Un ouvrage riche et stimulant, sur fond de vaines tensions entre historiens et archéologues

En 2007, en partenariat avec les éditions La Découverte, l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) a entrepris la publication d’une série de volumes destinés à présenter au grand public un bilan des travaux récents menés par les archéologues. La collection, baptisée «Archéologies de la France», s’organise selon un découpage chronologique. Après un du beau livre inaugural consacré à l’âge du bronze (L. Carroza, C. Marcigny, 2007), près d’une dizaine de volumes ont paru, consacrés au paléolithique, au néolithique, à l’âge du fer, à la France gallo-romaine ou au Moyen Âge (2 volumes). Depuis novembre 2010, la collection présente également quelques ouvertures thématiques : le lecteur dispose déjà d’une bonne synthèse sur l’Archéologie environnementale de la France (Stéphanie Thiébault, 2010), et des volumes consacrés aux pratiques funéraires, à l’archéologie des Antilles et à l’aménagement du territoire sont en préparation. Copieusement illustré, chaque volume associe, en 180 pages, un texte de synthèse générale à de courts encadrés analysant des cas particuliers. Au centre de chaque volume, un chapitre de «mise en perspective» permet d’articuler recherche archéologique et problématiques contemporaines. Il convient de saluer cette entreprise collective, dirigée conjointement par Jean-Paul Demoule et Jean-Paul Jacob, qui est d’ores et déjà une réussite.

Le dernier volume paru dans cette collection regroupe les contributions de plus d’une demi-douzaine d’auteurs. Préparé sous la direction de Florence Journot et Gilles Bellan, il est consacré à l’Archéologie de la France moderne et contemporaine.

 

Une nouveauté

Le sujet de ce livre ne s’impose pas d’emblée comme une évidence. Comme Florence Journot et Gilles Bellan nous le rappellent dans leur avant-propos, l’archéologie des temps modernes est une conquête scientifique récente. On retiendra ici, comme date de naissance, la publication en 1982 du premier numéro de Ramage, la Revue d’Archéologie Moderne et d’Archéologie Générale initiée par Philippe Bruneau.

Malgré quelques chantiers particulièrement médiatiques (fouilles de la cour du Louvre de 1983 à 1991, exhumation des charniers laissés par de grands conflits du XXe siècle), l’archéologie des temps récents a mis longtemps à gagner ses lettres de noblesses, et ce n’est que depuis le début des années 2000 qu’elle a atteint une certaine reconnaissance : en 2003, Pierre-Yves Balut, qui avait été l’assistant de Philippe Bruneau aux premières heures de Ramage, soutenait une thèse d’habilitation intitulée «Défense et illustration de l’archéologie moderne et contemporaine» ; la même année, un enseignement d’archéologie des périodes récentes était dispensé aux étudiants de première année d’université ; en 2004, la revue Nouvelles de l’archéologie consacrait un numéro entier à l’archéologie moderne et contemporaine.

Aujourd’hui, les travaux archéologiques consacrés aux périodes récentes se multiplient, depuis les fouilles menées autour du bastion du Pont Vieux à Nîmes en 2006-2007, jusqu’à celles en cours sur le cimetière moderne du Carreau du Temple à Paris, en passant par les travaux réalisés sur le site de l’hôpital protestant de La Rochelle en 2010. La carte des sites archéologiques de l’INRAP montre que 14 % des chantiers de fouilles et des diagnostics accomplis concernent (plus ou moins directement) l’archéologie moderne ou contemporaine.   . Malgré cette tardive reconnaissance, les archéologues refusent encore souvent de prêter attention à ces «temps plus récents que l’ancien» (P.-J. Trombetta), préférant consacrer leurs efforts à l’étude des périodes préhistorique, antique et médiévale qui constituent leur champ d’action traditionnel. Quant aux historiens des temps modernes et contemporains, ils n’ont pas encore pris l’habitude de se référer aux travaux des archéologues.

La publication, dans la collection «Archéologies de la France», d’un volume consacré aux périodes récentes apparaît donc comme un geste fort, voire militant : il s’agit de réaffirmer la pertinence de la pratique archéologique pour l’étude des périodes postérieures au Moyen Âge. Il s’agit également (nous y reviendrons) d’imposer l’archéologie dans le champ des sciences de l’homme en rappelant la place fondamentale qu’occupe la culture matérielle dans les sociétés humaines. 

