Dans une biographie sans concessions, Philippe Alméras rétablit le double visage de Céline, celui d’un être complexe à la personnalité controversée.
Tout le monde connaît les grands épisodes de la geste célinienne : le carabin, l’hygiéniste de la SDN, le médecin de banlieue, le pamphlétaire antisémite, le paria, l’exilé, le retour en grâce et la mort. Tout le monde a en tête le style inimitable, la gouaille littéraire de l’écrivain écorché vif par l’existence qui justifie le titre ambivalent à dessein de la biographie de Philippe Alméras, Céline entre haines et passion. C’est que les déchaînements de ses contemporains, comme les dissensions de la critique, sont à la hauteur d’une passion unique et entière qui guide la trajectoire existentielle de Louis-Ferdinand Céline. Tel est en tous les cas le postulat critique de Philippe Alméras : l’emportement chronique de l’écrivain et celle du pamphlétaire ne sont plus pensés comme deux Céline contradictoires, l’un génial, l’autre antisémite, raciste et fou à lier. La gageure du biographe est de concilier les deux visages de ce Janus bifrons de la littérature, qui gêne aux entournures l’esprit et le style. Le critique avertit à la fin de sa postface en guise de panneau annonciateur de l’enfer dantesque qui attend le lecteur devant ce Céline mis à nu : “Attention, c’est le Céline total et non retouché que propose ma biographie.” Nous voilà prévenus. Un Céline sans fard.
Fort d’une documentation très fournie, fondée sur le dépouillement et l’analyse d’une abondante correspondance, Philippe Alméras nous fait entrer dans les coulisses du personnage Céline avec le souci du détail et de la précision qui ne nous fait perdre aucun instant de ses turpitudes : le chercheur s’y révèle enquêteur, fin limier pourrait-on même avancer. Les étapes de l’épopée Céline sont ainsi retracées à l’aune de dix stations aux titres aussi éloquents que brefs, le lapidaire et le définitif étant aussi une marque de Céline l’expéditif : “Jeune chien”, “Cuirassier”, “Colon”, “Étudiant”, “Médecin”, “Écrivain”, “Militant”, “Occupé”, “Émigré”, “Réprouvé puis ressuscité”. Céline Lazare aux milles vies, comme il aimait à se présenter, écartelé entre diverses existences qui ont fait sa richesse autant que son scandale. Céline démaquillé, démasqué plus exactement.
Le bal commence dans la marginalité qui sera l’empreinte de l’écrivain abhorré, celle du “passage Choiseul” qui le marque au fer rouge du vocable des marchands populaires, à Paris, au début du XXe siècle. L’expérience du “jeune chien” Céline est déjà celle de Bardamu voyageur, en apprentissage de la langue germanique en Allemagne, en proie à l’hostilité d’autrui. Le retour à la “taupinière” du passage Choiseul n’est guère long et l’errance se poursuit en quête d’un métier sur la Côte d’Azur, à Nice puis à Paris. “Cuirassier”, Céline engagé dans la grande guerre se révèle inadapté pour l’emploi : blessé, rapatrié, ainsi se construit le mythe de Céline trépané, comme son personnage et double Bardamu. Médaillé de guerre, il vit une “vie rêvée” à Londres puis s’enrôle comme expatrié et colon en Afrique. “Louis des Touches” en fait le paradis de l’écriture contre l’enfer du climat et des autres, encore eux : il cherche à attirer à lui son ami Milon, lui promettant l’argent facile. En 1917, quitter Bikobimbo revient à épouser la condition de Carabin et à revenir aux origines de l’hygiénisme familial. Collaborateur à la revue Eurêka, Louis-Ferdinand Destouches se fait même un temps conférencier. La réussite des examens de médecine rime avec littérature, la thèse – La Vie et l’œuvre de Semmelweiss – devient un “roman hugolien à sujet médical” selon la formule de Philippe Alméras. Le médecin annonce déjà l’écrivain : les deux sont indissociables et Céline ne lâchera jamais complètement la médecine.
