L’archéologie comme pièce manquante de la souveraineté territoriale

L'auteur démontre à travers une grande variété d'exemples bien documentés le lien étroit qui existe entre l'archéologie et son corolaire (les ruines, les vestiges, les objets trouvés au sol...) et deux questions imbriquées: le territoire en tant que socle de l'identité et l’identité inscrite dans le territoire. Il s'agit de la construction de l'histoire d'un territoire, d'une nation, par le sol, d'une reconstruction stratigraphique des identités inscrites dans les territoires. L'archéologie est le lien entre l'histoire, le passé et la patrimonialisation, c'est-à-dire, ce même passé érigé en symbole de la mémoire collective d'un peuple, d'une nation qui, par un acte politique, est considéré digne de conservation pour les générations futures. C'est la fabrique d'un droit historique. Ce livre est donc le récit de l'instrumentalisation d'une science qui, comme le rappelle Pierre Bourdieu pour les sciences sociales, est trop importante et trop pressante pour la vie sociale et l’ordre symbolique pour qu’on lui accorde le même degré d’autonomie qu’aux autres sciences et le monopole de la production de la vérité   .

Mémoire et archéologie

Si l'espace et la nation sont des constructions sociales   , il n'en va pas autrement du passé. Il faut tirer parti du prestige des temps anciens. Le recours à l'oubli et à la mémoire est au cœur de ces constructions. Mais si les sources écrites servent à cette construction, la trace, la matérialité des choses qui offrent des ruines à l'archéologie comme méthode privilégié de leur interprétation donne des preuves inattaquables, car ancrées au sol. Suivant P. Ricœur, "c'est le rapport entre la signification phénoménologique de l'image-souvenir et la matérialité de la trace (...) [qui] a une valeur de signe: pour penser la trace, il faut à la fois la penser comme effet présent et signe de sa cause absente"   . C'est la plus-value des témoins matériels par rapport aux sources écrites.

La construction nationale et l'intégrité du territoire

Cet ancrage dans le sol des vestiges accorde à l'archéologie un atout majeur dans la construction sociale de l'espace dont nous parlions plus haut : l'enjeu est de prouver que l'on est le premier à avoir occupé l'espace, nous dit l'auteur. La fouille et la ruine apportent un corpus de preuves d'un "droit historique" sur l'espace. Dans les premiers chapitres l'auteur nous montre comment, aux XIXe et XXe siècles, l'archéologie a contribué à la naissance de la nation et du territoire, d'un espace de souveraineté validé par l'archéologie. A cette époque où le positivisme fait rage, le carcan idéologique qu’est le nationalisme est alors validé par la science. L’entretien du mythe d’Alésia et de Vercingétorix par la réalisation d’une statue du chef gaulois en 1866 sous Napoléon III illustrent pour la France ce phénomène que l’on retrouve tout aussi bien en Allemagne (où la statue d'Arminius -Hermannsdenkmal- financée par l'Etat sous le mandat de Bismarck est achevée en 1875, et où la clades variana doit entretenir la mémoire mythique de la victoire des Germains sur Rome), ou encore en Belgique (où le premier roi des belges, Léopold Ier, a eu soin de faire ériger en 1861 une statue de Boduognat, ancêtre mythique de la nation, tandis que la récente découverte du "trésor d'Ambiorix, roi des Eburons" à Beringen n’est peut-être pas sans rapport avec les débats identitaires actuels   .). La liste est loin d'être close.

Dans cette ambiance culturelle où de nombreuses thèses reliaient ethnie, territoire et culture archéologique, les usages instrumentalisant "la plus nationale des sciences" avec le plus d’excès ont cristallisé dans les thèses de Gustaf Kossina (1858-1931) défenseur d’une "mosaïque de cultures" (Kultur-Gruppe) et auteur de la première ébauche d'une "archéologie spatiale" (Siedlungsarchäologie) associant l’espace et le territoire aux artefacts. Aujourd'hui, bien que ces théories soient très éloignées des pratiques explicites des archéologues, au moins dans l'expression scientifique politiquement correcte, l'instrumentalisation des travaux archéologiques puise dans ce fond théorique. Car, comme le démontre bien J.-P. Payot, chacun ne trouve-t-il pas son affaire dans les conflits territoriaux qui recherchent leurs arguments dans l'archéologie? Les peuples autochtones américains comme l’extrême-droite américaine à propos de la trouvaille de l'homme de Kennewick à Washington (USA)? Les archéologues comme la Fédération de Russie et l'ultranationalisme russe à propos de la ville d'Arkaim au sud de l'Oural et au nord de la frontière du Kazakhstan? Ainsi les archéologues savent-ils aussi tirer leur parti de la tentative des Turcs visant à effacer le passé orthodoxe et chrétien du sol de Chypre, des revendications des grecs réclamant les frises du Parthénon, du conflit hindo-musulman d'Ayodhya autour du temple hindou et la mosquée, des polémiques sans fin autour de l'obélisque d'Axoum...

