Ce troisième dossier des Implications philosophiques, consacré aux passions dans l’espace public, vient clore le cycle approfondissant les liens que l’Homme entretient avec son milieu. (l’habitat – 2009 ; la sécurité – 2010 ; les passions – 2011).

Bannies, cachées, ou exaltées, les passions ne laissent pas indifférents. Mais représentent-elles un danger pour la démocratie, ou au contraire sont-elles les auxiliaires nécessaires au maintien d’une vie en commun ? Tel est l’enjeu que nous nous proposons d’aborder à travers ce dossier.

Les contributions rassemblées dans ce dossier couvrent à la fois les enjeux descriptifs (quelle place occupent effectivement les passions dans nos sociétés libérales contemporaines) et normatifs (quel rôle doit-on leur assigner – les tolérer dans l’espace public ou au contraire les bannir ?). Le traitement de la problématique a été voulu pluridisciplinaire, à l’image de la ligne éditoriale de la revue. Ainsi, les passions dans l’espace public sont appréhendées avec le regard de l’anthropologie, de la philosophie politique et de la sociologie.

Typologie des passions

Toutes les passions ont-elles la même influence et la même pertinence (et il s’agit là de deux dimensions qu’il est fondamental de distinguer philosophiquement) ?

Bien souvent, la position concernant les passions n’est pas d’un seul tenant, mais prend en compte tout une dimension génétique des passions, visant à cerner les déclinaisons secondaires de passions réputées centrales. L’alternative étant la dichotomie entre les passions nuisibles et celles qui sont vues comme utiles au sein de l’espace public. Cependant cette distinction n’est pas toujours évidente à discerner chez les auteurs.

A cet égard, comme le montre bien la contribution de Sophie Bourgault, un auteur comme Hannah Arendt n’est pas ennemie des passions dans la vie active. Son idéal politique demeure bien un idéal affectif. Ainsi, Arendt propose une distinction, sur la base de l’intérêt qu’elles présentent pour la vie politique, entre les passions liées à la joie et celles qui sont issues de la souffrance. La vie politique étant fondée sur le logos, distinguer les passions selon ce critère consiste de fait à séparer les passions selon leur capacité à encourager le dialogue, ou au contraire à favoriser le silence. En effet, sans mot pour s’exprimer, l’espace politique tend à s’atrophier, ne pouvant subsister, et les passions elles-mêmes perdent de leurs forces et de leur signification.

Dimension politique des passions dans l’espace public

En interrogeant l’espace public, nous renvoyons aussi à l’exigence de rationalité qui sert à le définir.

Si les passions n’ont pas à figurer dans l’espace public, c’est aussi car leur mode d’apparaître ne correspond pas à celui de la chose politique. D’une part elles posent le problème de l’introspection, qui renvoie à la difficulté de les déchiffrer avec certitude. D’autre part les passions peuvent s’assembler, dominer le discours politique et amener à basculer dans un sentimentalisme. Voici les deux écueils majeurs qui servent d’ordinaire à condamner les passions. Critiques qui amènent à opter soit pour un espace purifié des passions, soit pour une subtile distinction entre les bonnes et les mauvaises passions.

Mais il n’est pas évident que bannir les passions de l’espace public soit nécessairement la meilleure option pour la sphère politique. Il semblerait même que cette exclusion constitue une forme d’amputation dont les conséquences peuvent être désastreuses. Déséquilibré, l’espace public devenu purement rationnel, quasiment instrumental, peut déboucher sur une explosion de passions destructrices, comme en témoigne les évènements du XXième.

Comme le souligne Arnaud Rosset, raison et passions sont intimement intriquées et les dérives qui peuvent altérer le fonctionnement politique de l’espace public proviennent davantage de l’illusion de pouvoir les séparer. Mais peut-on en tirer pour autant la conclusion qu’il existe une juste place pour les passions ? Cette piste de réflexion mérite en tout cas d’être examinée, notamment si l’on met en avant le rôle mobilisateur que les passions peuvent jouer. Elles peuvent en effet limiter un déficit démocratique en jouant sur les représentations de l’imaginaire collectif. A cet égard, les travaux d’Habermas sur le monde vécu qui constitue l’arrière-plan des pratiques intersubjectives sont particulièrement utiles pour notre réflexion. Comme les mythes, les récits médiatiques limitent les peurs – sans pour autant les éliminer.

Perspectives anthropologiques

Si on se tourne vers l’histoire de la philosophie, on observe que les liens entre les conceptions politiques et les conceptions anthropologiques sont extrêmement forts et reposent sur un concept qui joue le rôle de passeur : les passions. Elles servent à traduire dans l’espace public l’empreinte des hommes qui s’y retrouvent. Ainsi, l’étude des passions nous renverrait à l’anthropologie.

Si les passions n’ont pas à s’exprimer dans l’espace public (dimension normative de la question) c’est que l’homme est compris explicitement ou non, comme fondamentalement, naturellement mauvais. Ce qui s’exprime alors sans la médiation du langage, participe alors de ce fondement immoral ou amoral en l’homme.

Le phénomène de traduction fonctionne également dans l’autre sens. Le politique doit relayer les émotions, leur donner une forme rationnelle, argumenter, éclairer à la lumière législative, sinon les émotions négatives demeurent des offenses privées, qui peuvent affecter les décisions publics. En un sens, on peut dire que le politique doit civiliser l’émotionnel. C’est notamment la thèse qu’avance Dominic Desroches.

Les Anciens et les Modernes : une querelle passionnée


Peut-on parler d’une permanence des passions ? Bien qu’elles nous renvoient à l’anthropologie philosophique, et qu’elles tendent à nous indiquer des traits récurrents dans la façon dont l’homme se rapporte et habite le monde, les passions, telles qu’elles nous apparaissent, se révèlent être un phénomène historique, soumis à variations.

