Une grille de lecture qui articule intelligiblement les concepts de nature, justice, égalité, liberté, éthique, soutenabilité. Mais les freins à l'action sont sous-estimés.

Social-écologie ? Voilà qui fait bien penser à la social-démocratie ! "Prendre le relais" de cette  doctrine ancienne et partant de là, proposer une nouvelle "grille de lecture" de notre société   : telle est en effet l’entreprise ambitieuse que propose Eloi Laurent dans ce livre. Son auteur est docteur en économie et enseignant-chercheur. Ayant été assistant parlementaire puis membre d’un cabinet ministériel, c’est donc en fin connaisseur des rouages politiques qu’il s’attaque au sujet de l’écologie politique. Il prend fréquemment la parole sur des sujets de développement et de l’environnement.

 

Une entreprise de construction-déconstruction

Son entreprise est ambitieuse à plusieurs titres. Elle exige tout d’abord d’attaquer un sérieux travail de définition et d’articulation des concepts. Nature, justice, égalité, liberté, éthique, soutenabilité : les notions semblent courantes, elles n’en sont pas moins polysémiques. En équilibriste, Eloi Laurent construit son discours concept par concept, en expliquant chacun d’entre eux et en les combinant. Le livre progresse de façon méthodique. Une première partie présente la social-écologie, ses concepts-clef, ses objectifs. La notion de justice y est particulièrement développée pour expliciter le lien entre "les inégalités de revenu et de pouvoir" et les "catastrophes social-écologiques"    .

Une seconde partie envisage le gouvernement de la social-démocratie. La démocratie est alors mise sur la sellette : est-elle le meilleur régime pour affronter les crises écologiques ? L’auteur explique que si elle est le "régime par excellence de la soutenabilité"    , elle ne suffira pas seule à relever les défis socio-écologiques qui nous attendent. Il faudra un réel changement de paradigme pour réunir les conditions nécessaires   et permettre à la social-écologie de se substituer à la social-démocratie.

L’auteur entreprend de déconstruire plusieurs idées reçues sur lesquelles le lecteur pourrait achopper. Ainsi, loin d’être "naturelle", l’écologie doit être comprise comme fondamentalement sociale   . Selon lui, la Nature a été tellement modifiée par l’homme, "façonnée à son image, du moins à son usage"    , qu’elle dépend essentiellement de nous. Dès lors, "les questions écologiques sont devenues des questions sociales"   . De la même manière, l’auteur encourage à abandonner la théorie selon laquelle le développement économique serait la panacée en matière d’environnement: c’est plutôt du côté de l’action politique qu’il faudrait chercher une solution   . Si la richesse d’un pays peut être un facteur positif, Eloi Laurent affirme que seule la démocratie pourra procurer une solution durable aux problèmes écologiques. Contrairement aux idées reçues, la cause écologique n’a pas besoin d’être monétarisée pour être crédible : "les lois de la Nature […] sont déjà des lois d’efficacité"    .

 

L'amour de la justice avant l'amour de la nature !

Enfin, peut-être la tentative la plus ambitieuse de l’ouvrage tient-elle dans cet objectif : comprendre le moteur de notre action collective en tant que société. Autrement dit, révéler ce qui motiverait une communauté à affronter les crises écologiques et à s’atteler à une transition. La théorie de l’auteur est que ce n’est pas sur "l’amour de la nature" qu’il faut compter, mais sur notre amour de la justice   . Une affirmation pour le moins inattendue.

La plume est efficace, érudite, ponctuée de bons mots et d’expressions calibrées qui rendent la lecture agréable et très stimulante. L’ouvrage est dense; quelques thèmes méritent particulièrement qu’on s’y arrête.

 

Articuler société et environnement grâce au politique

Tout d’abord, la thèse principale de l’ouvrage affirme que les inégalités sociales et environnementales sont intrinsèquement liées. Par conséquent : impossible de remédier à la crise écologique sans s’attaquer aux inégalités de justice et de pouvoir   . Trois idées-force sous-tendent cette réflexion   : 1- les inégalités sociales sont une des causes des crises écologiques ; 2- les crises écologiques alourdissent en retour les inégalités sociales ; 3- c’est le rôle de l’action publique d’analyser la relation entre les deux phénomènes, pour lutter contre les inégalités sociales et ainsi pallier aux crises environnementales.

