Émile Brami se promène dans les méandres d’une vie d’un écrivain adulé puis repoussé, celle de Céline.

Dès les premières pages, Émile Brami met en garde : tous les lecteurs sont les bienvenus, y compris ceux qui n’aiment pas a priori l’œuvre de Céline. Pourquoi ? Parce que ce livre n’est pas une énième biographie admirative où l’auteur essaierait de défendre, Céline. Ici, nous déambulons, un carnet de notes à la main, à travers la vie et ses méandres. On va donc à la rencontre de deux hommes : Céline et le Dr Destouches. À l’inverse du livre mais dans la logique d’une vie, repartons de la naissance de Céline pour cheminer vers sa mort.

Quoi de plus normal que de voir le petit garçon s’épanouir, devenir homme, vivre puis mourir, après tout la vie d’un écrivain comme Céline est presque un palindrome. Enfance sage expédiée en quelques pages, un service militaire, une Grande Guerre qui marque définitivement, tant par sa violence que par son nombre de mort. Nous arrivons aux amours du jeune Louis-Ferdinand : grand amoureux mais surtout grand voyeur, il est pourtant extrêmement sévère à l’égard de la gente féminine. Il aime et fait des femmes de sa vie certaines actrices de roman. À propos d’écriture, c’est en 1916 qu’il écrit des poèmes lyriques qu’il signe Des Touches. Ce n’est toujours pas un génie, mais il se découvre petit à petit.

La grande découverte intervient en 1923 grâce à sa thèse de médecine : La Vie et l’œuvre de Philippe-Ignace Semmelweis. Si sa thèse est parfois mensongère, ses jurys ne s’y trompent pas et savent dénouer le mensonge de la vérité. Malgré sa thèse brillamment rédigée, Céline écrit pour le théâtre car la scène lui “évite l’éreintant travail de transposition à l’écrit du langage parle”   . Puis, il écrit L’Église, roman précurseur du Voyage. Le tapuscrit est proposé à Gallimard, qui le refuse. Denoël finit par le publier. C’est à ce moment précis que la dichotomie entre le Dr Destouches et l’écrivain devient sensible : quand on lui demande sa biographie, il l’invente, parce que “Céline, qui a l’excuse d’être romancier, mot plus distingué que menteur, fait galoper ses propres fariboles”   . Les mensonges sont publicitaires, ils font parler de l’écrivain et surtout du livre qui est publié en 1932, l’œuvre majeure de l’auteur : Voyage au bout de la nuit.

On le pense gagnant du Goncourt mais finalement c’est un auteur qui n’est pas resté dans les mémoires qui remportent ce prix. Là encore Émile Brami insiste sur la douleur, la rancœur éprouvée par Céline face à ce qu’il considérait comme une injustice. Malgré tout, Céline reste un écrivain adulé, admiré. Tous montent à Montmartre pour voir l’homme “comme on allait dans le temple de Delphes solliciter les oracles de la Pythie”   . En effet, l’écrivain relève bientôt du personnage créé par ses admirateurs. Il est sans gêne, dit tout haut ce qu’il pense, fréquente journalistes, écrivains et comédiens. Mais toujours l’écrivain s’occupe des déshérités et il met à profit ses relations pour leur venir en aide. S’ensuivent l’écriture puis la publication de Bagatelles pour un massacre. Le livre touche toutes les classes politiques, soulève les foules admiratives malgré les propos hautement antisémites. Si les proclamations pacifistes côtoient allègrement les déclarations prohitlériennes, c’est la peur qui transpire de toute la verve célinienne. Grâce à Bagatelles, grâce aux pamphlets, Céline éructe et prononce tout le refus d’une nouvelle boucherie. Pourtant lorsqu’il s’agira de l’Occupation, il ira jusqu’à dénoncer. Mais, lorsque les premières rafles ont lieu, il est désemparé.

L’auteur de la biographie de Céline, Émile Brami, s’efforce de montrer dans quelques pages la difficulté qu’on a de statuer lorsqu’un écrivain, si brillant soit-il, menace directement, par ses actes, d’autres hommes. Sans toutefois lui trouver des excuses, sans renier les propos abjects de l’écrivain, Émile Brami relève encore une fois la schizophrénie de l’auteur : tantôt médecin compatissant, tantôt écrivain délateur. D’ailleurs, la période de l’Occupation permet à Céline de conserver une aura géniale : les rééditions sont très rapides, il a des conditions de travail assez faciles, sa vie sentimentale se stabilise. Bref, Céline devient l’écrivain que l’on connaît grâce ou à cause d’une période sombre de l’Histoire.

