Nonfiction.fr se propose ici d’analyser la réponse de Claude Guéant au rapport de la Cour des comptes sur les politiques de sécurité. Par Corentin Segalen.

 

Comme souvent dans les rapports rédigés par la Cour des comptes, les différentes réponses des administrations concernées doivent être lues avec attention. Celle du ministre de l'Intérieur, annexée au rapport (p. 196), s'avère de ce point de vue particulièrement remarquable. Plusieurs médias s'en sont d'ailleurs fait l'écho en mettant l'accent sur le fait que Claude Guéant était "furieux" contre la Cour. On peut noter qu'en réagissant de la sorte, le ministre de l'Intérieur a fait une remarquable publicité au rapport, mais sa critique offre surtout une merveilleuse grille de lecture aux citoyens que nous sommes, puisque l'on y trouve, en filigrane, tout ce qui ne va pas dans les politiques de sécurité menées actuellement. Décryptage.

Touche pas à mes chiffres !

Le Chef d'escadron Jean-Hugues Matelly l'a appris à ses dépens : les chiffres du gouvernement sur la sécurité ne peuvent en aucune manière être mis en cause. Son livre, Police : des chiffres et des doutes, écrit avec Christian Mouhanna, lui a valu d'être radié des cadres de la gendarmerie par un décret du président de la République, avant d'être réintégré par décision du Conseil d'État. Dans la réponse du locataire de la place Beauvau, il est symptomatique de constater que la question des statistiques apparaît dans la section "pilotage des forces de sécurité de l'État", comme si la politique du chiffre était une stratégie à part entière. À rebours de toutes les études françaises et internationales, et de ce que confient les policiers, Claude Guéant affirme très sérieusement que "les statistiques de la délinquance constatées par les services reflètent, en dépit de leurs limites, correctement la réalité" (p. 197).

L'ancien préfet défend ensuite "le choix de porter l'effort sur les IRAS". Pourtant, mettre l'accent sur les infractions relevées par l'action des services, est loin d'être, comme le prétend le ministre, "courageux". Il s'agit en effet principalement d’infractions à la législation sur les stupéfiants et de délits de police d’étrangers, qui permettent au ministre d'afficher des taux d'élucidation qui défient toute concurrence, puisque dans ces domaines, chaque fait constaté est immédiatement élucidé. Les IRAS au demeurant se "commandent", la hiérarchie pouvant demander l'arrestation de x sans-papiers ou x fumeurs de cannabis. Il suffit alors aux policiers ou aux gendarmes d'aller ramasser toutes les prostituées d'un quartier ou de fouiller systématiquement les jeunes qui traînent sur la plage le soir. Impact nul pour la sécurité quotidienne des Français, mais "bons" chiffres à afficher.

Les Sages n'ont pas usurpé leur surnom quand ils proposent de "limiter les objectifs chiffrés assignés aux responsables territoriaux" ou de développer les "analyses sur la relation entre l'évolution statistique des faits de délinquance et les actions des forces de sécurité" (p. 155). Il s'agit en clair d'abandonner la politique du chiffre mise en place en 2002 pour lui préférer une nouvelle manière d'évaluer l'action policière, en privilégiant les enquêtes dites de "victimation" (un sondage est organisé pour savoir quelles sont les priorités d'une population en matière de sécurité, combien de personnes ont été victimes de vols, de violences, etc.), ces enquêtes permettent aux policiers d'agir en conséquence, et de répondre aux problèmes qui se posent dans tel ou tel quartier.

Atlantico à la rescousse de Guéant

Vient ensuite la question des moyens, sur laquelle les syndicats policiers ont immédiatement embrayé. Sujet sensible s'il en est, les électeurs ayant du mal à voir un lien entre suppression de postes de policiers et de gendarmes et lutte contre la délinquance. Atlantico, le récent mais déjà célèbre site d'info pro-gouvernemental a donc sonné la charge dans un article au titre évocateur, "La Cour des comptes entrerait-elle en campagne ?". On y lit ceci : "quand la Cour pointe du doigt les disparités territoriales en termes d'affectation des forces de police et de gendarmerie, elle ne souligne pas les particularités locales qui expliquent, par exemple, que la Seine-Saint-Denis soit mieux dotée que les départements alentours".

