L'histoire d'un caractère d'imprimerie gothique encore utilisé au XIXe s., entre usage et réception.
Les rapports qu’entretiennent l’écriture manuscrite et la typographie – en un constant jeu d’imitation, de rapprochement et de stylisation sont un terrain d’étude ancien mais où de nombreux travaux restent à mener. Ce que nous appelons depuis bien longtemps « caractère de civilité », par facilité , et qui n’est autre qu’une cursive gothique, aurait pu à cet égard sembler bien connue après plusieurs études de qualité tout au long des XIXe et XXe siècles. Rémi Jimenes renouvelle cependant les connaissances en étudiant ces caractères non d’un point de vue typographique mais de celui de leur emploi, par une approche diachronique, relevant à la fois de la bibliographie matérielle et de la sociologie de l’écrit.
L’auteur démontre en effet que ce caractère a eu une vie mouvementée. Loin d’avoir été utilisée sans interruption pendant plus de trois siècles comme on le croyait, la lettre de civilité a connu des périodes d’abandon et de retour en usage. Le caractère est créé en 1557 par un imprimeur lyonnais, Robert Granjon, qui cherche alors à imiter l’écriture des secrétaires français : il s’agit d’une écriture extrêmement cursive, qui nécessite l’emploi d’un grand nombre de ligatures. Cette « lettre françoise d’art de main » est protégée par privilège mais se diffuse néanmoins très rapidement : en 1600, toute l’Europe l’utilise. L’auteur propose un certain nombre d’exemples pour déterminer quel usage est fait de ce caractère : poésies, imprimés officiels, usages en lien avec la langue française par opposition aux autres, ouvrages de civilité proprement dits et autres ouvrages scolaires – puisque l’intérêt de cette écriture devait résider dans sa grande lisibilité.
Le reflux de l’usage du caractère est aussi brusque qu’avait été sa diffusion. Dans le contexte général de la disparition des caractères gothiques, le caractère de civilité ne trouve plus sa place, d’autant que les écritures manuscrites ont-elles-mêmes évolué : si l’on veut que la typographie ressemble à l’écriture de tous les jours, ce n’est plus la civilité qu’il faut utiliser. La connotation protestante de cette écriture (au XVIe siècle) ne facilite pas son maintien en vigueur.
Contre toute attente, le caractère de civilité connaît toutefois une seconde vie aux XVIIIe et au début du XIXe siècle. Jean-Baptiste de La Salle, fondateur des Frères des écoles chrétiennes, publie en 1703 les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne, qui remet au goût du jour une police qui n’est plus utilisée depuis près de cinquante ans. Rapidement, la lettre de civilité passe pour le caractère typique des manuels scolaires… et prend le nom dont on le désigne couramment. L’auteur recense plus de 200 éditions d’ouvrages de ce type avec un pic dans les années 1810-1830 : étrange retour de la typographie gothique au temps des Lumières… Le phénomène est même général ; Rémi Jimenes démontre que ce retour ne dépend pas de quelques imprimeurs ou n’est pas limité à quelques villes mais est visible dans l’ensemble des centres d’impression du territoire français. Devenu à peu près illisible car trop éloigné des habitudes du temps, le caractère finit par disparaître au milieu du XIXe siècle… bien qu’il soit encore utilisé de nos jours comme caractère exotique.
Mais pourquoi proposer des caractères aussi surannés aux jeunes écoliers ? L’hypothèse proposée par Rémi Jimenes est la suivante : la calligraphie alors enseignée aux enfants repose sur un type de caractère appelé « la ronde ». J.-B. de La Salle est parfaitement conscient que cette ronde a des origines gothiques : faute de mieux et en l’absence de fonte de « ronde », il emploie le caractère de civilité. Cette hypothèse est séduisante mais des questions peuvent alors se poser. Tous les imprimeurs possèdent-il réellement des fontes de caractères de civilité alors que cela fait plus de cinquante ans qu’il n’est plus employé ? Était-il vraiment profitable d’acheter de tels caractères ou de compléter les lots anciens alors qu’ils n’étaient la plupart du temps employés que pour un type bien précis d’ouvrages ? Si cela était profitable eu égard à la large diffusion des manuels, pourquoi aucune police de ronde n’a-t-elle vu le jour afin de répondre à cette attente ?