Recruté dans la “section hygiène” de la SDN par la fondation Rockefeller, le médecin Destouches fait encore patienter l’avènement de Louis-Ferdinand Céline : encore le voyage comme seconde vie, l’Amérique et Ford, matière à venir d’un épisode du Voyage au bout de la nuit. Céline voyage au bout de l’hygiène. Exit Edith sa femme et sa fille Colette, bonjour Elizabeth Craig, première d’une longue série de danseuses qui vont partager sa vie tumultueuse. Leur rencontre à Genève est fugace mais Elizabeth vient vite le rejoindre : premières amours et premières danses, premiers espoirs d’écrivain rapidement avortés avec L’Église et Semmelweiss, refusés par Gallimard respectivement en 1927 et 1928. Céline, une fois désengagé de la SDN, devient “médecin des pauvres” au dispensaire de Clichy : se crée alors une “bulle américaine” de 1926 à 1932, où Elizabeth danse et lui gribouille le Voyage au bout de la nuit dans les intervalles de son activité de médecin. C’est désormais dans leur location de Montmartre que le mythe de Céline écrivain va se dessiner.
L’édition du Voyage est aussi une épopée : cette “sorte de roman” selon les mots de l’auteur est acceptée par Denoël, mais Gallimard le fait un peu trop lanterner, trop sans doute. Céline opte pour le premier des deux. La parution du roman détonne : style “cru, parfois populacier” pour Daudet, “comble du naturel et de l’artifice” pour Maurras. Ce livre de la “décadence” obtient un franc succès et fait espérer un temps le Goncourt, permettant à Céline de publier rapidement “L’Église, script premier du Voyage”. La pièce est dédiée à Karen Marie Jensen, qui évince Elizabeth Craig auprès de lui. Encore une danseuse. La valse des conquêtes va de pair avec les pérégrinations littéraires à la recherche d’un style radicalement nouveau. Mort à crédit réalise une avancée sur ce plan, même si l’activité littéraire n’est encore aux yeux de Céline qu’un “extra”, comme le fait remarquer Philippe Alméras. La montée des périls en Europe en 1933 précipite la mutation de Céline désengagé en “militant”.
Séparé officiellement d’Elizabeth, Céline revient des États-Unis animé d’un vent de changement qui passe d’abord par la littérature dans le Montmartre de l’époque, où il rencontre Gen Paul, sublime faussaire à ses yeux, avec qui il restera longtemps lié. Céline rencontre Lucienne Desforges et se lie avec elle. Il trouve alors sa “langue”, une langue “nordique”, crue et directe, celle de Mort à crédit. Lucette Almanzor fait désormais danser son cœur. Sa source d’inspiration change, pas son style : Mea culpa, texte bref, coupe court aux rumeurs de communisme de l’auteur et est à prendre “dans son contexte chrétien”. La sortie de Bagatelles en 1938 surprend autant que son succès est grand : Céline antisémite défraie la chronique. Le langage comme ressourcement, le “racisme littéraire” sont bien resitués par Philippe Alméras dans un contexte lui-même fortement antisémite, celui du Paris d’avant-guerre. Avec le polémiste – la “mangouste” – naît aussi “Céline-victime”, le 4 mars 1937, théorisé par l’auteur dans une lettre à Henri Poulain. Cela deviendra le leitmotiv de toute son existence. L’École des cadavres, sinistre suite donnée à Bagatelles, exploite toujours la veine antisémite de la période militante mais la clôt aussi par un échec éditorial et deux poursuites en diffamation. Posant le “primat du pouvoir juif”, Céline-mangouste, réformé, reste combattif malgré la tempête qui déferle sur lui. Le contexte devient oppressant : les Allemands sont aux portes de Paris, Pétain signe l’armistice. Céline, démobilisé, se voit privé de son poste de médecin à Sartrouville et se retrouve comme en 1939, sans emploi.
Sous l’Occupation, Céline transparaît à vif à travers sa correspondance, qui permet à Philippe Alméras de suivre les moindres mouvements d’un homme qui tente de peser sur les événements : obnubilé par les Juifs et déçu par les Allemands, Céline retrouve Destouches et devient médecin à Bezons. C’est l’époque de la parution des Beaux Draps, de l’or stocké en Hollande et saisi par les Allemands comme “bien ennemi”. Dépité, Céline devient cependant de plus en plus convaincu que “le fait juif est le fait central de cette guerre” : il développe alors ce qu’il appelle l’“esprit mangouste” (lettre à Alain Laubreaux), en “ennemi des serpents”, animé du “vrai instinct de lutte à mort”. Céline se compromet alors en répondant à l’invitation du Pilori, animé par son combat antijuif. En mission à Berlin au cours d’un voyage scientifique médical, Céline poursuit sa croisade, en “superpatriote” : malgré la défaite qui s’annonce pour l’Allemagne, il vit toujours sa “supervie”, retranché à Saint-Malo. 1944 signe le retour à la littérature après la période pamphlétaire controversée avec la parution de Guignol’s band. La liberté vis-à-vis de la langue devient de plus en plus totale : à coups de néologismes et de points de suspensions répétés, l’œuvre “enregistre comme un sismographe les secousses du conflit en cours”. Le rythme et le style avant tout. Revenu en “littérature pure”, il voit cependant l’histoire le rattraper avec le bombardement de Montmartre, le précipitant dans l’exil.
