Écrit par deux sociologues musiciens, cet ouvrage vise à éclaircir les mécanismes d’interaction à l’œuvre dans les sessions de jazz ainsi que les conditions d’élaboration d’un répertoire.
* Cet ouvrage a été publié avec l’aide du Centre national du livre.
Au delà du cercle des biographes et des musicologues, l’intérêt des sciences sociales pour le jazz reste minime mais se développe progressivement. Certains chercheurs se sont attelés à investir ce champ, notamment Jamin et Williams qui ont tenté d’en révéler les cadres anthropologiques. Le présent ouvrage confirme l’entrée en jeu des sociologues dans ce champ musical. Écrit par Howard Becker et Robert Faulkner, deux représentants de l’interactionnisme symbolique, ce livre s’intéresse précisément aux interactions sociales et aux processus de négociation à l’œuvre entre les musiciens lors d’une session musicale collective.
Dessein de l’ouvrage
Musiciens chevronnés et habitués des scènes de Chicago, Faulkner et Becker relèvent le défi d’éclaircir certains aspects du jazz – et plus précisément de la session de jazz – rarement documentés dans la littérature. Il s’agit notamment de mettre à jour les mécanismes sous-jacents aux "moments" de jazz, et à l’élaboration collective d’un répertoire. Pour y parvenir, ils focalisent leur étude sur ces "musiciens ordinaires", qui jouent sur commande de patrons de bars, de clubs ou pour des soirées privées, c’est à dire des "musiciens dont les compétences s’étendent à une grande variété de styles, toujours prêts à signer le premier engagement qui se présente, intéressés par le jazz et désireux d’en jouer dès que c’est possible, mais qui, au bout du compte, se contentent de ce que la vie peut leur proposer" . De fait, ces musiciens ne se connaissent pas forcément et se retrouvent à jouer ensemble, sous la contrainte de satisfaire une clientèle. Les auteurs ne s’intéressent pas à la routine d’un groupe de musiciens mais davantage à "l’aspect de création collective que constitue la représentation elle-même, dont bon nombre d’éléments doivent être inventés in situ, avec une cohérence suffisante pour que cette représentation relève autant de l’invention que de la connaissance préalable" . La question qui guide le travail de recherche des deux auteurs et qui se manifeste au fil de leurs entrevues est la suivante : "comment les musiciens s’y prennent-ils pour partager un savoir partiel, de manière à créer une action collective dont la qualité puisse satisfaire tout l’éventail des personnes impliquées dans l’évènement ?" .
L’acquisition d’un répertoire
La logique voudrait que la réponse à cette question tienne dans la connaissance commune de morceaux, d’où l’intérêt que portent les auteurs aux mécanismes d’acquisition d’un répertoire. Grâce à leurs expériences et à travers les entretiens réalisés, ils décrivent dans un premier temps les compétences élémentaires à posséder pour pouvoir interpréter des standards et jouer au sein d’un groupe. Décrivant avec clarté la constitution d’un enchainement en II-V-I et d’autres subtilités jazzistiques ou l’intérêt de pouvoir interpréter des morceaux sur l’ensemble des tonalités, ils révèlent comment les musiciens parviennent à être « à l’aise » dans l’interprétation comme dans l’improvisation. Illustrant intelligiblement les grandes structures des morceaux de jazz, les différentes grilles d’accords et harmoniques, les auteurs montrent avec simplicité la richesse des possibles mais également les règles qui encadrent le jeu. Or c’est justement cette liberté sous contrainte, si caractéristique du jazz, qui permet aux musiciens de s’y retrouver sur un morceau qu’ils ne connaissent pas et d’improviser dessus à partir d’une simple grille. Mais ces compétences ne sont pas suffisantes pour s’adapter à n’importe quelle session et une connaissance commune de standards semble nécessaire. Quelles sont alors les modalités de cet apprentissage ?
