l'auteur de l'ouvrage Comprendre les crises financières paru aux éditions Eyrolles (2009). Il répond aux questions de nonfiction.fr sur la crise économique actuelle. 

 

Nonfiction.fr- Les leaders mondiaux semblent impuissants à enrayer la crise financière malgré les annonces rassurantes. Sont-ils dépassés ?

Olivier Lacoste- Il y a un paradoxe dans cette crise qui se situe dans le prolongement de celle des subprimes. En 2007 puis en 2008, la réaction des autorités économiques a été vigoureuse. Il n'y a pas eu de tergiversations, notamment de la part des banques centrales, qui ont décidé d'ouvrir le robinet de liquidité. Les gouvernements et les autorités monétaires ont eu raison mais on peut dire aujourd'hui qu'ils sont aussi victimes de leur succès. D’une part, comme ils ont évité une panique bancaire (en 2008) et que le système n'a pas volé en éclats, l’illusion a pu se répandre un temps qu’on était revenu au business as usual : certaines réformes ont eu moins d’ampleur qu’on pouvait initialement le penser. Il n'y a pas réellement eu changement de paradigme. D’autre part, dans l’urgence, vu la contraction violente des bilans en 2008, les gouvernements ont dû substituer de la dette publique à de la dette privée. Ils ont sauvé le système et soutenu l’économie mais, aujourd'hui, leur marge de manœuvre est devenue plus étroite. Ce qui rend leur gestion de la crise plus délicate.

 

Nonfiction.fr- La réaction des gouvernements à la crise a été coordonnée, récemment Nicolas Sarkozy et Angela Merkel ont d'ailleurs annoncé d'autres mesures visant à rassurer les marchés. Est-ce suffisant ?

Olivier Lacoste- Les marchés regardent la situation des finances publiques mais testent aussi le degré de solidarité politique de l'Europe. Depuis plusieurs mois, le couple franco-allemand donne l’impulsion à la coordination européenne, qui doit être approfondie. L’EFSF (European Financial Stability Facility, Facilité européenne de stabilité financière) et son successeur pérenne l’ESM (European Stability Mechanism) permettent désormais une solidarité, un pilotage politique des crises, qui avaient été interdits auparavant dans les Traités (article 125 TFUE). Pour renforcer le pilotage politique de la zone euro, d’autres mesures seraient à envisager par les Européens. La taxe sur les transactions financières, prônée par la France, permettrait de "ralentir" les marchés. De plus, elle pourrait avoir vocation à alimenter le budget communautaire, de la même façon que les droits de douane. Il faudrait aussi avancer sur le dossier de la base harmonisée et consolidée de l’impôt sur les sociétés. Le débat sur les eurobonds gagnerait à être posé autrement. Actuellement, on les considère uniquement sous l’angle des risques que prendraient certains Etats à garantir des dettes d'Etats plus fragiles. Il faudrait se demander s’il ne faut pas émettre des eurobonds pour financer des projets d'infrastructures transnationaux dont le financement est compliqué au niveau national et qui élèveraient le potentiel de croissance européen. En d’autres termes, pourquoi ne pas s’inspirer, au niveau européen, des « investissements d'avenir » français ? Sur un autre sujet, pourquoi ne pas réfléchir à la situation des agences de notation à l'aune de la politique de concurrence européenne ? Toutes ces options méritent d’être dans le débat. Certes, elles n’ont pas directement trait à la crise financière, mais si l’Europe est capable d’avancées concrètes, les marchés seront moins tentés de la tester.

 

Nonfiction.fr- Vous insistez à plusieurs reprises dans votre ouvrage sur la fréquence des crises financières et vous citez un rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) selon lequel "la période actuelle est bien marquée par le retour de crises financières majeures". L'économiste Michel Aglietta affirme que l'instabilité fait partie de la nature du système. Partagez-vous ce point de vue ?

Olivier Lacoste- Depuis quelques années, les économistes insistent sur la diversité des capitalismes, et opposent par exemple le capitalisme occidental au capitalisme émergent. Michel Aglietta parle d’un modèle "patrimonial" pour désigner un système où la rentabilité à court terme a pris le pas sur les objectifs de long terme, où la santé des actifs détermine l'économie réelle. J'utilise dans mon ouvrage le terme de capitalisme "liquide" mais il s’agit de la même chose. Or certaines spécificités, concrètes, de ce capitalisme accroissent la vulnérabilité aux crises. Par exemple, depuis que les normes comptables se sont converties à la "fair value", une entreprise est évaluée à la valeur qu’elle a sur les marchés, comme si sa vocation était d’être vendue le lendemain. Ce système accroît le caractère cyclique de la valorisation, donc amplifie l’euphorie et les crises. Sur ce sujet, dans le passé, l'Europe, du fait de ses divergences de vues, a manqué de s'affirmer. Pourquoi a-t-elle délégué la définition des normes à une association de droit privée ? Il est bien difficile aujourd’hui de revenir en arrière. Autre exemple, les investisseurs institutionnels, comme les fonds de pension, pourraient logiquement se comporter en investisseurs de long terme et potentiellement jouer un rôle stabilisant sur les marchés. Or beaucoup d’investisseurs institutionnels confient leurs fonds aux hedge funds : les modalités même de la rémunération de ces derniers font que les long terme est délaissé au profit du court terme. Peut-être faut-il agir sur les contrats de délégation, ou faire émerger une doctrine spécifique pour les investisseurs de long terme. D’autres exemples pourraient être rappelés ; au total, il serait utile de repérer les dispositifs concrets qui, dans le capitalisme, pourraient être amendés dans un sens défavorable au "court-termisme". Par ailleurs, et vu que les crises financières obéissent aux mêmes mécanismes de fond, il faudrait faire mieux attention aux signes préventifs des crises qui sont parfois ignorées en période d'euphorie, par exemple l’évolution du crédit. C’est tout l’enjeu de la surveillance dite "macroprudentielle".

 

* Propos recueillis par Estelle Poidevin.