Dans un ouvrage éclairant, Lawrence Pintak se penche sur la sociologie d'un journalisme arabe en pleine mutation.

Être journaliste ne signifie pas la même chose à Paris qu'à Damas, à Washington qu'à Beyrouth, à Rome qu'à Doha. De nombreuses caractéristiques, que l'on ne retrouve ni en Europe ni en Amérique du Nord, sont spécifiques au monde arabe, ce qui rend toute approche scientifique ethnocentriste altérée et donc, de fait, non pertinente. Sur ce point, nous pouvons bien évidemment citer la censure, qu'elle soit flagrante ou plus latente, et les sanctions qui en découlent, tant économiques, administratives que physiques. Mais d'autres éléments doivent également être pris en compte, comme le manque criant de formations spécialisées, la faiblesse si ce n'est l'inexistence de syndicats professionnels nationaux ou régionaux, sans oublier, bien évidemment, les facteurs historiques, religieux et culturels. Tant de caractéristiques régionales qui permettent voire obligent à différencier le journalisme arabe de celui pratiqué en Europe, en Amérique Latine ou encore en Asie.
 

Avec son dernier ouvrage, The New Arab Journalist : Mission and Identity in a Time of Turmoil, Lawrence Pintak, ancien journaliste et actuel doyen du département Communication de l'Université de Washington, tente de pallier à ces faiblesses de la littérature scientifique. Certains pourront lui reprocher sa volonté de voir le journaliste arabe comme un "tout", connaissant les mêmes déconvenues à Bagdad qu'à Téhéran, possédant les même désirs et la même soif de changements au Liban qu'en Arabie Saoudite. D'autres encore pourront dénoncer l'usage de « panels » qui ne représentent véritablement que ceux qui en font partie (la distinction journalistes de radio, de télévision ou de presse écrite est-elle véritablement représentative ? ; Les personnes rencontrées sont-elles elles même représentatives des différents courants politiques présents au sein des médias ou plutôt des connaissances personnelles de l'auteur ? ; etc.). Si ces critiques sont pertinentes, il n'en reste pas moins que son travail permet, grâce aux nombreuses données recueillies sur le terrain et à une contextualisation historico-culturelle conséquente, de mieux cerner les disparités existantes ainsi que de démonter certains préjugés tenaces. Et c'est pourquoi il est intéressant de s'y attarder quelque peu.

 

 

Identité(s) et missions
 

A la question "Par dessus tout, je suis...", 291 professionnels interrogés sur les 582 (soit 50 %) ont répondu "Journaliste". Seulement 52 ont répondu leur nationalité (Egyptien, Jordanien, etc. ; 9 %) et 116 "Musulman" (20 %). En ce sens, on peut voir que l'appartenance professionnelle est un véritable marqueur identitaire, plus important semble t-il que le facteur religieux ou étatique. Géographiquement, l'appartenance au monde arabe (32 % des 562 personnes interrogées) prévaut sur celle, plus psychologique, à la oumma, la communauté musulmane (25 %) ainsi qu'à leurs Etats réciproques (15 %). Enfin, sur le champ politique, le panel se défini majoritairement comme "démocrate" (50 % des 576 personnes interrogées), alors que 15 % se définit comme "arabe nationaliste", et seulement 10 % comme "islamiste". 

 

Au même titre que son confrère occidental, le journaliste arabe se sent investi de "missions". Ainsi, dans un questionnaire à choix multiples, 75 % des 601 sondés considèrent qu'il est de leur devoir "d'encourager les réformes politiques", tandis que 66 % estiment avoir pour mission "d'éduquer le public". Au sein de la rédaction de la chaîne qatarie al-Jazeera par exemple, le journaliste Samir Khader considère que c'est son travail "d'éduquer le public à comprendre le monde". La volonté des journalistes de promouvoir les réformes politiques, soit d'influencer d'une manière ou d'une autre l'évolution politique de la société, semble claire : sur 516 personnes interrogées, 64 % considèrent que la société arabe doit être réformée de manière graduelle, et 32 % de manière radicale. Seuls 2 % estiment quant à eux qu'elle n'a pas besoin d'être réformée. Autrement dit, cela pose clairement la question de la neutralité, pour une catégorie professionnelle qui se considère comme un agent d'influence.