En matière d’environnement ou de réduction des inégalités, on a aujourd’hui plutôt tendance à regarder au-delà de l’action publique. Régulièrement des enquêtes viennent le réaffirmer : les citoyens ont de moins en moins confiance dans leurs dirigeants pour régler leurs problèmes. Dans le Baromètre de la confiance politique réalisé par le Cevipof et TNS Sofres en décembre 2009,   67% des personnes interrogées disaient n’avoir foi ni dans la droite ni dans la gauche pour gouverner le pays. Au contraire, la société civile semble plus légitime et digne de confiance. Selon le même sondage, à la question de savoir en qui ils ont le plus confiance pour défendre leurs intérêts, les répondants citent (après eux-mêmes) les associations et les syndicats. C’est pourtant dans l’action publique, et plus précisément son cadre démocratique, qu’Eloi Laurent fonde l’espoir de trouver solution à la crise écologique.Pour l’auteur, le régime démocratique est même le cadre politique le plus adapté à la transition vers une société soutenable : "la démocratie apparaît comme le régime par excellence de la soutenabilité"    .

 

Le "Despotisme vert" à la Chinoise  

Cette foi en la démocratie peut surprendre. La plupart des régimes démocratiques européens sont très en retard dans la lutte contre le changement climatique. Pire, ils ne semblent pas prêts à mettre en place des mesures concrètes : échec de la taxe carbone en France, non-ratification du Protocole de Kyoto par les USA, par exemple. On a pu le voir lors des derniers sommets internationaux : le comportement irresponsable des Etats dits "développés" a conduit au blocage des négociations à Copenhague et à Bonn. Ce sont les pays émergents, et notamment la Chine, qui ont permis de les relancer. La République Populaire est d’ailleurs aujourd’hui à la pointe de la lutte contre le changement climatique. Son nouveau Plan Quinquennal le montre bien : le développement durable est au cœur de sa stratégie nationale   .

De nombreux reproches à son régime autoritaire fusent en matière de respect des droits l’Homme, comme à l’occasion des jeux olympiques de Pékin ; il n’en reste pas moins qu’il lui permet de prendre des décisions contraignantes en faveur de l’environnement, et de les imposer aux provinces. Des lois sur la pollution de l’air et de l’eau, sur la gestion des déchets ont été votées et des sanctions sévères sont prévues   . C’est pourtant un autoritarisme que l’auteur rejette, en parlant des "mirages du despotisme vert"    . Dès lors, quels avantages poussent Eloi Laurent à rechercher des solutions dans la démocratie ?

 

La démocratie, cadre politique à améliorer

C’est une réelle interrogation pour l’auteur, qui place ce régime au cœur de son intention de relier action politique et environnement. Il présente successivement trois critiques faites à la démocratie (critiques éthique, institutionnelle, écologique) au cours d’un "procès"    , pour mieux rebondir sur les accusations. Au présentisme (la démocratie "rivée au présent"   , expression de la "myopie et du court-termisme"   érigés en fatalité, il oppose le souci typiquement démocratique qui implique(rait) au contraire de prendre le temps de discuter en profondeur des choix de société et de laisser s’exprimer les divers intérêts. C’est aussi un régime "réactif"   , capable de corriger ses erreurs et d’accepter l’hétérogénéité de ses composants sans se désagréger. Enfin, une comparaison au niveau mondial montre que, souligne-t-il, les démocraties ont à cœur, davantage que les régimes autoritaires, de réduire les inégalités internationales   .
Ainsi, "la démocratie en tant qu’elle a le pouvoir de réduire les inégalités de revenu et de pouvoir, est le fruit de l’évolution culturelle humaine le plus nécessaire à l’atténuation de nos crises écologiques contemporaines"   .

Plus précisément, une démocratie pleine et entière aurait même "un effet positif sur la qualité de l’environnement" des pays les plus pauvres.  Attention, ce n’est pas la démocratie en elle-même qui assure la soutenabilité d’une société, mais le potentiel qu’elle offre en matière d’encadrement et d’accompagnement du changement social. C’est là que réside sa supériorité sur l’autoritarisme : plus qu’une fin en soi, elle est un moyen. On pourrait prolonger cette réflexion par les propos de Dominique Méda. Lors de la rencontre des Jeudis de l’Ecologie, le 19 mai elle affirmait que la démocratie n’était pas un supplément d’âme, mais qu’elle pouvait devenir "l’outil" principal de la lutte contre le changement climatique.