Le génie célinien ne réside pas tant dans une nouvelle appropriation de la langue mais plutôt dans la vision d’un monde nouveau. Céline avait vu le désastre de la Deuxième Guerre mondiale, il croyait à un véritable plan de réforme, comme en témoignent Les Beaux Draps, parus en 1941. La nationalisation de l’économie, les 35 heures par semaine, le logement pour tous, l’éducation des enfants sont autant de mesures préconisées par Céline et mises en place par le fascisme allemand et italien. Autant d’idées qui font de Céline un “révolutionnaire de papier”   . Céline est alors invité par le ministre des Affaires étrangères du Reich : Baden-Baden, Berlin, et enfin Sigmarigen sont autant de ville que voit Céline. Peu de temps après, Céline et sa femme obtiennent l’ausweis, un passeport pour le Danemark où il vivra jusque dans les années 1950.

Les seules accusations françaises qu’aura à supporter Céline sont contre Les Beaux Draps que l’on accuse d’être un pamphlet ouvertement antisémite. À ce seul motif (qui n’est pas des moindres), il pourrait être condamné à mort. Déjà, il reçoit de mauvaises nouvelles de Paris : Brasillach est mort, Drieu est pendu, Denoël est assassiné. Céline finit par être arrêté en 1945 puis il passera quelque temps en prison et dédie désormais ses œuvres “aux écrivains français, poursuivis, jugés et parfois exécutés pour leurs idées, ou contraints de choisir la fuite à l’étranger”   . La prison lui est insupportable, les conditions de vie sont difficiles comme partout ailleurs puis il est libéré et part avec sa femme dans la campagne danoise à Klarskovgaard où il se meurt d’ennui. Certes, la campagne est magnifique, son logement est spacieux mais il ne cesse de rédiger des lettres où il dépeint l’insalubrité et la laideur. On est face, encore une fois, à l’“extraordinaire décalage”   entre ce que l’écrivain vit et ce qu’il écrit. En 1951, libéré de toutes accusations, il revient en France. Mais son aura a disparu au profit de Sartre, guide de toute une nouvelle génération. Complètement oublié, délaissé, Gallimard accepte tout de même de publier de nouveau ses œuvres à l’exception des pamphlets.

Malgré cette aide précieuse, Céline est toujours aussi dure dans les propos qu’il adresse à son éditeur. Finalement, il hérite d’une maison à Meudon, où il passe son temps avec des animaux. Entouré de jeux, de mensonges, il joue avec son image d’écrivain délaissé par l’opinion, cherche à faire scandale, provoque et nie son implication dans la collaboration : “À Meudon, l’écrivain Louis-Ferdinand Céline, raciste biologique, en parfait accord avec le docteur Louis Destouches, hygiéniste militant, tricote du pas bien neuf avec du très, très vieux”   . C’est à ce prix, et non des moindres, qu’il réussit à exister et même à lancer son nouveau livre intitulé D’un château à l’autre qui est “bien le récit très largement transposé de son exil qui rend à Céline sa place dans la littérature”   . Vivotant de ses rentes, discutant avec quelques journalistes qui veulent rencontrer le “clochard misanthrope”   , s’attifant comme un pauvre pour faire pitié, Céline meurt, reconnut de tous, le 4 juillet 1961. Là, encore, schizophrénie publique à l’égard de l’enterrement : certains disent qu’il n’y avait pas dix personnes pour assister à l’événement, d’autres disent qu’il y en avait plus. Le regard de ceux qui rendaient hommage à l’homme est sans doute faussé par l’émotion, mais qu’importe dans la mesure où l’on sait que Céline n’a pas eu la reconnaissance finale qu’il aurait souhaitée.

De ce livre se dégage une impression de grandeur d’écrivain. Les débats dont il fait l’objet, l’impertinence de ses propos, de ses lettres, de ses œuvres font parler de lui par-delà sa mort. Le problème d’une telle biographie, qui se veut un peu impressionniste, est qu’on reste sur une impression assez terne : parfois on touche l’écrivain de près, on le côtoie et parfois on s’en éloigne. S’il se défend d’être admirateur de Céline, Émile Brami essaie de faire ressortir la vérité du personnage. Tout est dans la retenue, au contraire de l’auteur “biographé”. Et c’est bien dommage, car on a manqué de peu une très belle biographie.
 

Critique extraite du dossier sur Céline, coordonné par Alexandre Maujean.