Un portrait convaincant d'un maître du graphisme et précurseur pragmatique, sans dogmatisme, du modèle du musée contemporain.

Son nom est quasi-inconnu. Pourtant le nom de Willem Sandberg (1987-1984) résonne avec émotion et respect pour deux catégories de contemporains : les designers graphiques et les directeurs de musée, pour lesquels il est un maître. On s’étonnait jusqu’alors que les premiers ignoraient que Sandberg fut directeur d’un des plus grands musées d’Europe tout autant que les seconds feignaient d’oublier que Sandberg, avant de diriger le Stedelijk Museum d’Amsterdam, fut l’un des graphistes les plus créatifs de sa génération.

Avec la sortie, de Sandberg qui accompagne une exposition à l’institut néerlandais de Paris, les deux faces du personnage sont rassemblées dans un portrait plus que convaincant.

A la veille de la Deuxième Guerre mondiale, le jeune Willem Sandberg est un graphiste typographe formé notamment à Vienne (Autriche) dont le sérieux a forgé une réputation solide à Amsterdam. Appelé à collaborer avec le musée municipal (Stedelijk Museum), il signe ses premiers travaux importants que sont des scénographies d’exposition, catalogues et affiches.  Graphiquement parlant, Sandberg est davantage inspiré par Dada ou l’art Brut que par le modernisme naissant : lettres dessinées à main levée, découpées ou même déchirées, superpositions "hasardeuses", texte "jeté" en liste… Il restera durant toute sa carrière imperméable aux doctrines fonctionnalistes qui font, à l’époque, florès dans le Nord de l’Europe. Aidé par une personnalité séduisante et une curiosité insatiable, Sandberg devient en 1938 commissaire d’exposition au Stedelijk.
 
Mobilisé, Sandberg est tenu à l’écart de ses activités professionnelles et met, durant l’occupation allemande du pays, ses compétences techniques au service de la Résistance, fournissant faux papiers à beaucoup d’artistes dont l’exil ou la fausse identité constituaient l’alpha et l’oméga de cette période troublée. En même temps, Sandberg  développe ses recherches typographiques qu’il consigne dans de petits carnets dont l’ouvrage offre une large étude.  

C’est en 1945, une fois la guerre terminée,  que le conseil d’administration du Stedelijk Museum sollicite Sandberg pour en prendre la direction, charge qu’il accepte avec enthousiasme. Le Musée était alors un petit musée municipal doté d’une collection marquée par les artistes hollandais du XIXème siècle. De ce noyau peu séduisant, Sandberg, avec peu de moyens et une équipe réduite, impulsera un changement radical qui fera, en quelques années, du Stedelijk le musée contemporain européen de référence. Il inventera réellement le modèle musée en en faisant un espace social ouvert à l’air du temps. Il y ouvre une cafétéria et des espaces conviviaux, il inaugure un centre de documentation ouvert aux visiteurs du musée et surtout il en révolutionne la programmation : Sandberg, qui n’est pas historien d’art mais qui jouit d’une sensibilité et d’une intuition hors du commun, prend le risque de renverser la chronologie et de partir du contemporain pour convoquer, si besoin, le passé. C’est ce regard prospectif qui changera la physionomie du Musée et fera du Stedelijk la Mecque des amateurs d’art moderne et contemporain des années 1950 à 70.


"The future starts now, let’s join in ! "

Tout en s’ouvrant sur la ville, le Musée accueille des disciplines jusqu’alors peu considérées : cinéma, photographie, design mobilier, graphique, textile… trouvent sous l’impulsion de Sandberg leur place dans le nouveau Stedelijk.
 
Malgré le succès populaire (record atteint en 1956 avec 356 000 visiteurs dans l’année) l’ambition du projet n’est cependant pas accompagnée de moyens nécessaires et c’est avec pragmatisme que Sandberg, contraint par des budgets tant réduits que sporadiques, constitue par petites touches son grand œuvre : de nouvelles salles sont aménagées pour la photographie en 1947, un auditorium est terminé en 1951, une nouvelle aile (dite l’aile "Sandberg") est inaugurée en 1954 et le jardin de sculpture ainsi que la cafétéria qui le jouxte sont ouverts en 1957… Durant son mandat, le Stedelijk est en travaux permanent et en mouvement perpétuel, ne refusant aucun "coup" comme, lorsqu’en 1957 le Rijks Museum d’Amsterdam inaugurant la grande exposition Rembrandt, découvre avec surprise que Sandberg avait négocié et obtenu le prêt de Guernica de Picasso qu’il expose, seul dans une salle et dont il sous-titre l’exposition "La ronde de nuit du XXème siècle" !

Cet enthousiasme attirera l’attention de l’Europe cultivée, et établira durablement un modèle de musée convivial, attentif aux plus jeunes (Sandberg crée un "atelier des enfants" en 1948) comme à la création contemporaine (la collection du Musée s’enrichira durant ces années d’œuvres de Pollock, Karel Appel, Tingely, Raysse, Rauschenberg…). L’ouvrage montre, par la juxtaposition continue de son travail graphique et du témoignage de son travail de directeur de musée, comment Sandberg a concrêtement donné forme à ce musée qui deviendra l’embryon du musée contemporain, du Centre Pompidou (Sandberg, ne fut-il pas invité à siéger auy jury qui en choisit l’architecte en 1970 ?) aux plus récents centres d’art dont les diverses activités se revendiquent décloisonnées.

Au moment où les musées subissent une crise de mutation (entre filialisation et gratuité expérimentale), il est intéressant de se pencher sur la genèse de ce modèle d’institution, créé, bon an mal an, sans volonté dogmatique par Willem Sandberg, entre 1945 et 1962. Ce plongeon historique peut nous permettre de considérer d’un regard neuf l’évolution de ce modèle et d’imaginer quelles seraient les nouvelles idées à mettre en œuvre pour l’actualiser. Rapidement.


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crédit photo : nachtgedachten/flickr.com