Émigré, Céline part tout d’abord en Allemagne et se calfeutre. Puis vient le départ pour Sigmaringen et Copenhague, odyssée retranscrite dans Rigodon. Céline fuit les bombardements et se fait appeler Courtial alors que l’Allemagne capitule. Les journaux lui apprennent les épurations en France. C’est la période du reniement : qualifié de “brute folle”, Hitler est voué aux gémonies. Denoël assassiné, il vient remplir la “besace au chagrin” déjà bien lourde avec la mort de la mère de Céline, Marguerite Destouches. Arrêté et emprisonné pour trahison et intelligence avec l’ennemi, Céline redoute d’être transféré en France, même s’il vit mal, moralement parlant, un tel enfermement. Il se présente alors comme un être persécuté, réprouvé et souffrant. Libéré, il rompt avec Denoël et prend la posture définitive qui sera la sienne jusqu’à la fin de sa vie, celle de l’animal traqué. Il tourne alors casaque : “Puisque les Aryens non solidaires ont perdu la patrie, vivent les Juifs vainqueurs et utiles ! Le système n’est pas aboli, il est inversé”, comme le précise Philippe Alméras. “Philosémite” pour deux ans seulement, jusqu’en 1949, Céline reprend sa vie littéraire, en contact avec Jean Paulhan, Gallimard et la NRF. Logé dans un hôtel miteux, il débute sa “période clochard” : le soutien de Milton Hindus, qui perçoit chez lui des signes de folie, n’est qu’un écran de fumée avant leur brouille. Le jugement approche : le cas Céline est évalué dans une parodie de procès. Selon la formule de Philippe Alméras, “c’est guignol au Palais”. Pris pour un pitre, Céline est tout de même convoité par Gallimard, bien que terré dans son “archi-bled” danois. Il entre dans cette “écurie” littéraire durant l’hiver 1949. L’amnistie arrive à ce moment et, au printemps, lui permet d’organiser sans crainte son retour en France.
Réprouvé puis ressuscité, Céline demeure aux aguets ou plutôt à l’affût. En bête traquée, il passe de Neuilly à Meudon, vit reclus avec son chat et Lucette, brouille les pistes. Le pli du retrait prudent est pris. La parution de Féérie pour une autre fois, le 27 juin 1952, revient sur le trauma de la guerre en exposant le “Bombardement Montmartre”. La presse en parle peu, Céline affiche sa misère, apparente seulement, il harcèle Gallimard avec plus d’exigences encore que du temps de Denoël, demande des paiements rubis sur l’ongle, des avances. Le visage du “rénovateur génial du discours littéraire” lui colle désormais à la peau : Céline, fort de son statut, négocie Mort à crédit et le Voyage en poche, exige la Pléiade, monte sur ses ergots. Les œuvres s’enchaînent : Nord puis Rigodon, une plongée dans “la violence des temps de frustration” face à un livre de combat. Mais l’hémorragie cérébrale qui le frappe mortellement coupe court à la “dernière fabrique de récits, de mythes et d’interprétation” de Meudon. Céline avait encore “le Danemark, ses prisons, son exil à raconter”.
Dans cette biographie conséquente et abondamment documentée, Céline est mis à nu et dévoile son double visage sans fard. Philippe Alméras répond bel et bien à son “parti pris de ne rien ignorer”. En peignant le portrait de l’auteur en détestable génie, il rend à Céline ce qui est à Céline, sa part de scandale et le miroir sombre de son talent. Ainsi est-il à prendre, ou à laisser.
Critique extraite du dossier sur Céline, coordonné par Alexandre Maujean.