Un ouvrage qui échappe à la tentation actuelle de transformer la philosophie en maître-à-penser omnipotent et s'attache à quelques rencontres entre Michel Foucault et le cinéma, mettant ainsi en lumière une conception en acte de l'histoire.    

Nombreuses sont aujourd’hui les publications de tous genres s'appuyant sur les grands philosophes français de la deuxième moitié du vingtième siècle. On assiste ainsi à une réelle prolifération d´ouvrages, des plus canoniques et académisables jusqu'à ceux qui décentrent leur sujet en direction de territoires insoupçonnés : se succèdent ainsi les "Derrida et la littérature", les "Lyotard et la psychanalyse" et même, parfois, de façon moins heureuse, les "Deleuze et le management"… La logique qui sous-tend cette entreprise ne cache pas ses présupposés : il s'agit de transformer le philosophe en maître-à-tout-penser, et de chercher dans ses œuvres, plus ou moins laborieusement, la clé magique qui ouvrirait toutes les portes et mettrait à jour tous les coins et recoins de l´existence humaine, y compris ceux que le philosophe en question n’a jamais explorés. La philosophie serait, d´après cette conception, la pierre de touche des autres savoirs, énonçant par définition une vérité d´ordre supérieur car écrite dans le ciel étoilé des idées et imprégnée, par conséquent, de la plus haute – voire vide – des généralités. À cet oracle magnifique et intangible les profanes pourraient poser l’infinité des questions traversant leurs différentes disciplines.

Rien de cela, même si le risque était inhérent aux choix du sujet, dans Foucault va au cinéma, fruit de la division du travail entre un philosophe, Patrice Maniglier, et un spécialiste du cinéma, Dork Zabunyan. Le titre même de l’ouvrage témoigne du caractère singulier de leur approche : il ne s'agit pas d´étudier l'intersection abstraite entre le grand philosophe et une discipline particulière – et qui aurait pu, à la lumière de ce qui précède, s´intituler "Foucault et le cinéma" – mais de promouvoir une vraie rencontre, celle qui se déclenche quand Foucault va réellement au cinéma et qui vaut surtout, à en croire l´un des angles privilégiés par les auteurs, pour  ses effets de ricochet : "Certes, ce n´est pas Foucault qui est allé au cinéma, mais le cinéma qui est venu à Foucault, à travers les questions de quelques critiques et de quelques réalisateurs   . Ces questions n´ont pourtant jamais donné lieu à un livre sur le cinéma, ni à des textes substantiels de Foucault, mais seulement à des entretiens et à un bref article de journal publié dans Le Monde. Cet état de choses ne rendait guère la tâche facile aux auteurs, mais l'intérêt de la démarche s'atteste dans le véritable tour de force que constituent les deux essais de Maniglier et Zabunyan, auxquels s´ajoute un choix de textes de Foucault sur le cinéma qui pourra servir de repère à de futurs chercheurs.

Le texte de Dork Zabunyan signale, parmi les propos de Foucault, quelques traits majeurs de son approche du cinéma, comme – par exemple – la défense d´une sobriété qui refuserait les potentialités décoratives du medium, ou l'importance accordée au motif deleuzien d´un corps désorganisé que le cinéma saurait donner à voir. Pourtant, ce n´est pas du côté de l´esthétique des films – à laquelle Foucault lui-même confessait ne rien connaître   – que s’actualisent les noces entre le philosophe et le cinéma, mais par le biais de l´histoire. Connaisseurs de ses travaux et de sa méthode archéologique, les critiques des Cahiers du Cinéma invitent Foucault dans les années 70 à se prononcer sur quelques films. C'est sur le terrain du rapport à l'histoire, et sur la façon dont celle-ci insiste sur notre actualité que Foucault et le cinéma posent un problème commun : comment donner à voir le passé sans le figer ou le rabattre autour d'un centre unique ; c´est à dire, comment dégager la part de l´événement qui le constitue et qui se prolonge inépuisablement jusqu´à notre propre présent ? Dork Zabunyan décortique en ce sens le complexe circuit d´effets entre les opérations de pensée du cinéma et celles de Foucault ; il montre ainsi comment l'ensemble de ces entretiens devient le lieu d'un savoir requalifié par le cinéma et, à la suite de l'argument de Deleuze sur l'ensemble des Dits et Écrits, d'un diagnostic sur notre actualité.

L'essai de Patrice Maniglier dessine quant à lui le portrait d'un Foucault en métaphysicien, interrogeant à travers ses enquêtes historiques le statut philosophique du concept d´évènement. Expliquant d'abord comment la pratique de l'histoire chez Foucault relève d'un questionnement du passé qui vise à arracher aux faits historiques leur part de fulguration incorporelle, Maniglier propose deux définitions de l´évènement qui suivent de près les inflexions de la pensée foucaldienne – de la première période encore structuraliste de L´Archéologie du savoir, jusqu´aux analyses des relations de pouvoir de La Volonté de savoir, où l'événement ne sera plus, comme avant, "un système non déductif de décrochages homologues sur des séries hétérogènes"    mais, plus radicalement, "un ensemble de renversements des intégrations hiérarchiques d´éléments quelconques"    . Malgré ces différences, l'ontologie de l'événement de Foucault se stabilise, selon Maniglier, autour de la conception d'un devenir qui échapperait à l'histoire, d'un changement non chronologique, d'un évènement insubstantiel.

Or le cinéma serait lui aussi, dès ses débuts, comme le montrent le ciné-œil de Vertov ou les écrits d’Epstein, concerné par ce problème d´un rapport non mémoriel au passé. Dans une analyse teintée d´un indéniable accent deleuzien, Maniglier montre comment le film de René Allio – adapté du livre éponyme – Moi Pierre Rivière ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère (1976, au passage un bel exemple de la façon dont le cinéma est aussi allé à Foucault) extrait des "qualités sans substance" et des "agitations moléculaires" de la matière historique d´un fait divers, et permet de forger une nouvelle définition de l'évènement, indissociable d´un dispositif cinématographique spécifique, mais sans pour autant empêcher une possible extension à d´autres pratiques critiques : ainsi, le texte se termine par une féconde analyse de Nuit et Brouillard d´Alain Resnais (1954), qui teste, pour ainsi dire, les résultats précédemment acquis sur un film dont Foucault n´a jamais parlé et prouve, du même coup, que si la ciné-philosophie n´est pas une recherche d´illustrations visuelles pour des concepts abstraits, dégagés au préalable, elle peut très bien déboucher sur une pensée en actes de l’histoire, prise dans la matière expressive propre au cinéma