 

(Auto)-perceptions et comparaisons

 

Mais le travail de Pintak va plus loin. L'intérêt de sa démarche, dans une optique plus médio-centrée cela dit, est de déterminer comment le journaliste se perçoit, mais également comment il se compare lui même à ses confrères, en particulier occidentaux. Ainsi, les journalistes arabes considèrent que les principaux enjeux de leur profession se trouvent dans le manque de professionnalisme et dans le contrôle gouvernemental. Comme le fait remarquer Hamdi al-Bokari, membre du bureau du Syndicat des journalistes yéménites, "Chaque gouvernement dans le monde est un ennemi des journalistes. Mais dans le monde arabe, le gouvernement est le premier ennemi des journalistes".

 

 

Au niveau de la comparaison avec leurs confrères occidentaux, les journalistes arabes considèrent très majoritairement l'indépendance des médias dans le monde arabe comme "mauvaise", alors que celle des médias européens est vue comme "bonne" voire "très bonne". De même, s'ils considèrent le professionnalisme arabe comme "pauvre", ceux américains et européens sont à nouveau majoritairement vus tantôt comme "bons" ou "très bons". Pour autant, lorsque l'auteur se concentre plus spécifiquement sur la période d'après 11 septembre 2001, 39 % des sondés considèrent que la couverture américaine n'a absolument pas été objective, contre 38 % pour la couverture faite par les médias arabes. 24 % considèrent pourtant que celle-ci a été en partie objective dans le cas des médias arabes, alors qu'ils ne sont que 13 % à déclarer qu'il en a été de même pour les médias étasuniens.

 

Journalistes et public

 

Enfin, le troisième champ d'analyse de Pintak est celui de la relation entre journalistes et public, qui permet de situer le professionnel hors de son propre champ, et d'intégrer les données recueillies dans une analyse plus globale. Et à ce titre, ses résultats sont éclairants : comme nous l'avons déjà vu, les journalistes se définissent majoritairement comme appartenant au monde arabe, alors que la population interrogée déclare appartenir en premier lieu à la oumma. Sur un autre plan, 62 % des journalistes déclarent avoir une attitude positive à l'égard le peuple américain, ce qui les situe bien au dessus de la moyenne en fonction de pays concernés, qui oscille entre 18 % en Arabie Saoudite et 44 % au Liban. Enfin, autre point de distinction : 78 % des journalistes interrogés considèrent que les leaders religieux ne doivent pas influencer un vote. Seul 44 % de la population est en accord avec cela. Plus flagrant encore : alors que 60 % des journalistes déclarent que "la loi devrait servir le peuple, même si elle entre en contradiction avec la charia", seul 11 % du public arabe va en ce sens. Sur de nombreux aspects donc, le journaliste arabe n'est pas en totale harmonie avec son public. De là à affirmer qu'il ne représente donc pas le public pour qui et au nom de qui il travaille, il n'y a qu'un pas, que l'auteur ne franchit cependant pas, bien conscient de l'éternel et épineux débat toujours en cours sur le sujet.

 

L'éclairage qu'apporte ici le travail de Lawrence Pintak permet un véritable bond qualitatif dans la recherche sur les médias dans le monde arabe et sur les journalistes arabes eux-mêmes. Si le secteur médiatique est aujourd'hui en plein chamboulement, en particulier dans les pays concernés par le "printemps arabe", les conséquences concrètes de ces révoltes restent encore de l'ordre de l’hypothèse, tant géographiquement que sur la durée. Néanmoins, la véritable soif de changements qui ressort globalement de cette étude nous fait penser que, outre le fait de prendre une part non négligeable aux évènements actuels, les journalistes peuvent en devenir des bénéficiaires importants, ce qui leur permettrait de faire leur travail librement et comme ils l'entendent. Et pour le coup, le journalisme idéal tel que le conçoivent les journalistes arabes est identique à la définition qu'en donnent leurs confrères occidentaux, tant à Paris qu'à Rome ou à Washington