À travers ces questions, c’est la question de la diffusion réelle des caractères de civilité qui se pose. L’étude de R. Jimenes tout entière prend le point de vue de ce caractère, parlant des moments où il est employé et de ceux où ce n’est pas le cas. Il serait toutefois fort intéressant de renverser le point de vue afin de traiter du caractère à l’échelle des livres dans leur ensemble. Même aux périodes de plus grand éclat du caractère de civilité, représente-t-il 1, 5 ou 20% des éditions ? Quel pourcentage des manuels scolaires utilisent un tel caractère ? Une pareille approche vient se confronter au problème des sources. Tout au long du livre, Rémi Jimenes tente de se fonder sur des données chiffrées, ce dont le lecteur lui sait extrêmement gré. Le résultat n’est néanmoins pas entièrement probant : d’une part car il n’existe pas de catalogue précis et complet des livres à prendre en compte. Les listes données par Carter et Vervliet constituaient déjà un socle de première importance mais ils ne se fondent que sur 636 titres publiés entre 1557 et 1874 à l’échelle de l’Europe entière. Rémi Jimenes les complète de ses propres recherches, sans que soit pourtant publiée une liste complète de ces ouvrages. Il reste à souhaiter que des recherches de fond soient menées pays par pays – ce qui revient à poser encore et toujours la question des bibliographies nationales rétrospectives qui font si cruellement défaut dans nombre de pays.
D’autre part, la volonté de proposer une étude de fond reposant sur une liste exhaustive vient s’échouer sur le grand nombre d’éditions qui ont sans doute existé sans qu’il en reste le moindre exemplaire conservé. Les livres utilisant de tels caractères sont essentiellement diffusés par le colportage, de peu de valeur, il s’agit de livres pratiques jetés sans réticence quand ils sont en trop mauvais état ou qu’ils ont perdu leur utilité. Leur conservation est donc, plus qu’un livre théologique ou de poème, sujet aux injures du temps et il est rare que les bibliothèques publiques possèdent plus d’un ou deux exemplaires de ces ouvrages, aux gardes souvent recouvertes d’écriture enfantine.
Malgré ces difficultés méthodologiques dont l’auteur ne vient pas forcément à bout – et pour lesquels il n’existe pas de solution qu’un chercheur seul puisse trouver – ce dernier parvient à éveiller l’intérêt du lecteur qui comprend combien les manuels de civilité constituent des objets particulièrement intéressants pour l’histoire du livre car les pratiques induites par l’usage d’un caractère particulier sont très originales. En temps normal, un livre est composé, imprimé, puis les caractères de plomb sont rangés afin de composer un second livre. Rien de tel ici puisque ces caractères sont réservés à cet ouvrage : les formes sont donc conservées telles quelles afin de pouvoir resservir à une seconde impression quelques mois ou années plus tard. Au lieu de voir se succéder les éditions, on se contente d’avoir divers états (corrigés à la marge) d’une unique composition – ce qui permet de très rapidement mettre sur le marché un grand nombre d’exemplaires.
Bien que l’usage de ce caractère ne soit jamais majoritaire et qu’il se maintienne dans des types d’ouvrages bien déterminés, l’exemple d’une typographie venant tout droit d’une tradition gothique, traversant pourtant la Renaissance et revenant en grâce au beau milieu du XVIIIe siècle est sans équivalent. Un épiphénomène, certainement, mais qui permet donc un regard décalé sur les habitudes typographiques et éditoriales de l’Ancien Régime, ce qui est de grand intérêt. D’autant que l’étude se présente sous la forme d’un très élégant livre, doté de nombreuses illustrations tout en couleurs, publié et mis en page par Yves Perrousseaux, éditeur, typographe et historien de l’écriture décédé ce printemps. Admirer ce superbe travail en même temps qu’on lira cette belle étude constitue le meilleur des hommages à lui rendre.