Tout d’abord, chaque musicien, en fonction de son passé et de ses expériences musicales, s’est construit un répertoire qu’il est capable de jouer. Ce répertoire s’est longtemps construit de manière collective à travers l’écoute d’un nombre limité de radios et d’une réception commune des standards. Mais, si la radio et les ouvrages de partitionsrassemblant l’essentiel de ces standards ont longtemps constitué le réservoir collectif, les formes numériques actuelles bousculent les conditions d’acquisition d’un répertoire. En effet, les nouvelles formes d’enregistrement et de transmission numérique permettent aujourd’hui le voyage de musiques personnalisées. La musique "à la carte" multiplie alors les profils de répertoires, chacun écoutant ce qu’il souhaite. Ainsi, le répertoire collectif longtemps mis de l’avant par les radios tend à s’individualiser. Au delà de l’évolution des moyens de transmission, les auteurs soulignent l’importance du passage d’une musique populaire à puriste avec l’émergence du post-bop. Les auteurs parviennent alors à lier habilement les mutations sociétales avec les transformations de l’écoute du jazz. Cette modification dans la réception et l’appréhension du jazz constitue un élément fondamental dans l’évolution des modalités d’apprentissage de cette musique. Et c’est notamment au niveau des connaissances qu’apparaît une rupture. En effet, peu de jeunes musiciens continuent à grandir avec les standards comme des musiciens plus anciens qui en conservent une large connaissance.
Par conséquent, comme le révèle les tractations avant de jouer un morceau, les répertoires de chacun des musiciens ne sont plus forcément contigus. En effet, entre deux titres, l’un des musiciens propose un thème, "do you know … ?", mais lorsque les autres ne le connaissent pas, ils émettent des contre-propositions ou soumettent une grille particulière d’accords selon laquelle interpréter le morceau afin de s’adapter plus facilement au jeu collectif. C’est dans ces moments d’échanges précédant le choix d’un morceau, très brefs et parfois très discrets, que le répertoire du jazz serait en action.
Le répertoire : une action collective
Finalement, la notion de répertoire commun ne suffit pas à expliquer le déroulement d’une session de jazz. Les auteurs s’appuient alors sur l’apport du linguiste David Antin à propos de l’action collective. Selon lui, la caractère collectif d’une action ne provient pas du fait que les individus se comprennent mais qu’ils s’ "ajustent et se réajustent en permanence à ce que fait l’autre partie" . Dans le cas de la musique, ces ajustements se font en fonction d’un répertoire auquel se réfère chacun des musiciens. Or le concept de répertoire fait l’objet de différentes analyses en sociologie et les auteurs s’appuient sur la vision de Tilly, qui le considère comme "un ensemble de pratiques" à disposition des acteurs. Cette conception est particulièrement liée à la culture, et les répertoires culturels distingueraient "un nombre limité de routines préétablies qui sont apprises, partagées, et mises en œuvre selon un processus de choix délibérément délibéré" . Ainsi, selon cette définition, le répertoire n’est pas seulement un donné culturel sur lequel les individus n’ont guère de prise, mais il est bien une ressource dont se servent les individus, la reproduisant et la modifiant. C’est ce que les auteurs tentent de montrer pour le répertoire du jazz. En effet, à travers la prise de décision collective sur le choix d’un morceau, sur l’apprentissage de certains modes d’improvisation pour s’adapter à tel ou tel morceau, toutes ces interactions constituent des fractions du répertoire en train de se faire. "Apprendre, connaître, mémoriser, décrire, évaluer, choisir et interpréter des morceaux : tout cela constitue le répertoire, la culture des musiciens du circuit, telle qu’elle se constitue et se reconstitue dans toutes les activités quotidiennes qui font le monde de la musique professionnelle" . Ainsi, les auteurs parviennent à montrer comment se crée le répertoire à travers la combinaison de savoirs individuels, de situation spécifiques avec certaines attentes d’un public, de l’association de musiciens aux parcours différents, etc. Finalement, cette notion de répertoire telle que développée par les auteurs devient un outil particulièrement intéressant pour analyser une diversité d’actions collectives, au delà même du jazz.
Riche de nombreux extraits d’entretiens avec des musiciens et d’encarts détaillant certaines techniques musicales, l’ouvrage met la sociologie au service du jazz pour décrire certains phénomènes souvent intangibles. Qu’il s’agisse de la transmission de certains morceaux, de l’adaptation des musiciens à des morceaux inconnus ou des compatibilités entre les musiciens de générations différentes, ces situations sont l’objet de perpétuelles interactions et de négociations permanentes construisant le répertoire. Pour les amateurs de jazz intrigués par les conditions mystérieuses de l’improvisation et la dimension collective du jeu, cet ouvrage est éclairant