Il est évident que les scènes politiques contemporaines se transforment, changent et se modifient à une vitesse inédite. Les protagonistes les mieux placés dans la course électorale peuvent rapidement être relégués à des positions secondaires. L’avènement de sociétés médiatisées et la labilité des alignements politico-électoraux corrélative de la désarticulation des identités partisanes expliquent, en grande partie, le nouveau vertige qui définit le cours de la vie politique. Mais il est clair que, dans ce contexte, l’émergence de nouvelles conjonctures résulte soit de l’irruption de faits inespérés, soit d’actions publiques effectuées par des leaders politiques expérimentés. La reconfiguration que connaît le scénario politique argentin depuis la recomposition du capital politique que détient aujourd’hui le gouvernement présidé par Cristina Fernández de Kirchner   représente une claire illustration de ce phénomène   . Nous nous proposons dans cette étude de décrire ce scénario en prenant comme point de référence le développement du processus électoral 2011, pour essayer de mieux comprendre les défis que devra sans doute affronter le gouvernement dans un futur proche.


Le processus électoral 2011 : Cristina au centre de la scène


En mars dernier, le cycle électoral s’inaugura par la tenue, dans la province de Catamarca, d’élections pour renouveler les plus hautes autorités de l’exécutif provincial. Dans ce district, l’Union Civique Radicale (UCR) arbore vingt années de pouvoir continu, et quelques mois avant la date de l’élection, tout paraissait indiquer que rien ne pourrait l’altérer et mettre en péril un nouveau triomphe du gouverneur déjà en fonction, Eduardo Brizuela del Corral. Mais, les résultats du 8 mars causèrent une surprise : par presque 5 points, le candidat officiel fut battu, brisant ainsi l’hégémonie ininterrompue des Radicaux. La dernière semaine de mars, ce fut au tour de la province australe de Chubut d’organiser des élections. De la même manière que dans la province du nord-ouest argentin, le kirchnérisme n’apparaissait pas, a priori, comme l’option favorite de l’électorat. Pour le gouvernement, ces élections représentaient un défi additionnel parce que de ces résultats dépendaient les chances que l’ex-gouverneur Mario Das Neves se lance dans la course à la présidence en représentant le Péronisme Fédéral, espace d’opposition au gouvernement intégré par différents cadres péronistes d’envergure nationale   . Après que les premiers résultats furent publiquement diffusés, le mandataire provincial opposé au gouvernement se déclara immédiatement gagnant, dépassant de quelques points le candidat kirchnériste. Mais les dénonciations de fraude proférées par ce dernier ont donné lieu à un recomptage des voix. Même si c’est le candidat soutenu par l’ex-gouverneur Mario Das Neves qui a finalement été déclaré vainqueur du scrutin du 29 mai, il a néanmoins affirmé quelques semaines plus tard qu’il soutiendrait Cristina Fernández de Kirchner aux prochaines élections.

Dans les deux cas, la présidente Cristina Fernández de Kirchner se déplaça et fit campagne peu de temps avant la tenue des élections, s’impliquant directement dans la campagne locale et modifiant de manière significative la tendance du vote. De l’analyse de ces épisodes se dégage un constat fort significatif : l’influence décisive que possède aujourd’hui l’image publique de la présidente au niveau national, qui est capable de modifier le cours du processus électoral et même d’inverser la distribution des votes. D’autres exemples tendent à confirmer cette hypothèse. En témoigne en particulier le processus électoral en cours dans la ville et la Province de Buenos Aires. 

Dans la Ville Autonome de Buenos Aires, le processus de composition de l’offre politique présente une série d’aspects distinctifs qu’il convient de commenter. Principalement dans le cas de l’espace hétérogène kirchnériste, on remarque la constitution de trois fronts politiques distincts qui, au lieu de se présenter à des élections internes pour définir la position majoritaire, procèdent par accumulation de forces dans chaque espace, pour ensuite s’en remettre à la décision finale de la présidente. C’est elle qui, suite à ce processus relativement particulier, détermine qui sera le candidat du kirchnérisme dans ce district. Et fidèle à ce trait constitutif de sa force politique – le facteur surprise –, Cristina décida de nommer Daniel Filmus, sénateur national et candidat le mieux positionné dans les enquêtes d’opinion, comme candidat au poste de chef du gouvernement, et Carlos Tomada comme candidat à celui de vice-chef du gouvernement. C’est ainsi qu’a été désignée cette formule électorale dans ce district, traditionnellement rétif au péronisme, qui s’opposera à Mauricio Macri   , actuel chef de gouvernement. 

