Sous forme d’un journal fictionnel, Marc Augé tente de pénétrer la condition d’un sans-domicile d’aujourd’hui. Sans toutefois réussir à s’abstraire complètement de sa condition d’intellectuel et de chercheur.  

Longtemps distinctes, la fiction et l’anthropologie ne cessent de se rapprocher et il suffit de lire l’excellent Zones du romancier Jean Rolin   pour s’en convaincre. Par l’usage des vertus ethnologiques de la littérature, le présent ouvrage participe à ce rapprochement. Anthropologue du quotidien et des "mondes contemporains", Marc Augé s’intéresse depuis longtemps à l’ordinaire urbain. Que ce soit à travers ses analyses sur la mobilité, sur les "non-lieux" ou sur le métro, il a activement participé à élaborer les cadres d’une anthropologie de la surmodernité. Dans cet ouvrage, l’auteur poursuit son exploration de la condition urbaine et s’interroge sur le sans-abrisme, phénomène croissant de nos sociétés et duquel plus personne n’est à l’abri. Mais l’objectif de l’auteur n’est pas d’expliquer les raisons sociales du déclassement, d’analyser des statistiques ni même de réaliser un travail de terrain. Il préfère décrire l’influence de la perte du "chez-soi" sur les comportements, sur le psychisme des individus concernés. Dans cette perspective, il élabore une ethnofiction censée révéler un fait social total "à travers la subjectivité d’un individu particulier"   . L’auteur recourt alors à ses observations de la vie courante, à son imagination pour décrire une situation de vie.

Sous forme d’un journal écrit à la première personne, nous suivons les péripéties d’un homme, inspecteur des impôts à la retraite, divorcé et habitant dans le 15ème arrondissement de Paris. Celui-ci voit sa situation changer radicalement lorsqu’il est contraint de quitter son appartement pour des raisons financières, et l’auteur nous met face à son passage "à la rue". Cet homme, en masquant la réalité de sa condition, vit dans sa Mercedes, illustre vestige de sa vie passée. Mais il n’est pas pour autant question changer de territoire. Bien qu’il ne connaissait guère ses voisins lorsqu’il possédait encore son appartement, il entend bien rester dans ce quartier qui lui est familier et auquel il se sent appartenir. Cette nouvelle condition de vie l’amène ainsi à appréhender d’une nouvelle façon son quartier, à en explorer les différents recoins en fonction de nouveaux besoins. Ainsi, l’homme devient familier de certains cafés où les toilettes sont accessibles à tous,  de certaines gares où des douches sont à disposition des usagers, de certains parkings où les gendarmes passent rarement. 

L’auteur montre alors l’adaptation de cet individu à une nouvelle vie, à un monde où le privé n’existe quasiment plus. C’est effectivement tout le rapport aux comportements privés qui se trouve à revoir pour cet homme sans "chez-soi", pour cet homme dont le seul refuge reste sa voiture. Pour autant, l’auteur n’insiste pas assez sur cette dichotomie public/privé qui constitue l’un des enjeux de la vie des sans-abri. Le dernier rempart de l’intimité s’effondre en effet avec la nécessité d’assouvir ses besoins primaires dans les lieux communs. Or, à l’heure où les espaces publics deviennent aseptisés et normalisés et où l’essentiel des pratiques intimes se recentrent dans l’espace du foyer familial   , le regard des citadins sur ces comportements privés importe considérablement sur l’émergence de tolérance ou de  dédain, de pitié ou de gène. Ce point, central dans l’appréhension du quotidien des sans-abri, semble malheureusement négligé sous la plume de l’auteur.

Mais l’un des enjeux qui ressort de cette ethnofiction est celui du rapport aux lieux tel qu’il se manifeste chez des personnes sans-abri. Car en perdant son chez-soi, l’on perd un lieu marqué et approprié, dernier refuge de l’identité : "la perte du lieu, c’est comme la perte d’un autre, du dernier autre, du fantôme qui vous accueille chez vous lorsque vous rentrez seul"   . L’individu à la rue réapprend alors à se familiariser avec certains lieux de son quartier, s’y projette et s’y lie par un sentiment d’appartenance, nécessaire tant dans la construction de soi que dans l’efficience des pratiques de survie. De nouvelles habitudes et de nouvelles routines font alors de cet homme un habitant à part entière de son quartier et c’est certainement ce qui fait l’intérêt de l’ouvrage. Ce nouvel apprentissage du quartier, cette logique d’appropriation mise de l’avant par l’auteur révèle avec justesse le fait que les sans abri ne sont pas dans un rapport passif au territoire mais se situent au contraire dans une relation particulièrement forte à leur lieu de vie. 

Sans rien dire à personne de sa condition, l’homme continue tant bien que mal de garder des contacts. Que ce soit à la boulangerie, au bar-tabac ou au "rendez-vous des amis", l’homme prend le temps de discuter et s’intègre dans le quartier avec une "détermination renouvelée"   . L’élaboration de liens sociaux dans un périmètre restreint témoigne de cette volonté de se construire une "identité territoriale"   et révèle la dimension ontologique de l’espace. Mais c’est lorsqu’il revient dans sa vie passée, qu’il visite ses anciens amis, que sa solitude et sa condition de déplacé lui apparaissent avec le plus de force : "difficile de jouer un rôle quand il n’a plus lieu d’être, de rester à sa place quand on l’a perdue, d’exister chez les autres quand on est soi même sans domicile fixe, sans feu ni lieu, presque sans nom"  

Toujours en possession de sa voiture, l’homme est en mesure de se mouvoir et de quitter la ville. Ce qu’il mettra en œuvre pour rejoindre dans le sud une femme rencontrée au "rendez-vous des amis" et pour laquelle il éprouve une affection toute particulière. Marc Augé traduit alors l’envie de fuite qui taraude l’inconscient de l’homme depuis des années et qui se manifeste lors de son passage "à la rue". Et c’est à ce stade de l’ouvrage que l’auteur s’éloigne de son sujet. À vouloir pénétrer l’inconscient de son sujet, à vouloir extraire les questionnements métaphysiques d’un homme au crépuscule de sa vie, Marc Augé semble questionner davantage l’universel que la spécificité de son personnage. L’intention est louable mais ces interrogations semblent trop vastes pour être traitées en une centaine de pages. Par conséquent, le lecteur perd progressivement de vue la condition de sans-abri que l’auteur souhaitait décrire. 

Ainsi, la dimension fictionnelle du récit de Marc Augé permet d’humaniser et de subjectiver un phénomène souvent illustré par des statistiques, tout en révélant l’importance de l’appropriation des lieux dans la construction de soi. Toutefois, malgré une volonté de proximité, cet ouvrage laisse l’impression d’une vision extérieure au phénomène, comme si l’auteur préférait s’imaginer la situation de ces gens plutôt que d’aller à leur rencontre. Un travail de terrain aurait été le bienvenu pour saisir davantage les réalités physiques de la condition de sans-abri, leur perception du regard des autres ainsi que leurs rapports aux lieux. Si, dans le présent ouvrage, l’ethnofiction ne se révèle pas convaincante pour rendre compte d’une situation délicate et complexe telle que l’itinérance, elle a par contre le mérite de mettre de l’avant le talent littéraire de l’auteur