Philippe Muray décrit à plusieurs reprises dans son oeuvre Cordipolis, la cité planétaire de notre société contemporaine. La cité du cœur, de la cordialité, "L’empire du bien". Les hommes y sont les victimes, consentantes ou résignées, de l’effroyable censure qu’exercent sur eux les bons sentiments. Ils y sont sommés de se respecter, de s’aimer, de se venir en aide, de faire la fête ensemble, jusqu’à l’excès, jusqu’à l’absurde. Le caritatif, l’humanitaire, la redistribution, l’action sociale, les galas, les strass et paillettes, les célébrations et les "parties" y règnent souverainement sur le discours politique, l’action publique, les manifestations sociales et l’organisation des Etats. Voici le fruit des amours monstrueuses, selon l’auteur, de deux idéologies dominantes qui ont fini par fusionner : le marxisme et le libéralisme. Elles ont étouffé toute possibilité de penser autrement que dans une affabilité tout à la fois fade et délirante envers son prochain. Elles ont mis à bas la conflictualité, le débat, la pensée, l’altérité, quelle qu’elle soit (sexuelle, physique, intellectuelle, culturelle, religieuse… on se demande bien ce qui peut limiter le raisonnement avant le mot "racial"). Il n’y reste que des automates, des moutons de Panurge (ou plutôt des "mutins de panurge", faussement et conventionnellement rebelles), bêlant dans le troupeau à l’apparition de la moindre figure qui pourrait faire penser à un loup. Et des "matons de panurge", gardiens des prisons où sont enfermés les vrais penseurs, à commencer par les écrivains. Mutins et matons : les deux profils de l’Homo festivus, qui dégénère en Festivus festivus : l’espèce qui reste après le Sapiens sapiens, après l’humain ; des êtres insensés qui festoient sans décence, qui encensent la justice (valeur et institution, les deux décriées par Philippe Muray), qui condamnent et revendiquent à tour de bras. S’inscrivant dans l’héritage de Francis Fukuyama, Philippe Muray le dit clairement dans un ouvrage éponyme : Cordicopolis est la cité des ruines de l’humanité "après l’histoire".
Deux exemples seulement pour mesurer où se situe la pensée de Philippe Muray.
A propos de Céline auquel il a consacré un essai, d’abord. Il y affirmait dans un premier temps qu’il fallait reconnaître à Céline son style. Il s’est rétracté ensuite, n’affirmant pas seulement, à rebours du consensus général, qu’il fallait le lire comme un écrivain, mais bien comme un penseur, pour ses idées et pour ce qu’il affirme. Il dénonce également "l’expédition plumitive" dont a été victime, selon lui, Renaud Camus. Il y a là une manière de s’approprier bien des conceptions sombres. Pas l’antisémitisme certes, soyons clair sur ce point. Mais une pensée de la haine revendiquée, assumée, qui exige de pouvoir s’exprimer au grand jour, assurément. D’où certainement le fait que Philippe Muray soit devenu une figure révérée par les partisans de la liberté d’expression la plus totale, quel que soit leur bord.
A propos du 21 avril ensuite. Sa signification politique selon Philippe Muray ? La revanche du Phallus, que le gouvernement Jospin, à travers les lois en faveur de la parité, des homosexuels, du temps libéré, avait voulu castrer. Le 21 avril, c’est la vengeance des hommes, qui ne veulent pas (à bon droit selon Muray) se laisser enfermer à la maison.
Qui était Philippe Muray ? D’abord un obscur écrivain réactionnaire, ayant vécu dans un anonymat relatif et une discrétion absolue avant sa mort, en 2006. Reconnu certes, mais peu lu jusqu’à Lucchini et sa mise en scène de cet auteur. Existant au niveau littéraire ambiant : qui cherche la marginalité la trouve, quel que soit son bord. Puis, une fois mort : un auteur sinon adulé, du moins admiré et respecté partout.
Ce fut aussi un maître à penser, pour une génération d’intellectuels (osons le mot, pour ne pas dire intelligentsia) de droite, qui a vécu un temps dans la même discrétion que son idole, sous le joug des décriés antiracismes et droits-de-l’hommismes. Citons-en deux pour bien mesurer qu’après le temps de la discrétion est venu celui de l’exposition : Elizabeth Lévy, qui a mené un livre d’entretiens avec lui (Festivus festivus) et Eric Zemmour. Les éclats de ce dernier, qui lui ont valu une condamnation pour incitation à la discrimination raciale, ne sont pas sans évoquer une revanche du maître par la voix de l’élève. Prenons par exemple cette charge de Philippe Muray contre toute loi anti-homophobie : "Il n'y a aucune contradiction entre la pornographie de caserne qui s'étale partout et l'étranglement des dernières libertés par des "lois antisexistes" ou réprimant l' "homophobie" comme il nous en pend au nez et qui seront, lorsqu'elles seront promulguées, de brillantes victoires de la Police moderne de la Pensée." En transgressant, en ce qui concerne les races, ces lois liberticides, Eric Zemmour a fait à la "Police moderne de la pensée" un bras d’honneur tout murayen.
Mais Philippe Muray n’a pas fait que de brillants émules, pratiquant avec finesse la rhétorique et la provocation, sachant mordre la ligne pour se créer un nom sans trop se mettre en danger, et surtout possédant une culture indéniable. Son nom est aussi régulièrement mis en avant dans des propos aux caractères indubitablement racistes ou homophobes, comme ici ou là.