 

L'apport archéologique

On croit encore trop souvent que, pour l’étude des époques moderne et contemporaine, l’abondance des textes et des documents d’archives rend inutile le travail des archéologues. Contre cette idée reçue, les auteurs de cette Archéologie de la France moderne et contemporaine n’ont de cesse d’insister sur les lacunes de la documentation écrite. Michel L’Hour dénonce ainsi «l’illusion d’archives omniscientes disposant dans leurs grimoires de toutes les réponses»   , tandis que Florence Journot et Gilles Bellan signalent le décalage entre la trace écrite et les pratiques concrètes : «Tout ce qui se dit, s’écrit, se dessine ne rend pas compte de tout ce qui se fait»   . L’enquête archéologique permet justement de prendre connaissance des pratiques et des processus techniques mal documentés par les sources écrites. Elle permet surtout de «prendre des distances par rapport aux sources écrites, par exemple l’incontournable Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui même à son époque n’était qu’inégalement à la page»   .

Outre leur incomplétude, les sources écrites donnent souvent l’illusion de la précision – raison de plus pour s’en méfier. Michel L’Hour, spécialiste de l’archéologie sous-marine, en donne un bon exemple lorsqu’il évoque les chargements de «Toutenague» importés par les navires de la compagnie des Indes orientales au XVIIe siècle. Les textes, y compris l’Encyclopédie, décrivent ce métal comme un alliage de nickel, de cuivre et de zinc. Mais les fouilles archéologiques menées sur l’épave du Mauritius (perdu en 1609 sur les cotes de Guinée) révèlent que le chargement se composait de lingots de zinc pur.

Si l’archive écrite permet souvent de dresser le tableau d’une situation, elle rend rarement compte d’une évolution diachronique. L’approche archéologique peut permettre de combler cette lacune. Florence Journot et Gilles Bellan mettent ainsi en avant la «part fondamentale du savoir-faire des archéologues» qu’est le raisonnement stratigraphique»avec ou sans sédiment»   . «Les analyses stratigraphiques portant aussi bien sur des couches archéologiques que sur des bâtiments en élévation font apparaître finement les multiples transformations d’un même site.»  

Le principal mérite de cet ouvrage est donc de démontrer au grand public la nécessité de l’enquête archéologique appliquée aux temps récents. Si le premier chapitre («Environnement et campagne») demeure quelque peu abstraits faute de se référer suffisamment à des études précises, l’ensemble du volume est d’une très bonne tenue. Le chapitre sur la ville (F. Journot) constitue une excellente synthèse des travaux récents, étayée par de nombreux exemples. Celui consacré aux céramiques modernes (V. Abel, A. Horry, F. Journot, F. Ravoire) offre de belles analyses sur les vaisselles parisiennes, lyonnaises et méditerranéennes. Les considérations sur l’appropriation des techniques de faïencerie espagnole en France, ou sur l’usage pérenne de céramiques grossières au côté de céramiques plus travaillées sont particulièrement intéressantes. Signalons également le remarquable chapitre consacré à l’»archéologie du voyage», aussi bien par voie terrestre (G. Bellan) que maritime (M. L’Hour), sans doute l’un des plus réussis de ce volume. À travers ces nombreuses études, l’Archéologie de la France moderne et contemporaine offre donc au lecteur une véritable plongée dans les réalités matérielles du passé récent.

 

La perspective : archéologie et sciences humaines

On a écrit plus haut que ce livre était un ouvrage militant : Florence Journot et Gilles Bellan revendiquent pour l’archéologie la place qui lui est due dans les études sur les temps modernes et contemporains. Prenant au mot le descriptif de la collection – qui propose d’intégrer «les données archéologiques au sein des dernières avancées de la recherche en sciences humaines» –, le volume est construit autour d’une «mise en perspective» intitulée «Archéologie et anthropologie» (p. 87-96). Ce texte stimulant se présente comme une mise au point sur la place de l’archéologie parmi les sciences de l’homme. Cette problématique, d’ailleurs, anime et traverse tout l’ouvrage : de l’avant-propos jusqu’à la conclusion, le lecteur rencontre de nombreuses réflexions sur le statut de l’archéologie et des sciences humaines.

Ces considérations sont justifiées par l’ignorance et le désintérêt dont sont victimes les travaux des archéologues de la part de leurs confrères des sciences humaines et sociales. Les deux directeurs de l’ouvrage déplorent ainsi à maintes reprises «l’absence de dialogue entre représentants des sciences humaines» et «le refus du débat épistémologique»   . Ils proposent au contraire «de renoncer à cette étanchéité entre les sciences humaines»   , car «le dialogue entre les sciences humaines doit être repris d’urgence»   .

Ce qu’affirment à raison Florence Journot et Gilles Bellan, c’est que les sciences de l’homme ne doivent pas être réduites aux seules sciences sociales. Ethnologues, sociologues et historiens doivent mettre en place des collaborations qui prennent en compte non seulement l’homo socius et l’homo loquens, mais également l’homo faber.

