L'histoire de la  génération politique de gauche depuis 1981 mêlée à une passion pour la musique de cette époque.

La chanson française "donne le pouls de notre société", en est le miroir réfléchissant ou grossissant. On peut donc retracer l'histoire de nos dernières décennies politiques au rythme des tubes qui ont fait les hit-parades successifs, en faisant le portrait des élus de la République, en fredonnant les refrains qui participent désormais du patrimoine national. C'est le pari que fait Jean-Pierre Jouyet dans un essai qui a reçu le 2 avril 2011 le prix du livre des députés. Le président de l'Autorité des marchés financiers ne livre pas des Mémoires ; plus modestement, il propose au lecteur une suite de souvenirs, ceux d'un homme qui a été au service de l'Etat et dans le secret des puissants.

 

Les chansons ne sont pas seulement le témoin d'une époque, elles portent les espoirs et les rêves d'une génération. Que l'on prenne, par exemple, la décennie Sixties : une chanson comme "Inventaire 66" de Michel Delpech illustre l'impatience d'une jeunesse lasse du dirigisme gaullien, qui trouve dans le yé-yé ou la fraîcheur de Françoise Hardy un souffle de liberté. L'urbanisation forcenée des années-béton justifie déjà toutes les nostalgies. Celle de Jean Ferrat porte un nom, "la Montagne" : "Et rentrer dans les HLM manger du poulet aux hormones... Pourtant que la montagne est belle..."

 

Portraits en chansons

 

Au fil des pages et au rythme des chansons, Martine Aubry, Jacques Delors ou Nicolas Sarkozy offrent au lecteur un visage différent. Celui de bêtes politiques engagées corps et âme dans le combat qui est le leur, celui d'hommes et de femmes mélomanes à leurs heures, celui de personnalités sincères qui, hors caméra, ne cèdent pas (toujours) à la petite musique politico-politicienne.

 

L'ami fidèle de François Hollande invite le lecteur dans l'intimité d'un homme féru de politique, à l'intelligence redoutable. Il est déjà conscient que l'implantation locale est le gage d'un destin national. Dans un passage savoureux, nous retrouvons le jeune énarque attablé à un bistrot de Bort-les-Orgues, "prenant un apéro pour la première fois de sa vie avec des militants qui, eux, n'en étaient pas à leur premier". Qui a dit que les chansons à boire ne faisaient pas partie de notre patrimoine ?

 

Le portrait de Ségolène Royal, "amie perdue de vue", est moins tendre. Parmi les chansons qu'elle préfère, le tube de Marc Lavoine, "Elle a les yeux revolver, elle a le regard qui tue..." Sur les bancs de l'ENA déjà, la jeune femme consciente de ses charmes, savait parfaitement en jouer. Pourtant, elle reste difficile à apprivoiser, rapporte Jean-Pierre Jouyet, du fait de sa "violence de caractère" et de l' "intolérance" qui la caractérise. Ségolène "se comporte pour moitié en actrice américaine des années 1950, type Rita Hayworth ou Gloria Swanson, pour moitié en impératrice de Chine". "Trop sûre, trop dure" pour ne pas être solitaire, elle cherche auprès du peuple le soutien et la loyauté que le groupe socialiste lui refuse. Il est révélateur que le tube d'Alain Souchon Foule sentimentale ait animé les meetings de sa campagne en 2007.  D'autres politiques apparaissent dans le livre de manière plus furtive. Comme Dominique de Villepin, "soldat perdu de la politique", "à mi-chemin entre d'Artagnan et Cyrano de Bergerac".

 

Cet essai propose aussi un autoportrait sans complaisance : celui d'un serviteur de l'Etat dévoué et loyal, fort de ses succès et riche de ses erreurs (il avoue ainsi avoir conseillé à François Hollande de renoncer à la Corrèze, qu'il tenait pour un fief imprenable). Qui se présente modestement comme un "fonctionnaire réformiste de gauche".

 

Souvenirs, souvenirs

 

Le livre de Jean-Pierre Jouyet permet aussi de revivre les grands événements qui ont marqué la vie politique française. À ceci près que nous sommes en coulisses : celles de TF1 par exemple, en décembre 1994, au moment où Anne Sinclair interviewe Jacques Delors. Depuis quelques jours déjà, les proches du présidentiable connaissent sa décision, mais jusqu'à la dernière seconde ils croient en une ultime palinodie. "Même Anne Sinclair, prévenue cinq minutes avant la décision, n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles". À 19h35, Jacques Delors déclare forfait. Son nom ne sera pas associé à La Marseillaise triomphante mais aux dernières notes du générique de 7 sur 7. Jean-Pierre Jouyet soulève un paradoxe : alors même que Delors renonce à prétendre aux plus hautes fonctions, il prend soudain la stature de l'homme d'Etat.

 

Les souvenirs les plus émus restent ceux des premières années, sur les bancs de l'ENA. Le "séjour d'intégration", rite d'entrée à l'ENA comme dans d'autres écoles, n'est pas un luxe inutile : les dissensions idéologiques entre les jeunes impétrants rendent déjà houleux les premiers débats politiques entre deux bières. Jean-Pierre Jouyet raconte avec humour le choix du nom de la promotion, source de conflit. Les gauchistes défendent avec force le nom de Rousseau, ce qui est loin d'enthousiasmer les opposants. Finalement, ce sera la promotion Voltaire. Le philosophe des Lumières et justicier parvient à faire l'unanimité. Arracher le consensus, c'était précisément la force de François Hollande.

 

Jean-Pierre Jouyet évoque avec une admiration teintée d'ironie bienveillante la gageure du fin stratège : réussir à créer un syndicat, le CARENA, au spectre si large qu'il réunit cégétistes, gaullistes et centristes, sans heurts ou presque. "À ce jour, cette suppression des frontières droite-gauche n'a pas d'équivalent" s'amuse l'auteur. L'obsession de l'unité, même factice, a valu à l'ancien premier secrétaire du Parti socialiste de voir critiquée son action à la tête du Parti socialiste. Jean-Pierre Jouyet semble plaider pour son poulain, capable de rassembler les Français en 2012 autour d'un projet, pour peu que celui qui "n'est pas un adepte du clignotant" indique clairement au peuple la direction qu'il souhaite proposer au pays.

 

Allons enfants...

 

De fait, le livre de Jean-Pierre Jouyet n'est pas une complainte nostalgique, éloge de la "douce France" de Charles Trenet. Les socialistes n'entonneront le chant de la victoire que si "la gauche au vent mauvais" lie le destin de la France à celui de l'Europe. Ses représentants doivent être les détenteurs d'une autorité effective, et non un collège impuissant de personnalités falotes.

 

"Emmenez-moi au bout de l'Europe", c'est le titre du chapitre consacré à son action de secrétaire d'Etat aux Affaires européennes auprès du ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner. Jean-Pierre Jouyet n'est pas un repenti de l'ouverture voulue par Nicolas Sarkozy. Il défend son engagement au service de l'Europe, ou plutôt, d' "une certaine idée de l'Europe", dans le cabinet de Jacques Delors aussi bien que sous la présidence de Nicolas Sarkozy.

 

Le souci de recenser un très grand nombre des titres qui ont fait la chanson française est louable ; la fluidité de la lecture en est parfois entamée. Mais on sait gré à Jean-Pierre Jouyet d'avoir introduit dans notre bibliothèque politique où résonnent tantôt la petite musique politicienne, tantôt les vibratos lyriques des brillants orateurs, un peu de variété(s)