Dans le chapitre "L'archéologie du divin", on observe l'interrelation entre religion et géopolitique. L'archéologie d'Israël est entrée au service de la démonstration de l'antériorité de la présence juive en Palestine, dont l’enjeu n’est autre que celui de la question du contrôle du territoire et de la légitimité à le dominer. Or du coté de la Palestine, constate le même recours à l'archéologie comme pourvoyeuse d’arguments quand on lit que Y. Arafat tirait raison de l'absence de traces archéologiques de la grande ville de Jérusalem qui apparaît dans le texte biblique afin de justifier ses propres revendications. Une même lecture peut être faite des conflits autour des fouilles au pied de la mosquée d'Al-Aqsa en 2007 et de diverses tentatives de judaïser Jérusalem par l’archéologie. J'ajouterai un exemple qui n'est pas recueilli par l'auteur, celui de la tombe d'Hérode "retrouvée" par l'archéologue Ehud Netzer en plein cœur des territoires occupés   .

Les pièces manquantes de la souveraineté

Les objets réclamés deviennent d'après J.-P. Payot des pièces manquantes de la souveraineté exercée sur un territoire. L’exemple le plus célèbre est celui des frises du Parthénon, mais l'auteur développe aussi celui de l'obélisque d'Axoum, le trésor de Troie qui met en conflit la Turquie, l'Allemagne et la Russie. Dans tous les cas, il s'agit d'objets qui ont été soustraits, à l'époque du colonialisme, au territoire de la colonie : après la décolonisation, les territoires anciennement colonisés essayent donc de "compléter les pièces manquantes de la panoplie symbolique de la souveraineté (...) un matériel de souveraineté qui touche, par sa force identitaire et son empreinte territoriale, au contrôle symbolique d'un territoire" (p. 71). Comme l'affirme l'auteur, les États concernés ne peuvent pas renoncer aux vestiges qu'ils réclament, alors que les refus de la part des anciennes puissances de les restituer sont révélateurs d’une posture néocoloniale vis-à-vis des anciennes colonies. Preuve en est le rapport très différent entretenu avec la Chine relativement aux objets dérobés au palais d'Été impérial de Pékin, qu’on doit mettre en relation avec la nouvelle position de ce pays dans l'échiquier de la géopolitique mondiale.

... et chez nous?

Les enjeux géopolitiques de l'archéologie préventive représentent un problème délicat qui n’a en outre émergé que récemment, et qui mériterait à lui seul une recherche étendue et une publication conséquente. Sans doute est-il donc trop tôt pour l’aborder de manière satisfaisante : c’est en tout cas ce qu’il ressort du dernier chapitre qui aborde cette question sans parvenir à la traiter de manière satisfaisante, malgré l’annonce d’explications particulièrement suggestives sur l'origine de l'archéologie en France, sur l'option libérale qui fait prévaloir le droit à la propriété privée, ou encore sur l'instauration tardive d'un contrôle sur l'activité archéologique à partir de la loi Carcopino et du Régime de Vichy... Plus intéressantes me semblent être les cinq pages dédiées à l'archéologie préventive, qui représente aujourd'hui la plus grande partie des interventions archéologiques en France. J.-P. Payot la relie à des enjeux géopolitiques car le territoire et son utilisation sont le plus souvent l’objet d’un rapport de force entre aménageurs et archéologues, qui essayent de "rendre intelligible la mémoire du territoire" à la société. Il existe donc une revendication légitime des différents acteurs à agir sur le territoire, ce qui fait de notre science une "science sensible". Ainsi, si l'auteur frôle seulement ici les problèmes qui concernent l'archéologie dans son rapport au sol nationale, il apparaît avec évidence qu’il faudra un jour s'attarder sur le sujet.

En définitive, ce livre a le mérite de mettre en valeur un aspect connu du public spécialisé tout en le formalisant et en l’enrichissant de nombreux détails (allant peut-être parfois un peu trop de la petite histoire sur chaque dossier). Il faut signaler que l'auteur inclut dans le même label d' "enjeu géopolitique" toute une série d’exemples qu’il aurait été préférable de hiérarchiser, car tous ne recèlent pas le même degré de conséquences politiques potentielles, ni n’impliquent les mêmes approches par les différents acteurs. D'autre part, il existe une certaine confusion entre les concepts, dans la mesure où les termes archéologie, ruines, fouilles, objets, monuments et patrimoine sont parfois indifféremment substitués les uns aux autres. Le patrimoine n'existe en soi, comme l’explique bien A. Micaud   : il n’est, en somme, que le produit d'une décision politique sur ce qui mérite d'être protégé et conservé. À coté des ruines mises en exergue, le même pouvoir peut en oublier d'autres et négliger de les "patrimonialiser" en raison de la signification que celles-ci auraient – ou n’auraient pas – sur le territoire. D'autre part, les "poubelles" de l'histoire ou les charniers des guerres récentes qui ont besoin d'être fouillés avec des méthodes propres à l'archéologie n’engagent pas toujours de problèmes de souveraineté territoriale : bien au contraire, elles imposent le plus souvent de confondre la souveraineté d'un État-nation et la souveraineté démocratique d'un peuple. Comme l'affirme M. Cuillerai, le "lien entre l'historisme et le nationalisme ne permet plus le retour a une identité qui se constitue à partir de l'histoire nationale"   . Le livre n’en demeure pas moins très intéressant, et de lecture aisée : il offre finalement un bon traitement de son objet et ouvre une nouvelle thématique