Un livre à manier avec prudence, une chausse-trappe pour qui adhère à la vision totalisante de Le Clézio.

Jean Marie Gustave Le Clézio est grand, il l’a dit lui-même. À tout seigneur tout honneur : le livre d’Isabelle Roussel-Gillet (J.M.G. Le Clézio, écrivain de l’incertitude, Ellipses) le lui rend bien, dont le titre attire la curiosité. Car quand on connaît – quand on lit – celui qui fait ici l’objet d’une étude universitaire, on est surpris : l’homme qui écrit est celui qui paraît le plus éloigné de l’incertitude et le plus façonné par des certitudes qu’il répète tout au long de son texte. Une citation pour commencer, tirée de L’Extase matérielle   qui est un livre présenté comme un essai discursif à l’opposé de tout système : “Il n’y a pas de rien. Il n’y a pas de peut-être.” Ou encore : “Les héros sont des muets, c’est vrai”   ; ou encore : “Il n’y a qu’une seule expérience, c’est l’expérience terrestre”   . Le “en vérité” jalonne le chemin d’écriture de celui qui vit sur la terre (epichthonios), qui est à lui seul une épopée, c’est-à-dire une parole unique ; l’idiosyncrasie le clézienne est telle qu’il est difficile de croire que l’écrivain du Nobel de littérature soit celui de l’incertitude même s’il nous est rapporté   que l’écriture – qui n’est pas l’écrivain – “forge un lieu d’incertitude”. C’est alors une gageure de dépasser une lecture attitrée, une lecture modeste aussi qui suit son sujet : un terrien, un identitaire.

C’est un essai qui nous est proposé, avec pour double champ l’histoire littéraire et sociale. “Poète du doute”, le baptisé “écrivain-monde” est aussi celui qu’on a envie d’appeler “monsieur (tout) le monde” tant il arpente une terre qui ressemble au globe ou à cette boule sur laquelle il pose sa main dans le portrait télévisuel “Empreintes”   qui lui est consacré. C’est sans doute pourquoi revient l’écho de cette “quête identitaire” dans cet autre portrait qui est celui de l’écrivain de la diversité culturelle, de la pluralité. D’un bout à l’autre est salué le “passeur, conteur et tisserand”, l’“écrivain métisserand” ; ce point inscrit au texte programmatique, les thèmes et motifs sont enfilés les uns après les autres et détaillés sans numéros de chapitres comme pour en épeler les noms : passeur, traducteur, “écrivain de l’entre-deux”. Les “approches sociocritique, mythocritique ou psycho-historique” font glisser la lecture d’une dimension à l’autre de l’écrivain, avant d’étudier dans une seconde partie un texte apaisé selon un avant et après 1985.

Cette étude part d’une “écriture passante, écriture-corps” qui évoque l’électricité, dont l’ampoule est une figure récurrente du texte le clézien, et loue les nobles intentions jusqu’à son “refus d’être assigné à un patronyme” l’enfermant dans le nom breton de l’“enclos”. Elle s’intéresse tantôt à l’ouverture, plutôt qu’à la rupture d’une œuvre dont on ne sait pas toujours si elle ouvre au pire ou au meilleur ; le tout est pour elle d’insister sur le entre, sur l’entre-deux qui épouse maintenant l’époque mais qu’on distinguera du go-between. Dès Le Procès-verbal où se fait entendre une accointance avec le platonisme   , le Clézio pourrait pourtant être l’écrivain de la caverne et son monde métissé le reflet de cet antre. Le nomade immobile est frappé par le regard des choses dans un monde de prose ; “l’écrivain des ports, des marges et de ceux que la société met aux lisières”   est logiquement celui du centre (chroniqueur parisien, membre de jury). Dans la deuxième partie intéressant la problématique lien/coupure   , la division (schize) est bien sûr évoquée à la lecture du texte qui paraît être celle de l’homme plutôt que de l’écrivain-personnage pouvant demander qu’on l’appelle “Monde” (Mondo).

