Comment s’orienter dans notre époque ? Plonger dans la nostalgie, tout laisser faire ou résister ? 

Il fut un temps, à partir des années 1950, où se publiaient régulièrement des ouvrages de commentateurs de l’époque destinés à permettre à un certain nombre de lecteurs de s’orienter dans les options d’actualité (techniques, organisations, nouvelles recherches), à défaut de s’orienter dans la pensée. Tel est cet ouvrage, dont le souci est effectivement d’offrir une surface d’exploration assez large du temps présent pour donner matière à réflexion à tous ceux qui ne peuvent s’attaquer à des ouvrages plus conceptuels. Il assume d’ailleurs parfaitement sa position d’intermédiaire, puisque presque chaque page comporte des références certainement plus techniques et plus élaborées, dont le commentaire finalement s’inspire d’assez près, parfois en les résumant, parfois en les traduisant en langage plus souple.

Servant de moteur à l’écriture de l’ouvrage, l’hypothèse de départ tient en peu de mots : "L’énormité de ce qui nous arrive laisse sans voix nos contemporains. Parler de "crise" est devenu risible". Chacun, poursuit l’auteur en nommant ses sources, cherche l’expression juste pour caractériser l’époque. L’un propose "basculement", l’autre "grande bifurcation", un autre encore "la grande transformation", ou la "refondation du monde", ou encore, expression qui a les faveurs de l’auteur, "Le grand dérangement" (expression arcadienne).

Plus précisément, "l’époque échoue décidément à se définir elle-même". L’idée est tout à fait intéressante et séduisante, si on la compare à la posture adoptée par les philosophes des Lumières face à des bouleversements non moins imposants. Encore, entre rumeur et clameur sur l’époque, vaudrait-il mieux sans aucun doute tenter plus sérieusement de désigner ce qui nous arrive. La simple description des phénomènes et des changements n’est pas inutile, elle est néanmoins insuffisante. Et en l’absence de mots pour la dire, les formules nostalgiques ou manichéennes fleurissent abondamment, parfois même acquièrent de la prégnance. La panne qui affecte le langage est par conséquent sérieuse. Les mots les plus courants sont trop érodés. "Les mots, en somme, ne parlent plus" complète l’auteur. Ajoutant que "par contagion, cet effritement du vocabulaire ruine la pertinence des débats contemporains les plus ordinaires".

Aussi l’auteur décide-t-il d’éclairer les lecteurs et de leur prêter autant que possible des mots adéquats à leurs maux. Pas seulement des mots, d’ailleurs, mais aussi des angles d’interprétation, des formules pour penser, des expressions ciblées, afin, par ailleurs, d’aider chacun à combler le retard qu’il aurait à rattraper sur la pensée du moment, élaborée dans des laboratoires un peu inaccessibles.

L’ouvrage se partage alors en deux moments. Le premier est plutôt descriptif, il raconte l’époque et ses tournants, tout autant qu’il témoigne de l’existence des "grandes" pensées sélectionnées par l’auteur. Le second est plus programmatif. Il contribue à délimiter une zone de résistance à un devenir que l’on n’a peut-être pas voulu, néanmoins sans prendre le risque de tomber dans la nostalgie, par ailleurs dénoncée.

Dans la première partie, nous voyons défiler les nouvelles puissances immatérielles, la réduction des droits sociaux, la dissociation du genre et du sexe, la notion de posthumanité, l’intelligence artificielle, et les savants fous. Nul ne peut ignorer que chacun de ces phénomènes techniques et sociaux pèse d’un poids très lourd sur les appréhensions du présent. L’auteur, qui a fort bien choisi ses entrées en matière, en décrit l’extension à chaque fois, puis il tente de discerner en eux ce qui peut provoquer la crainte et ce qui peut au contraire susciter une approbation. Les traits majeurs de l’époque sont ainsi mis au jour : entre cyborg et fantasme collectif de la perfection corporelle, entre les nouvelles utopies commerciales et les apôtres de la cyberculture, entre arrogance scientiste et obscurantisme frileux. Il en tire surtout des considérations générales qui sont tout à fait pertinentes. Par exemple, l’obligation faite à notre époque de redéfinir l’universel, là même où il fut cantonné longtemps à produire l’imposition de la culture occidentale au monde entier. Par exemple encore, la nécessité de repenser et réélaborer la figure de l’homme, alors même que l’humanisme traditionnel passe nettement pour une vision étroite de ce dernier, il est devenu une perspective obsolète de notre destinée. Si le concept d’homme s’est évaporé, par quoi le remplaçons-nous ? Autant de débats, on le voit qui mobilisent les têtes ainsi que les médias.

Dans la seconde partie, l’auteur nous conduit cette fois au cœur de l’idée de résistance. S’il a relevé certains points positifs concernant les déconstructions du monde hérité, et des normativités anciennes, l’auteur veut maintenant prendre ses distances avec certaines propositions contemporaines. C’est là aussi qu’il sent la nécessité d’éclairer le titre de son ouvrage : la Vie vivante. Il s’agit donc, quels que soient les nouveaux aménagements du monde de désigner ce qui, en notre existence, relève d’une réalité indépassable, et renvoie à une saveur à laquelle "nul être humain ne saurait renoncer ni être privé". Et l’auteur de reprendre à cette lumière le chemin précédent, afin d’en extraire des résistances et des précautions : la numérisation du monde ne doit pas suspendre la subjectivité humaine, les révisions des législations ne doivent pas réviser à la baisse la protection sociale, les monocultures d’exportation doivent laisser de la place aux cultures locales, contre la technicisation à outrance, il convient de plaider pour un retour à la terre... En un mot, le salut nous viendra de la subjectivité active, capable d’imposer une mesure à tous les bouleversements en cours.

De ce résultat, on peut penser beaucoup de choses, mais il reste évidemment à statuer sur deux points.

D’une part, l’intérêt d’un tel ouvrage. Encore une fois, au titre de la conviction qu’il peut faciliter auprès de ceux qui n’ont pas accès aux ouvrages utilisés, conviction d’avoir à ne pas céder à la nostalgie et au passéisme, cet ouvrage demeure un intermédiaire positif. Il accomplit fort bien le transfert d’idées et de perspectives, de celui qui a lu ou côtoyé les auteurs difficiles vers ceux qui attendent des traductions un peu simplifiées des thèses en présence.

D’autre part, l’efficacité d’un tel ouvrage, relativement à l’objectif visé. Si la polémique avec la nostalgie est nécessaire, la question reste entière de savoir si la voie choisie peut aboutir. Ce sont les lecteurs qui trancheront. En revanche, ce qui ne nous persuade pas tout à fait de la justesse de la démarche relativement aux nostalgiques d’autres temps, c’est que l’auteur a parfois tendance à lire les phénomènes du présent en négatif des nostalgies suscitées. Il y a là, sans doute, un défaut de conception de la polémique, puisque la manière même de mettre au jour chacun des phénomènes cités, participe déjà de l’élaboration de la nostalgie. La preuve en est sa déclaration humaniste : "Une brèche s’est ouverte dans le principe d’humanité. Par cette brèche, s’engouffrent des dispositifs inégalitaires et des dominations d’un type nouveau. Ils sont d’autant plus difficiles à critiquer – et à combattre – qu’ils avancent masqués, voire parés de bienveillance ou de bons sentiments"   .

Mais puisque l’auteur nous annonce au passage une nouvelle série d’ouvrages sur les mêmes thèmes, il faut lui faire crédit de pouvoir améliorer sa manière de raisonner