Ce n'est absolument pas ce que dit le rapport de la Cour des comptes, qui constate l'étonnante disparité des moyens entre les villes, notamment d'une ville à l'autre, dans un même département, notamment celui de la Seine-Saint-Denis. Le lecteur attentif s'apercevra que le déploiement des forces n'est absolument pas lié aux taux de criminalité. Ainsi, s'il y a un policier pour 325 habitants au Raincy pour 79,65 faits constatés pour 1000 habitants, dans la ville voisine de Bondy, on trouve un policier pour 486 habitants, alors qu'il y 101 faits constatés pour 1000 habitants. Le rapport des sages rappelle cruellement que le taux de présence sur la voie publique ne s'élevait en 2009 qu'à 5,5% en moyenne (p.65).

"Ne vous inquiétez pas, semble répondre le ministre, avec le développement de la vidéosurveillance, nous gardons un œil sur vous". Et d'affirmer, sans rire, que le développement de la vidéosurveillance, notamment dans les transports en commun, permet "de prévenir régulièrement la commission de multiples délits" (p. 201). C'est un peu l'histoire de la poudre pour éloigner les éléphants :

"- Pourquoi jetez-vous de la poudre par la fenêtre ?

- Pour éloigner les éléphants.

- Mais, Monsieur, il n'y a pas d'éléphants dans notre pays !

- Oui, c'est bien la preuve que cela marche !"

Sauf que dans notre cas, la violence a augmenté de 40% dans les transports franciliens en 2010 (d'après une note de la Direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne, publiée par Le Figaro le 31 décembre dernier).

Vidéosurveillance : l'incroyable contresens

Claude Guéant tient à rappeler que le gouvernement a choisi de développer la vidéosurveillance suite aux attentats de Londres en juillet 2005 (p. 200). Il s'agit d'un contresens total puisque Londres, qui dispose du plus important réseau de vidéosurveillance du monde, n'a justement rien pu faire pour empêcher le premier attentat-suicide sur le sol européen d'avoir lieu le 7 juillet de cette année, ni pour empêcher quatre autres personnes d'organiser une nouvelle attaque deux semaines plus tard, qui, fort heureusement, s'est soldée par un échec, les bombes étant défectueuses. On pourrait croire que ce sont les images des caméras qui ont permis l'arrestation des terroristes : absolument pas. Les suspects ont pu quitter Londres et même la Grande-Bretagne sans être repérés et n'ont été arrêtés à Birmingham et à Rome que huit jours plus tard, grâce... aux informations fournies par leurs familles et par les services de renseignement.

Les attentats auraient peut-être d'ailleurs pu être évités si plus de moyens avaient été mis sur le renseignement plutôt que sur l'installation de caméras. Un responsable du MI5 déclarait le 11 février 2011 sur Channel 4 que les kamikazes avaient été repérés par ses hommes 17 mois avant les attentats, mais qu'ils n'avaient pas été placés sous surveillance, les services ne pouvant justifier une telle dépense. On peut s'étonner donc que le ministre de l'Intérieur de l'époque, un certain Nicolas Sarkozy et son directeur de cabinet, Claude Guéant aient pris la décision de dépenser des millions d'euros pour la vidéosurveillance (près de 100 millions depuis 2007) pour lutter contre le terrorisme, au moment même où les Britanniques constataient que quatre millions de caméras ne les protégeaient en rien contre quatre fanatiques décidés à semer la terreur dans les transports en commun.

Ce contresens s'explique difficilement. Sans doute découle-t-il d'une croyance absolue dans les nouvelles technologies. Il révèle en tout cas l'impossibilité du ministre de l'Intérieur d'accepter une révision des politiques mises en place depuis maintenant dix ans. C'est vrai dans le contre-terrorisme, c'est vrai aussi dans la décision d'abandonner la police de proximité ou encore dans la mise en place de la politique du chiffre, pourtant désormais unanimement décriée par tous les syndicats policiers. La réaction disproportionnée des ténors de l'UMP souligne l'incapacité totale de ceux qui décident de notre stratégie de lutte contre la délinquance depuis dix ans à prendre en compte les études nationales, voire internationales, quand elles ne rentrent pas dans la "ligne" adoptée depuis 2002.

C'est cette absence totale de remise en question qui nous a fait perdre des années pour construire une relation de confiance entre les Français et leurs forces de l'ordre, pour bâtir une police plus proche des citoyens et donc plus efficace, une police qui cherche d'abord à répondre aux problèmes qui se posent en priorité aux habitants de tel quartier, plutôt que de répondre aux priorités électoralistes du ministre de l'Intérieur. En rejetant aussi violemment le rapport de la Cour des comptes, Claude Guéant prouve une nouvelle fois qu'il n'accepte aucune critique. Et c'est bien ce qu'on peut lui reprocher