La justice, un principe central

Néanmoins, Eloi Laurent prend bien soin de préciser les limites de son argumentation. La présence d’une démocratie n’est pas une garantie de réussite en soi. Il y a des modalités à respecter ; elle n’est qu’un des éléments favorisant la soutenabilité (le terme anglais "sustainability" traduit mieux que le français l’expression "développement durable"). Les conditions à réunir tournent autour de la notion de justice. Mais pas n’importe laquelle : "la justice globale" (p30).

La justice est l’une des notions transversales sur laquelle l’ensemble du livre s’arc-boute. C’est l’un des concepts clefs. Il permet à l’auteur d’articuler les deux sphères du social et de l’environnement, et de conclure son raisonnement   . Sa réflexion se développe en quelque sorte autour du sens premier du mot "justice" : le sanskrit ju, qui se retrouve dans des termes comme jugum ("le joug") ou le verbe jungere ("joindre, unir"),   .

Il s’agit toutefois d’une conception restrictive de la notion. Le raisonnement développé est essentiellement tourné vers la question des inégalités environnementales et leurs conséquences sociales. Il prend soin de les identifier, de les quantifier, de les cartographier. Mais quid de la justice due à l’environnement, c’est-à-dire, dans une acception plus procédurale, du droit applicable à la Nature ? Il existe aujourd’hui un droit de l’environnement pléthorique, de plus en plus technique que le livre esquive. Ce droit ne va pourtant pas de soi : il n’est après tout qu’une construction à partir de principes définis par l’homme, "anthropocentrés", dont la résultante est souvent "plaquée" sur la Nature. Or l’environnement est devenu au fil des traités et conventions multilatéraux un "justiciable" multiple, international, intemporel. S’ajoute la difficulté de ce que Patrick Viveret appelle : "représenter les tiers invisibles"   . Quelle légitimité peut avancer un homme parmi d’autres pour la défendre ? D’où le problème de l’application de ce droit particulier : il existe peu d’avocats spécialisés et les juridictions nationales sont particulièrement frileuses à son égard   . C’est une dimension absente du raisonnement, que l’auteur aurait pu considérer pour renforcer le caractère pragmatique de sa réflexion.

 

Inégalités plurielles

Autre concept clef, le couple égalité-inégalité est décliné dans tout l’ouvrage selon une approche singulière. Pour Eloi Laurent, le problème est bien plus que moral, il s’agit d’un problème de société qui met en danger notre survie à tous. Il démontre leur caractère pluriel en distinguant les inégalités "absolues" ou "relatives", "monétaires" ou "de pouvoir"   , les "inégalités dans l’exposition" et  "inégalités dans la sensibilité"   et en se référant aux travaux de typologie qui ont pu être menés   . Cette analyse lui permet surtout de mettre en évidence le lien irréfutable entre les inégalités sociales et environnementales (p194), attaché au concept d’ "inégalités sociales de santé"   .

Si on se réfère à son étymologie, le mot "égalité" vient du latin aequalis, de aequus, qui signifie "uni" et "juste"   . L’auteur revient sur la notion de lien, et plus précisément de lien social. En explicitant les inégalités, il démontre leur pouvoir de délitement sur ce précieux ciment. Sans rejeter la faute sur un groupe particulier, il explique que de trop grands écarts sur l’échelle sociale empêchent une action collective contre les crises écologiques   . Chacun défendant ses intérêts singuliers, aucun n’a intérêt à s’investir dans une action collective. On pourrait pousser la réflexion un peu plus loin et paraphraser Hervé Kempf   en postulant que le moment de crise globale (financière, écologique, institutionnelle) que nous vivons renforce cet individualisme.

