En marge des querelles sur l’art contemporain, la figure de l’artiste intrigue encore nos contemporains. Que répondre ?

Le texte proprement dit est précédé d’une sorte de lexique rappelant que le terme "artiste" fructifie dans la langue française à partir du XVI° siècle. Les lecteurs connaissent l’histoire de l’artiste depuis longtemps, et plus récemment grâce aux travaux de quelques sociologues (Nathalie Heinich et Pierre-Michel Menger sont effectivement cités dans l’ouvrage et en bibliographie). En marge de ce détour un peu rapide, l’auteure a raison de poser cette limite, car, depuis que les pratiques artistiques ont pris un nouveau tour, il importe de revenir sur cette notion concernant nos jours et les artistes contemporains. Définir l’artiste, comme le fait l’UNESCO, par la "création" est sans doute devenu un peu court, puisque les formes mêmes de la création ont changé.

Cela étant, l’auteure a choisi un biais tout à fait particulier pour reprendre la question de la figure de l’artiste. Elle confronte les clichés de l’opinion à propos des artistes et sa propre expérience du monde des artistes. Laissons donc manifestement l’art de côté, et détaillons les traits de la figure contemporaine de l’artiste, non sans faire tout de même une remarque : il serait parfois cohérent d’analyser cette figure en relation avec une œuvre. Encore cela risque-t-il d’interdire de parler généralement "des" artistes, et d’obliger à parler de singularités. Une remarque complémentaire à propos du terme "artiste" : tout est mélangé dans ce livre, l’acteur, l’artiste d’art plastique, le réalisateur de cinéma...

Revenons alors au problème posé par l’auteure. Des clichés portant sur les artistes, il en existe de multiples. Il suffit d’écouter autour de soi pour en entendre proférer en abondance : la vie de Bohême, l’artiste maudit, l’artiste consommateur de drogue, son hypersensibilité, la solitude de la création, la fainéantise, le n’importe quoi de son œuvre... L’auteure répond à ces propos chapitre par chapitre, en citant des exemples afin de contredire les clichés. Elle fait montre d’une expérience assez large de certains milieux artistiques. Elle témoigne, comme en une sorte de contre-feux, d’une autre vie d’artiste que celle qui est mise en images par les propos précédents. Elle a rencontré Yann Kersalé dans son atelier, mais aussi Miss. Tic, Orlan, Valérie Belin, dont elle nous propose des photographies, et de nombreux autres artistes (elle permet d’ailleurs au lecteur de refaire ce parcours en lui proposant en fin d’ouvrage des sites internet de référence).

Pour entrer dans son sujet, l’auteure rappelle donc quelles ont été les images apposées sur les artistes ou entretenues par eux, durant longtemps. On y retrouve, nous l’avons citée, la figure de la "bohême" qui mérite des explications historiques (données dans d’excellents ouvrages) mais, à son encontre, l’auteure ne dit pas grand-chose de la condition actuelle d’un artiste qui doit se vendre à tout prix sur un marché autrement plus délicat. Il est un peu faible d’en conclure que "dans les faits, tous les cas de figure existent" (p. 22). En vérité, le début de l’ouvrage est surtout consacré à explorer l’image des artistes dans le discours de l’opinion. Mais l’auteure en tire peu de conclusions, sinon celle-ci : "A l’image de l’artiste maudit, celui qui vit et crée dans la souffrance, en dehors de la société, préférons l’image, plus juste, d’un hédoniste qui observe le monde, s’interroge, s’émerveille, pour mieux dialoguer avec lui et ses contemporains par une vision unique des choses" (p. 33). Quoi de plus classique finalement !

Du coup, plus généralement, le lecteur est à juste titre pris d’un doute. De quoi et de qui nous parle-t-on vraiment ? L’ouvrage brosse un spectre large puisque, concernant le "contemporain", il va de Picasso (et son maillot célèbre) à Christian Boltanski. Il ne suggère aucune mesure concernant l’ampleur et la délimitation de son propos (qu’en est-il, en particulier, à l’étranger, dans d’autres cultures ?). Seuls, finalement, quelques exemples sont présents pour l’étayer, sans mention d’une enquête fiable. De nombreux témoignages sont repris de la presse ou d’autres ouvrages, et ne réfèrent plus aux rencontres effectives annoncées. Surtout, la synthèse offerte en début de parcours est tellement psychologique qu’elle n’augure rien de bon : "l’artiste est un éternel insatisfait. Il n’en a jamais assez [...] Si l’artiste a besoin d’amour, comme tout le monde, il a plus que quiconque besoin d’être rassuré car il avance perpétuellement dans le doute, qui lui sert d’ailleurs de moteur" (p. 11).

Néanmoins, cet ouvrage pose une question passionnante. Comment combattre un cliché ? Assurément pas en en diffusant un autre à sa place. Il nous semble qu’un tel combat – permettre à celui qui véhicule des clichés de surmonter l’obstacle qui porte à leur invention ou à leur crédibilité – ne peut avoir de portée que si on s’attache à faire l’archéologie de l’esprit individuel concernant les mythes en question et leur prégnance. Autrement dit : une polémique avec un cliché n’a de chance de réussir à lui substituer une vérité que si on met au jour le type de désir qui porte ce cliché. Un cliché est toujours deux choses à la fois : un propos ou une image et un désir qui se satisfait dans et par cette image. En un mot, la question de fond concernant un cliché est toujours celle-ci : qu’est-ce qui est satisfait en celui qui parle lorsqu’il profère ce mythe ? Pourquoi y tient-il ?

Quel intérêt y a-t-il, à propos de la fable de l’inspiration innée, à convoquer un repérage empirique : "Certains artistes ont leur méthode, d’autres préfèrent changer selon le moment" (p. 113) ? Répondre à une affirmation unilatérale par une autre affirmation pluralisante ne règle absolument pas le problème de la croyance sur laquelle le propos est ancré. A l’idée selon laquelle les artistes peuvent faire ce qu’ils veulent, répondre que certains artistes tombent sous le coup de la censure, ne règle pas non plus le problème (à ce propos, signalons que les procès auxquels l’auteure fait allusion, dans cet ouvrage, sont presque tous terminés aujourd’hui, après la publication de son livre). Souligner que les artistes ne consomment pas plus de drogues que la société actuelle n’en consomme ne dit absolument rien sur la mythologie de la drogue (pour sa constitution, l’auteure fait correctement allusion au XIX° siècle) ou sur le poids de cette image sur les esprits non artistiques.

A quoi s’ajoutent tout de même quelques autres défauts de ce livre : il n’est jamais certain que l’auteure ne tombe pas elle-même dans certains mythes. Au lieu de renvoyer quelques propos à l’image traditionnelle d’Orphée, par exemple, il aurait fallu expliquer quand, comment et pourquoi l’image d’Orphée est entrée dans le discours sur les artistes. Car il ne va pas de soi que le mythe grec soit un mythe qui porte sur l’artiste.

Tout cela est tout à fait dommage. D’autant que cette interrogation sur les artistes, notamment contemporains, est parfaitement pertinente. On sait que chaque génération d’artiste cherche à inventer ses propres mythes d’artistes. Il aurait donc fallu répertorier aussi ceux-ci et les confronter aux mythes reçus dans l’opinion.