 

L'attaque : archéologie et histoire

Malgré la clarté et l’intelligence du propos, ces considérations mettent le lecteur quelque peu mal à l’aise – le lecteur. Si cet appel à l’union entre les sciences humaines est légitime et justifié, le ton avec lequel il est prononcé rend le message difficilement audible. En effet, dans les pages qu’ils rédigent, les deux directeurs de la publication n’ont de cesse de marquer le territoire des archéologues. Pour échapper aux «mécanismes» d’une supposée «exclusion anti-archéologique»   , ils n’hésitent pas à s’en prendre directement aux disciplines voisines.

Ainsi la géographie historique, «ici et là préconisée», est-elle accusée de «chercher a priori dans les formes des paysages des ‘prolongements des sociétés’» et de promouvoir des «valeurs paysagères» et des «idéologies régionalistes», tandis que l’archéologie cherche «au contraire à analyser les notions de bocage ou encore d’openfield» et «à proposer des scénarios pour les dynamiques et les rythmes propres à ces phénomènes dans leur matérialité»   . Le lecteur familier des travaux de Roger Dion, de Marc Bloch ou de Xavier de Planhol ne peut qu’être surpris de voir la géographie historique ainsi caricaturée, réduite à un discours simpliste et accusée de servir des motivations idéologiques douteuses. Il est par ailleurs dommage que Florence Journot semble réserver l’analyse du bocage et de l’openfield aux seuls archéologues, évoquant à bon escient les travaux de Magali Watteaux   , mais omettant de rappeler ce que la distinction fondamentale entre deux types paysages ruraux doit aux travaux d’historiens et de géographes comme Marc Bloch ou Roger Dion   .

Plus généralement, les deux directeurs de la publication accusent les sciences sociales, et l’histoire en particulier, de négliger l’analyse matérielle des sociétés humaines : «Actuellement est fort le mouvement intellectuel qui réduit l’homme à l’homo socius, qui cultive la suprématie des sciences sociales (histoire, sociologie, ethnologie), chacune tendant à être une métascience qui détiendrait, habillée du nom d’anthropologie, l’explication ultime de l’humain»   . Florence Journot et Gilles Bellan renvoient l’image d’une pratique historienne déconnectée des réalités concrètes, écartant des études «les choses, l’univers matériel lui-même, au profit des modes de représentation de ces choses, textes et images»   .

Il y a quelque injustice à reprocher aux historiens de négliger les réalités concrètes et de demeurer enfermé dans un monde de textes, d’images, de représentations. Un nombre considérable de travaux, de qualité certes variable, témoignent de l’existence d’une préoccupation historienne pour les réalités matérielles. F. Journot et G. Bellan ne l’ignorent pas ; ils reconnaissent d’ailleurs aux historiens le mérite de s’être»emparés» du «concept de culture matérielle»   . Mais plutôt que de les encourager à pousser l’enquête dans cette direction, nos deux auteurs s’en prennent vigoureusement aux chercheurs qui tentent d’analyser le monde matériel sans être épaulés par des archéologues. Les attaques ne sont jamais nominatives, mais on n’aura pas de mal à reconnaître les historiens visés par les vives critiques des pages 89 et 161. Qu’importe que ces attaques soient justifiées ou non : le lecteur est surpris de voir les auteurs d’un ouvrage appelant explicitement à «renouer le dialogue» entre les sciences humaines, se poser en juges sévères des travaux produits par leurs confrères des disciplines voisines.

Sans doute motivés par une volonté de provoquer le débat, ces propos traduisent une crainte : les deux directeurs de cette publication redoutent de voir l’archéologie assujettie aux sciences sociales, et à l’histoire en particulier. «Dans ce mouvement, l’univers matériel et ses problématiques sont en assujettissement aux questions sociales». Les auteurs s’en offusquent : «Littéralement rétrograde, cette conception conduit à une définition de l’archéologie auxiliaire de sciences interprétatives dominantes»   . Tout l’objet de ce débat se résume donc finalement à cette sempiternelle question : l’archéologie est-elle une science auxiliaire de l’histoire ? 

 

Une science historique

Question mille fois posée, et qui divise historiens et archéologues depuis de longues années. Florence Journot et Gilles Bellan y répondent de façon ferme. Ils revendiquent l’identité de l’archéologie comme discipline à part entière. «Considérer l’archéologie comme une discipline, relevant des sciences humaines, et non comme une illustration, un outil pour d’autres sciences qui seules seraient interprétatives, est un choix heuristique […]. En fait tout est là.»    