La division moderne entre la privé et le public à conduit à réagencer les passions, selon leurs sphère d’appartenance. Toutes les passions ne peuvent apparaître dans le domaine public, surtout lorsque cet espace public est compris comme lieu par excellence du politique. Si une passion se révèle trop puissante, capable de récuser la parole, par un soulèvement purement irréfléchi le danger est trop grand pour le politique. En effet, la passion souffre de ne pas posséder une base raisonnable, stable. Quand les passions parlent à la place de la raison, on peut alors se trouver confronter à un phénomène tel qu’une vague politique (Cf. Qu’est-ce qu’une vague politique ? D. Desroches)

Tocqueville a ainsi montré dans ses puissantes analyses du phénomène démocratique, que les passions exprimées dans l’espace public obéissaient également au mouvement d’égalisation des conditions. Cette passion de l’égalité qui caractérise les peuples démocratiques parvient ainsi à s’exprimer dans l’espace public, marquant de son empreinte la sphère législative. L’égalité donne "un certain tour aux lois" comme le rappelle Diego Vernazza dans sa contribution.

Cette passion de l’égalité qui est bien à proprement parler une passion public conduit à une même manière de sentir et de penser. De fait, l’empathie pour son prochain progresse. Mais s’il n’est guère besoin de rappeler les jugements que Tocqueville porte sur les "petites passions des hommes de nos jours" les peuples démocratiques comme il les appelle, ne s’acheminent pas pour autant vers un monde pacifié. L’égalisation véhicule avec elle une passion corollaire : l’angoisse. En effet, chacun voit alors les mêmes chances de s’élever. Les places dans la société n’étant plus affectée de naissance, et chacun étant digne de les occuper, la rivalité s’étend alors à tous les hommes.

On observe, parallèlement à ce phénomène historique, que les technologies de l’information et de la communication, si elles ne font pas émerger de nouvelles formes d’émotions, contribuent largement à modifier leurs effets sur l’espace public. En effet, l’espace commun politique est soumis (qu’on le déplore, le constate ou s’en félicite) aux changements des mentalités qui sont dynamisées par les pulsions privées et propulsées dans l’espace public par les médias électroniques. Ces nouvelles technologies augmentent l’impact de l’émotion car elles touchent plus de personnes, plus rapidement. Si la différence est quantitative (plus rapide, plus de monde) son impact est quasiment qualitatif : les vagues d’émotions sont plus fortes et si l’on ajoute des phénomènes d’amplifications (une passion partagée est vécue comme plus vraie et devient plus forte) alors nous sommes pour ainsi face à une nouvelle forme d’apparition et de traitement des émotions dans l’espace public. Cette nouvelle configuration se caractérise en premier lieu par une forme d’immédiateté des émotions, introduisant un nouveau rapport au temps à appréhender en termes de fluidité. "Nous vivons la catastrophe ensemble, dans un temps médiatique commun" pour reprendre une formule de D. Desroches.

Philosophiquement, cela nous conduit à mettre en œuvre une phénoménologie de la vague médiatique parce qu’il existe une disjonction entre la réalité des faits et le climat généré par sa diffusion à l’échelle mondiale. Bien entendu, cela suppose de passer du paradigme de l’individu à celui de la foule.

Nier les passions, ou les cantonner  aux sphères qui leur sont attribuées ? Voici en quelques sorte le dilemme auquel on se trouve confronté, une fois établie que toutes les passions n’ont pas à figurer dans l’espace public. Pour ce faire, il convient de préparer une base philosophiques solide.

Les articles rassemblés dans ce dossier ne prétendent nullement présenter un panorama exhaustif sur les passions, ni même avancer une conclusion définitive sur la place que doivent occuper et le rôle que doivent jouer les passions dans l’espace public. Il s’agit bien plutôt ici de veiller à maintenir le débat ouvert, actif. D’encourager l’échange en soulignant la complexité des liens que l’Homme entretient avec son milieu.

S’enfermer dans une opposition systématique entre le domaine pathologique et le domaine rationnel représente en lui-même un risque de dérive particulièrement réel et préoccupant. Comme il n’existe pas d’homme purement rationnel, il convient donc de réintroduire une place à l’émotion dans la construction de l’espace public, afin qu’il demeure un espace humain, dans lequel il est possible de se retrouver, de s’impliquer. Pour autant la puissance mobilisatrice des passions obligent à nous pencher sur leur influence dans les décisions publiques, voire à limiter l’action de certaines d’entre elles, mais pour ce faire, il importe de disposer d’une base philosophique solide pour étayer cette répartition entre les passions bonnes et celles qui se révèlent nuisibles.

Un mot, avant de conclure, pour remercier l’ensemble des auteurs qui ont tant apporté à ce dossier, par la qualité et l’originalité de leur article, par leurs suggestions et leurs remarques.

En vous souhaitant une bonne lecture,

Thibaud Zuppinger, coordinateur du dossier


Les passions dans l’espace public – Sommaire :

-    La part irréductible des passions historiques – Arnaud Rosset

-    La fabrication du climat politique – Dominic Desroches

-    Hannah Arendt, compassion et politique. (Première partie) – Sophie Bourgault

-    Hannah Arendt, compassion et politique. (Seconde partie) – Sophie Bourgault

-    Les passions dans l’image tocquevillienne de la démocratie – Diego Vernazza

-    Note sur le rejet des bons sentiments – Mériam Korichi

-    Qu’est-ce qu’une vague politique ? – Dominic Desroches

-    L’espace public à l’épreuve du rire – Marie Quévreux

-    Quelle place l’analyse sociologique doit-elle accorder à l’émotion ? – François Carrière