Si Cordicopolis devait avoir un centre névralgique, Philippe Muray aurait fort bien pu le situer quelque part dans les pays nordiques, au cœur de la social-démocratie, en Norvège par exemple. Oslo aurait pu en être un quartier bobo par excellence, dominé de la tête et des épaules par un parti travailliste bon teint et ouvert, organisant chaque année sur une île bucolique un rassemblement cosmopolite où les générations au pouvoir partagent avec leurs aspirants successeurs des idées sur la manière d’améliorer encore et encore une société jamais suffisamment égalitaire, respectueuse et fraternelle. Les logorrhées "marxo-libéraliste" de cet attroupement de "mutins/matons de panurge", de Festivus festivus décomplexés, auraient assurément pu donner l’occasion à Philippe Muray d’une magnifique diatribe sur l’abêtissement de masse et ses discours lénifiants, la mièvrerie politique d’une jeunesse asservie par les rêves de ses aînés, des ainés ramollis par l’espérance d’un avenir meilleur pour leur progéniture, une consensualité à l’eau de rose qui à ses yeux ne dépassait guère le niveau esthétique d’un roman d’amour de la collection Harlequin.
Car Philippe Muray s’était muré depuis longtemps dans les contreforts de la littérature – classé dans la catégorie "critique" par ses éditeurs et par les libraires – pour déployer son analyse cynique du monde et de ses contemporains. Une œuvre littéraire le plus souvent loin de la fiction, très rarement romanesque, explicitement tournée vers le réel immédiat. Sombre sinon haineuse, pessimiste sinon apocalyptique, avec l’humour et l’esthétique comme seuls alibis de respectabilité. Il ne revendiquait certes pas l’exactitude scientifique de l’analyse sociologique, mais il prétendait bien délivrer une vérité, sinon la vérité, sur la réalité contemporaine. Et il a donc fait des émules qui sont aujourd’hui particulièrement bien implantés dans la place médiatique parisienne.
Anders Beihring Breivik n’était probablement pas un émule de Philippe Muray, dont il n’avait certainement jamais entendu parler. Il n’était probablement pas l’émule de grand monde : la thèse d’une fusion des idéologies marxistes et libéralistes, qu’il dépeint lui aussi exactement dans ces termes dans les documents qu’il a laissés pour expliquer son projet macabre, et qui a donné lieu à la même société multiculturaliste qu’il dénonce avec la même véhémence verbale que Philippe Muray, n’est pas l’apanage exclusif de ces deux êtres isolés, l’un écrivain, l’autre terroriste. Elle est bien plus répandue qu’on ne se l’imagine dans les milieux nationalistes, dans les partis d’extrême-droite, chez les identitaires chrétiens, chez ceux qui désormais aussi se cachent derrière le faux-nez d’une laïcité intransigeante, entre autres. On la voit également à l’œuvre, désormais, dans plusieurs partis au pouvoir en Europe : en France par exemple, avec la "droite populaire", cette frange de l’UMP qui organise des apéros saucisson-pinard à l’Assemblée nationale et qui, tout en se voulant un rempart face au FN, est accusée par beaucoup d’être un pont vers celui-ci.
Anders Beihring Breivik n’avait donc pas besoin d’un théoricien talentueux comme Philippe Muray pour élaborer sa pensée destructrice. La proximité confondante de leurs arguments n’est pas l’effet d’une causalité mécanique. Le tueur norvégien n’avait besoin que de cet air du temps qui laisse se répandre des idées nauséabondes et en rigole, qui profite des difficultés matérielles et idéologiques profondes (crises économiques, interrogations sur les repères identitaires, difficulté à produire des modèles de développement et des projets politiques…) pour s’adonner à des discours simplistes et instrumentaliser les peurs, les angoisses, les haines.
Littérature critique et terrorisme fanatique sont deux issues possibles pour une pensée de la haine de l’autre et du refus du réel, deux postures qui aboutissent, pour les individus qui les épousent, à des formes de réclusion, d’isolement complet, à des destinées en forme de fatalité. Elles n’ont certainement pas la même valeur éthique. Elles n’ont certainement pas les mêmes conséquences. A ce titre, les comparer comme attitude existentielle a bien entendu quelque chose de problématique : la littérature reste une activité noble quand bien même elle dérive dans le sordide, et le sordide sans limite reste son droit le plus strict. Il n’en va évidemment pas de même dans le réel.
Mais n’est-il pas, également, problématique de mettre en avant sans précaution un penseur de la haine au nom de son talent humoristique, quand, au fond, il promeut des idées qui si elles sont prises au pied de la lettre, non pas dans un refus du monde, mais dans un refus de se résigner, se traduisent inévitablement par des actions nauséabondes et violentes ?
La lecture de Philippe Muray est incontestablement plaisante, parfois hilarante, presque toujours drôle. Ses saillies rafraîchissantes, profondes et pertinentes dans leur décalage et leur reflet vis-à-vis du réel contemporain, donnent à réfléchir, nous aident à sortir de nos idées reçues, de notre confort intellectuel, de nos certitudes établies sur nos engagements ou nos combats. Mais cette pensée, établie au premier degré, n'en demeure pas moins inquiétante, dans la mesure où rien n'empêche de la prendre au premier degré.
A cet égard, peut-être conviendrait-il d’être très clair sur la lecture qu’on en fait : en tant qu’auteur qui alerte sur les dérives de la société, il est important de l’écouter et de le lire, même après sa mort. En tant que penseur de la haine et du refus de la société, il est important de pouvoir le critiquer, voire de le condamner, sans développer immédiatement un complexe envahissant de "maton de panurge". En tant qu’inspirateur de relais médiatiques et politiques, il faut le combattre, car on ne sait pas les intentions qu’il pourrait susciter