Cette lecture donne dès lors un livre sur l’homme-écrivain, livrant l’image d’un homme en recherche de lui-même et aux démons non exorcisés. La question du ton en littérature, de la hauteur de préférence, est donnée tout comme celle du diapason auquel se met une telle lecture. L’extase est communicative et l’“invitation” se fait incantation à force de répéter que Le Clézio “invite” ses lecteurs comme à cette étude. L’image du bienfaiteur (“rendre le patrimoine culturel à tous”) qui “prend la responsabilité de valoriser avec générosité les écrits qui font sens, différemment” recouvre l’impression de l’auteur à l’écriture brutale dans un contexte pas seulement historique de peur et de haine qu’est celui de la guerre. Celui qui ne mentionne pas Hobbes au hasard dans Le Déluge   est celui qui écrit La Guerre, qui la généralise par les éléments naturels dans une écriture de totalisation par laquelle, tel un titan, il se mesure aux colosses et aux géants ; le bestiaire le clézien est parlant : des mouches à tuer, des fourmis à écraser, des termites à brûler. La mémoire littéraire, ici délaissée, a l’impression de voir des Myrmidons dans une guerre cousue de fil invisible dont la pelote aboutit à cette Pénélope – toute à Ulysse, comme chacun sait – qu’I. Roussel-Gillet voit comme figure “de l’écrivain sur son métier à tisser”. Les images de la couture risquent alors de tromper la lecture d’un texte où Ariane tient lieu d’Arachné et où l’araignée phobique fait figure de piège. Au fond, cette étude sage se déroule comme un livre d’images sonores enchaînées qui rendent un tout cacophonique. Si “faire du bruit” consiste à se faire entendre, cela sonne dans le texte le clézien comme un fracas ; le fondu des images empêche d’approfondir la distinction entre les deux Le Clézio, celui de la violence rebelle et celui de l’exotisme familial.

La thèse que “l’œuvre métisse se situe à la croisée de bien des enjeux esthétiques et politiques sans délivrer de certitudes” est de fait contredite par cette étude reprenant à son compte l’un des propos de l’écrivain : “À travers les beautés cosmique et microcosmique, Le Clézio pense la place de l’homme, nécessité dans laquelle l’ont conforté les cultures amérindiennes rencontrées : On s’aperçoit qu’on doit de plus en plus de choses à ces sociétés disparues, ou en voie de disparition, et, parmi ces choses, il y a la certitude que l’être humain ne doit pas être séparé de son milieu naturel  . Hormis les leçons de morale et de choses, il y a la leçon de vie ; l’expriment les déclarations offensives de l’écrivain contre une philosophie qu’il voit une, déclarations relayées par sa lectrice. Ce qui est préoccupant est l’usage que cette dernière fait des auteurs lui servant de béquilles ; car ces références auctoriales (Derrida, Barthes, Blanchot, Genette, Nietzsche, Michaux) ne disent rien ici de Le Clézio ; pire, certaines sont identifiées au texte-monde qui ne laisse plus d’alternative à sa lecture.

Par exemple, Deleuze est cité à l’appui alors qu’il a récusé le modèle arborescent qui est un modèle hiérarchique en lui opposant le modèle rhizomatique ; ainsi, l’étude pose-t-elle le problème des racines – celui d’un déraciné – comme celui d’une reterritorialisation. Or, à un moment où l’idée d’identité commence à être combattue dans une France qui est passée de la juiverie à la judéité et où s’implantent les études de genre voulant faire régner les identités sexuées, on lit ceci : “L’auteur affirme une certaine prédilection pour des personnages féminins caractérisés par une identité dynamique, multiple (une identité-rhizome), aux appartenances diverses”   . Jamais n’affleure l’idée d’une incompatibilité entre révolte et identité : “La langue est en soi une façon de construire son identité et d’affirmer une révolte contre les évolutions de l’histoire dite ‘moderne’”   . La référence aveugle à Alice aux pays des merveilles, et ce dans une note qui mentionne Deleuze mais pas Guattari((note 1, page 134) selon la division requise par l’Université française, montre l’absence à soi de la lectrice.

Les positions politiques et/ou littéraires de Le Clézio sont dès lors mésestimées par une étude qui ne les nie pourtant pas. Sachant qu’une génération n’est pas homogène et qu’elle grandit de ses déchirures, l’écrivain étudié n’apparaît pas en intempestif. Explicitement abordée sans qu’en soient formulées ses conditions, la question 1968 par exemple (la référence à Saint-John Perse est édifiante du point de vue de l’écriture) passe sur son lien avec celle de 1940 et en l’occurrence sur celui qui eut affaire aux Éditions de Minuit (la page 121 évoque Robbe-Grillet dont le miroir brisé est paradigmatique) ; en témoigne cette déclaration (juin 1965) de Jérôme Lindon : “Nous sommes dans le creux de la vague – avec des exceptions, heureusement, comme Le Clézio et Monique Wittig.” Celui qui a eu la dent dure contre Céline (pas mentionné ici) dans ses Révolutions((Gallimard, 2003, p. 524)) est reconnu pour lors comme un sartrien invétéré, autant dire comme un anti-durassien ; son discours de Stockholm n’épargne pas Marguerite Duras, écrivain de l’eau et non de la terre.