Dans le cas de la Province de Buenos Aires, la formation de l’offre politique possède aussi ses particularités, parce que, de même que dans les cycles électoraux antérieurs, on autorise, par ordre explicite de la présidente, l’habilitation des « listes d’adhésion »   . Ces listes permettent qu’une force politique puisse concourir au niveau provincial avec d’autres, alors que les deux appuient le même candidat au niveau national. Dans ce cas, l’action du gouvernement a comme objectif d’habiliter la lutte électorale entre des candidats qui représentent des espaces politiques différents au plan provincial, mais qui soutiennent la candidature présidentielle de Cristina Fernández de Kirchner. De cette façon, le gouvernement espère rallier plus d’appuis en évitant la dispersion d’un vote qui peut s’identifier avec la figure de la présidente en dépit de son opposition envers le candidat du gouvernement au plan provincial ou local. Dans le cas de cette province, ce phénomène est illustré par la candidature au poste de gouverneur de Martín Sabatella, du parti Nuevo Encuentro, qui a décidé d’affronter électoralement Daniel Scioli, principal responsable de l’exécutif provincial, candidat officiel du Parti Justicialiste et membre clé de l’alliance politique qui appuie l’administration centrale. La brève analyse de ces scènes électorales nous révèle l’influence directe sur la constitution de l’offre politique locale qu’exerce aujourd’hui la figure présidentielle. La publication officielle des listes des législateurs nationaux du kirchnérisme à la fin du mois de juin   , le dernier événement en date, n’est venu que confirmer le processus de nationalisation de la campagne   .

En définitive, Cristina de Kirchner apparaît aujourd’hui comme la candidate la mieux positionnée dans les enquêtes d’opinion en vue de l’élection d’octobre, et tout indique qu’elle obtiendra une nouvelle victoire qui lui permettra de conduire la destinée du pays pour quatre années supplémentaires. Cependant, l’examen du processus électoral en cours révèle également l’avancée de différents pôles de contestation qui font surgir des questions importantes sur la future composition du scénario politique argentin.


Vers un nouveau kirchnérisme ?


Les alternatives politiques au gouvernement naviguent jusqu’à aujourd’hui dans une mer de dispersion et de doutes   . D’importantes figures, qui jouissent d’une certaine notoriété au niveau national, ont décidé, par manque de soutien à l’échelle nationale, d’abandonner la course à la présidence et de dégager le chemin en faveur du projet de réélection de Cristina Fernández de Kirchner   . Mais, les multiples acteurs qui cohabitent au sein de cet espace hétérogène ne cessent de se disputer les lieux de pouvoir, redéfinissant ainsi la nature du projet politique lui-même. De manière concrète, l’un des défis les plus importants que doit aujourd’hui affronter le gouvernement concerne le rôle qui revient au pouvoir syndical au sein de ce projet.  

Sous la conduite d’Hugo Moyano   , le pouvoir des syndicats a crû de manière notoire depuis la réactivation économique et grâce à la protection du gouvernement. Ce pouvoir s’est vu à son tour renforcé grâce à l’articulation de ce secteur avec les structures territoriales du Parti Justicialiste. Son influence se trouve clairement reflétée par son importante capacité de mobilisation publique, les grèves et ses demandes constantes pour obtenir des lieux représentatifs dans les listes nationales du gouvernement. Face à cela, la présidente a répondu de manière catégorique en remettant en cause leur action corporatiste et en récompensant électoralement des secteurs qui revendiquaient leur pouvoir politique au sein de la scène électorale   . Toujours en vigueur, l’alliance stratégique avec ce secteur a subi des aléas forts significatifs. Cette épreuve de force revêt un intérêt central, parce qu’en elle se joue la capacité d’innovation du gouvernement. Cette capacité se traduirait par la capacité du gouvernement d’accorder un espace à des secteurs qui, de par leur histoire, peuvent encourager une rénovation des pratiques politiques existantes, en garantissant en même temps les schémas traditionnels du pouvoir et en réalisant les accords nécessaires à la gouvernabilité et à la viabilité de son projet politique.

Examiné à l’aune du croisement nécessaire entre ces deux logiques, entre la politique de la transformation des pratiques existantes et la garantie des équilibres politiques nécessaires, le projet national mené par Cristina se joue dans sa capacité à se réinventer, en récupérant sa puissance originelle, et en encourageant l’accélération soutenue du processus de transformation politique que la société argentine expérimente aujourd’hui, malgré toutes ses limites et ses tensions inhérentes.