Les deux auteurs tranchent donc le débat en faveur d’une indépendance totale de l’archéologie vis-à-vis des autres sciences humaines. Mais cette réponse ne fait pas l’unanimité parmi leurs confrères. Dans l’avant-propos du volume consacré à l’âge de Bronze paru dans la même collection en 2007, Laurent Carozza et Cyril Marcigny définissaient l’archéologie non comme une science, mais comme «une pratique» : «elle est tout au plus un outil des sciences humaines et sociales, fondé sur l’étude de données matérielles»   . Florence Journot et Gilles Bellan, qui voient dans ces propos le «sabordement» de l’archéologie, affirment avec véhémence leur total désaccord avec leurs confrères   .

Si le débat est vif au sein même de la collection, c’est sans doute parce que, de part et d’autre, il est mal posé. L. Carozza et C. Marcigny écrivent que l’archéologue «ne produit [pas] une interprétation des faits» ; ils attribuent cette tâche à leurs confrères des sciences humaines et sociales. De leur coté, dénonçant les «ouvrages d’historiens» (p. 89), les «historiens de formation» (p. 162), Florence Journot et Gilles Bellan fondent l’identité archéologique sur l’opposition à la pratique historienne. Tantôt alliées, tantôt concurrentes, l’histoire et de l’archéologie apparaissent dans les deux cas comme deux disciplines distinctes.

Mais l’histoire n’est pas une discipline. Le terme «histoire» ne désigne, en lui-même, aucune pratique concrète. Il ne fait que définir un objet d’étude : le passé humain. Il est absurde de réduire l’enquête historique à la seule étude des textes. Les «historiens» le savent au moins depuis quatre-vingt ans, depuis que Lucien Febvre l’a vigoureusement affirmé devant le collège de France : «Les textes, sans doute : mais tous les textes. […] Les textes, évidemment : mais pas rien que les textes  Les connaissances historiques sont produites par des chercheurs qui disposent chacun de leurs propres méthodes de travail et qui peuvent être formés à des disciplines différentes. La paléographie, la statistique, la cartographie, la démographie, la bibliographie, la philologie, la numismatique, la codicologie, comme l’archéologie, sont susceptibles de devenir «sciences auxiliaires de l’histoire». Aucun paléographe, pourtant, ne s’offusquerait d’être ainsi «assujetti» à l’impérialisme historien. Il n’y a pas de lien d’asservissement entre l’histoire et les disciplines qui permettent de l’écrire ; il y a au contraire la justification d’une pratique : c’est parce qu’elle produit des connaissances historiques que la démarche archéologique se justifie.

Rejetant l’histoire comme étrangère à leurs préoccupations, Florence Journot et Gilles Bellan mettent l’archéologie au service d’une «anthropologie» générale   , science globale étudiant l’homme dans toutes ses dimensions (sociales, psychologiques, matérielles). Le détournement est habile, mais il n’est que rhétorique. Car l’étude de l’homme dans le passé, fut-ce un passé récent, cela s’appelle l’histoire. Discipline à part entière, s’inscrivant de plein droit parmi les sciences de l’homme, l’archéologie n’en demeure pas moins une science historique. Il y aurait une coquetterie un peu vaine à ce que les archéologues ne se considèrent pas eux-mêmes comme les historiens qu’ils sont. 

L’archéologie mérite sa place au sein des études modernistes et contemporanéistes – ce livre, qui ne manque pas de qualités, en fournit de nouvelles preuves. Mais il est dommage qu’un ouvrage de cette tenue soit marqué par une hostilité latente  à l’égard des sciences sociales voisines. Sans doute y a-t-il dans ces propos une part de provocation, destinée à faire naître le «débat épistémologique» que les auteurs appellent de leurs vœux. Mais ce mode de dialogue n’est pas un choix heureux. Plutôt que de dénoncer les travaux d’historiens, il eut mieux valu présenter des modèles concrets de collaborations interdisciplinaires réussies.

L’histoire est notre cause commune. Que le dialogue et la collaboration soient nécessaires, nous en sommes convaincus. Les historiens ont le devoir d’en appeler aux compétences des archéologues s’ils veulent consolider leurs travaux. Mais il faut qu’ils puissent le faire sans qu’on les accuse d’»assujettir» l’archéologie à l’histoire.

Ce malentendu fondamental prend sa source dans l’organisation des études universitaires en France. L’Université distingue deux filières : l’une «historique», l’autre «archéologique». Cette organisation peut laisser croire qu’»historiens» et «archéologues» sont deux espèces différentes de chercheurs, qu’ils n’exercent pas le même métier. Des passerelles doivent donc être jetées entre les différentes sciences historiques ; elles doivent se mettre en place au niveau des licences et des masters de l’Université. Faute de cela, les étudiants des deux filières demeureront étrangers les uns aux autres. Et l’ «esprit de corps», qui n’est qu’un esprit de clocher, continuera à diviser les chercheurs