Le Clézio est finalement d’un monde avant Foucault. Comme l’arbre qui cache la forêt, l’image du “passeur entre les générations” cache celle du passé qu’on transmet ou pas. La confusion de l’“identification” et de l’identité prolonge la “dissociation corps/tête”, assourdissant la lecture qui touche pourtant aux points sensibles du corps-texte. Ce dernier n’est jamais envisagé comme celui d’un homme mesure qui n’en finit pas de faire le procès de l’Occident, tel un écrivain en guerre   ; cette lecture rate l’occasion d’une réflexion sur ce porteur de nom qui rêve de clocher – qui sait de terroir ? – et pour qui tout bouge et résonne. Comment ce sartrien convaincu pourrait-il être un opposant à l’ego, lui que l’incertitude prend comme l’ennemi contre lequel retourner le poignard ?

L’écrivain de l’incertitude n’est décidément pas celui qui écrit l’incertitude. L’homme – plutôt que l’écrivain – Le Clézio n’est pas sur terre comme au ciel ; ce marcheur n’est pas libéré de l’esprit de pesanteur. Il est toujours pris par une logique fictionnelle d’une pensée de l’Être. Si on a affaire à une écriture de la vibration, de la pulsion (de l’impulsion aussi), à quelle “véritable pulsion” nous soumet celui qui (dés)écrit le chaos ? La pulsation le clézienne trahit un moi-peau vulnérable, un corps membrané par un voir se voulant miroir de soi et qui ne cesse d’augmenter l’effet loupe enflammant son texte. De fait, le dessein de valoriser “cette littérature en mouvement, en poussées” ne fait pas l’économie du besoin d’inscription, de trace, de marque, de tatouage, de code ou de genre. Écrire l’indécidable, plutôt que l’incertitude, est le mandat de l’être perpétuellement inquiet d’une réalité aux contours si mal définis qu’il lui faut une portion de terre pour se satisfaire un temps. C’est peut-être pourquoi J.M.G. Le Clézio cite le proverbe selon lequel la mer n’appartient à personne, pas plus qu’une femme ou un homme d’ailleurs (à la page 37 est cité le “On ne sait plus ce que c’est d’être un homme”) et ce contrairement à la terre qu’on s’approprie. Il y a des seuils de tolérance et d’intolérance que tous les voyages du monde ne passent pas.

Poser quelques jalons permettant de réconcilier si possible les deux Le Clézio tombe sur l’obsession du visage, dont la contrepartie est forcément celle du face-à-face. Qui croira que le passeur est celui qui dit tout le passé, ce qui passe comme ce qui ne passe pas, et qui ne passe rien sous silence ? Est-il sûr que le tour du monde par les cultures-étapes réalise la passe salutaire dans une œuvre baignant dans un “vivier d’images” ? L’écriture leclézienne de l’étranger sur terre qui ne se voit nulle part ne contresigne-t-elle pas l’étrange affirmation qu’on trouve enchâssée dans un de ses moments ? Car le délaissé pour le qui rend inaudible le chant qu’être né quelque part fait la différence ou le départ ; ainsi, lit-on : “Car naître ici ou là n’a pas dans le fond une importance considérable”   . Arrivée au bout de son parcours, Isabelle Roussel-Gillet est tombée dans le panneau ; son étude lisse traduit l’admiration de son objet : “Telle la phrase de Le Clézio jamais pédante, toujours simplement tissée, rythmée”(p. 77). Envoûtée (“Avant de nous envoûter par une litanie répétitive”) par le texte leclézien qui la tient, il est son grand écrivain. Mais lire, c’est aussi démystifier c’est-à-dire autant lier que délier. Cette lecture a le mérite de soulever l’importance de son nœud avec l’écriture, et ce conformément à l’“interprétation socio-critique” qui la guide tout en sachant qu’une interprétation est sujette à erreurs et à tromperies ; faute de la distanciation nécessaire, elle n’aboutit pas à délivrer un regard critique.