 

En panne d’action collective

En matière d’environnement, la multiplication des catastrophes naturelles, les révélations des rapports du GIEC, sont autant d’éléments qui montrent que notre survie est menacée. Il est clair que nous sommes à un moment charnière de notre évolution, une "crise" au sens grec du terme (κρίσις, krisis : décision, jugement)   : le moment décisif. Les scientifiques interrogés le répètent : ce sont nos actions et notre capacité à nous engager collectivement contre le changement climatique qui feront foi   . Or, un engagement global de la société ne semble pas d’actualité. Pire, il est peut-être en train de s’éloigner. L’analyse d’Eloi Laurent touche un point particulièrement pertinent des inégalités: trop d’écarts sur l’échelle sociale conduit à un repli sur soi, sur l’entre soi et c'est un dangereux obstacle à l’action collective   . Comment penser un combat commun au niveau international, lorsque les Accords de Schengen sont remis en cause ? Lorsque les lois migratoires se durcissent implacablement au sein des Etats démocratiques ? Lorsque la crédibilité même des gouvernements européens est remise en cause ? La crise économique en a été un formidable révélateur, et la mobilisation des peuples irlandais, espagnol ou grec, une prodigieuse illustration.

Selon l’auteur les freins à l’action collective sont de trois ordres "culturel, sociologique et politique"   . On pourrait ajouter psychologique et cognitif. Il y a en effet aujourd’hui une réelle difficulté sociale à accepter la réalité de la crise écologique. Malgré une connaissance de plus en plus riche et accessible sur le sujet, l’incrédulité ou ce que Jean-Pierre Dupuy appelle"l’impossibilité de croire que le pire va arriver"   gagne du terrain.

 

Un propos pragmatique

Ce pessimisme, Eloi Laurent le partage. Dans son introduction, il fait un constat assez noir de la "crise" qui affecte même la notion de développement soutenable, sensible à travers "l’échec collectif du mouvement écologiste, des organisations non gouvernementales, et des institutions internationales"  

En réponse, son livre se veut "pragmatique et non idéaliste"   . Il propose des solutions concrètes pour adapter notre société aux défis qui l’attendent, comme l’insertion de la dimension écologique dans toutes les politiques sociales, l’amélioration de l’identification des inégalités environnementales, la création d’une mission interministérielle ad hoc   . Plus audacieux, il décortique la nature des motivations sociales et politiques à l’œuvre : "comment convaincre les citoyens ?"   . Plusieurs éléments jouent, selon l’auteur : les "attitudes par rapport aux enjeux environnementaux", animées par un "système de valeurs", la "confiance" dans le système social   , et surtout "l’amour de la justice"   . L’espoir viendrait en particulier des grandes villes, théâtre de "l’enjeu social écologique"   .

De plus, la transition vers une société plus soutenable recèle selon lui de nombreuses opportunités. Du point de vue économique, le développement de "l’économie verte"   et ses trois impératifs "dé-carboniser", "dés-énergiser", "dé-naturaliser"   les modes de production permettra de changer notre modèle de développement   . C’est aussi de cette transition que viendra notre salut : "le perfectionnement social-écologique du système démocratique est le meilleur atout pour s’adapter socialement aux conséquences des crises écologiques présentes et à venir."  

 

Mais les faits sont têtus…

Malgré l’enchaînement des arguments développés avec enthousiasme par Eloi Laurent, son raisonnement reste un peu incantatoire. L’exemple de Curitiba est excellent, mais ne doit pas faire oublier les catastrophes urbaines de Rio ou Sao Paulo. La "ville postcarbone"   que l’auteur appelle de ses vœux est encore à venir. De la même manière, il admet que la pédagogie de la justice qu’il prône "reste à faire"   et ne sera en rien automatique. Plus qu’un recueil de solutions, l’ouvrage d’Eloi Laurent serait donc un appel à la mobilisation. C’est un appel à s’emparer collectivement de ce concept de social-écologie et à réaliser ce qu’elle promet : "politiser et incarner l’écologie"   pour la rendre tangible et familière aux citoyens.

 

Trouver l’unité

C’est au fond peut-être là l’objectif ultime de la réflexion de l’auteur : comprendre ce qui fait sens collectivement pour notre société. Autrement dit, comprendre ce qui nous unit en fondant la confiance (notre croyance en commun, du sens latin con-fidere) en notre système social. L’unité est un thème récurrent, présent en filigrane dans tout l’ouvrage. Elle affleure dans le désir de justice et d’égalité, martelés tout au long du livre d’Eloi Laurent, y compris dans son titre, lui-même une sorte d’amalgame composite.