Le premier synonyme d'Hugo Pratt est Corto Maltese. Le premier synonyme de Maltese est voyage. En ces temps de vacances, retour sur le dernier ouvrage consacré à Pratt

Dans une autre vie, Jean-Claude Guilbert était un homme de télévision. Son Magazine de l’aventure, précurseur du concept Ushuaïa, était diffusé par TF1 avant la privatisation (1987). En fait de biographie, l’ancien journaliste raconte ses souvenirs en compagnie du créateur de Corto Maltese. Les commentaires de leurs amitiés s’accompagnent de nombreuses références à l’œuvre, énumérant et détaillant les sources d’inspiration de Pratt. Ce témoignage passe par un véritable travail d’écriture, placé sous le signe de la poésie et du merveilleux. Quelques illustrations aèrent le propos. Des regrets, la partie consacrée aux femmes est mince tandis que l’enthousiasme religieux gagne les pages de fin. Les références au livre de D. Petitfaux   sont parfois pesantes.

 

L’île au trésor

Dès le départ, Guilbert prévient le lecteur : "Hugo Pratt était mon ami". Pour le prouver, il expose cette proximité de façon onirique. Ensuite, il recense leurs points communs : l’aventure, l’Éthiopie, la littérature, Rimbaud et surtout le monde des rêves. Signalons que Guilbert réfute l’idée de ressemblance physique avec Corto Maltese. Le personnage a été dessiné avant leur rencontre. Peut-être que cela participe aux secrets établis entre les deux hommes. Guilbert annonce la principale caractéristique de la méthode Pratt. Le traitement du noir et du blanc est un héritage du cinéma américain et de la bande dessinée de Milton Caniff (Terry and the Pirates). En utilisant son propre parcours professionnel, Guilbert rappelle l’apparition de Corto Maltese et de Raspoutine dans La ballade de la mer salée. Selon la chronologie, Raspoutine précède Corto de quelques cases. Hugo et Corto, l’auteur et son personnage. Et puis les albums se succèdent sans que le mot fin n’apparaisse. Le lecteur suit un marin désinvolte "trop individualiste et indisciplinée…subversif"   . Corto et Hugo vont ainsi traverser le premier quart du vingtième siècle tel le Fabrice de Stendhal.

Dans la vraie vie, Guilbert situe sa rencontre avec Pratt en juillet 1979. Il en résulte un film intitulé La ballade plus loin. Le rôle de la télévision est indéniable dans la découverte de Pratt par le grand public, bien qu’il faille minorer l’impact de l’exposition médiatique, moindre à l’époque. La sincérité de l’auteur témoigne de l’amitié naissante. Guilbert nous fait penser à un Nicolas Hulot intègre.

 

Pratt et le Livre 

Guilbert passe en revue la volumineuse bibliothèque rassemblée par Hugo Pratt. Il présente, de façon savante et sans lourdeur, la cohorte des inspirateurs dont le plus grand dénominateur commun est l’Aventure. Joseph Conrad ouvre la voie. Henry Rider Haggard (Allan Quatermain) introduit la série Cato Zoulou. Cela nous rappelle que la carrière de Pratt ne repose pas uniquement sur Maltese. Rudyard Kipling permet de découvrir la série des Scorpions du désert, la plus personnelle. L’écrivain africaniste Edgar Wallace est cité dans l’album Les Helvétiques. Deux auteurs se singularisent, J. London et B. Traven   (Le trésor de la Sierra Madre) alias Ret Marut. Guilbert rappelle l’attrait de Pratt pour ses deux hommes aux destins romanesques. 

En matière de poésie, à nouveau la veine anglo-saxonne avec Coleridge et William Wordsworth. Dans Fable de Venise, lors de sa confrontation avec le baron Von Ungern-Sternberg, Maltese utilise l’arme du discours, ce que Guilbert explique : "Nous sommes plus près de Shakespeare que des planches de comics américains." Avec Les Celtiques, l’auteur aborde W. Butler Yeats et l’Irlande, source d’inspiration féerique. Mais également Chrétien de Troyes et le Graal (Les Helvétiques). Guilbert remet à l’honneur le principe d’arborescence, présenté comme une métaphore de la connaissance démultipliée. Chez Pratt, il prend l’aspect du labyrinthe.

 

Les voyages

Durant son séjour argentin, Pratt a multiplié les travaux avec le scénariste Héctor Oesterheld (Sergent Kirk - 1953, Ticonderoga, - 1957) puis seul (Wheeling - 1962). Inspirés par l’Histoire des Indiens d’Amérique du Nord, ils développent une vision novatrice de la culture autochtone. La notion de métissage est omniprésente. Pratt la portera aux sommets avec l’extraordinaire Jesuit Joe (Casterman, 1980). Encore l’Argentine, Jorge Luis Borges apparaît dans l’album de Corto au titre évocateur, Tango.

Utilisant comme prétexte les aventures de Corto à Samarkand et la maison dorée, Guilbert annonce la mort à venir. Un détour par le vieux Paris, celui de Nicolas Flamel, est l’occasion de rapporter le mythe de la clé. Comment une anecdote bidonnée devient une partie de la biographie officielle. À partir de ces pages, l’auteur raconte sa vie avec Pratt, ses moments passés avec le "maître". On s’éloigne de la Bande Dessinée. Des digressions nous conduisent vers Chaïtane (le diable) ou le Zar, sorte de Vaudou éthiopien (Les Éthiopiques) en passant par la franc-maçonnerie (Fable de Venise). Guilbert déroule les instants ultimes passés auprès de Pratt. Le dernier sacrement, avec l’épisode de la transmission de la croix dont une double lecture pose les limites de cette biographie illustrée. Hugo est mort. Guilbert se rapproche du sculpteur Livio Benedetti, l’autre ami apparu de manière furtive au début du livre.

Les entretiens réalisés pour Le désir d’être inutile   répondent aux interrogations de Pratt sur la finalité de son art. En résumé, un regard sur la Bande Dessinée avant que cette dernière ne devienne un produit, par l’auteur qui en a anobli le genre. L’ouvrage de Guilbert relate une histoire d’amitié, joliment racontée. Hugo Pratt a créé un univers à son image. "Tout comme ses ombres étaient lumières, ses mutismes avaient valeur de commentaires"