Un livre qui nous fait redécouvrir une "éthique de la Terre" qui ne doit pas se limiter à une simple réaction à la crise environnementale.

Conformément au titre de la collection dans lequel s’inscrit cet ouvrage ("Textes clés", à la Librairie Vrin)   , ce volume présente, comme un textbook américain, un choix d’articles fondamentaux, faisant référence dans une partie du champ philosophique — ici la philosophie de l’environnement. En la matière, ce volume a l’immense mérite de rendre accessible en traduction française plusieurs textes décisifs de ce qu’on appelle "l’éco-philosophie", dont Catherine Larrère avait donné un panorama exhaustif il y a dix ans de cela   .
Il nous permet en particulier de prendre la mesure de l’importance de la pensée d’Aldo Leopold (1887-1948), sur tout le champ de l’écologie telle qu’elle s’est développée en particulier aux Etats-Unis   . Si Leopold est en tant que tel absent de cette anthologie, son influence se donne pourtant à lire à toutes les pages. En particulier, son Almanach d’un comté des sables   trouve ici des prolongements conceptuels et philosophiques du plus grand intérêt.

Aldo Leopold fut un chasseur, professeur de foresterie, célèbre pour un ouvrage sur la gestion du gibier. Son Almanach est un petit livre, plutôt descriptif et anecdotique, qui présente l’expérience et la réflexion d’un naturaliste de terrain, vrai connaisseur et observateur de l’interaction entre l’homme et la nature. Leopold y dénonce la soumission de toute idée de protection de la nature à des impératifs économiques ou au développement du tourisme. Il nous met en garde contre une attitude écologique dont le paradoxe peut se résumer ainsi   : "Pour jouir, il lui faut posséder, envahir, s’approprier. Par conséquent, la nature intacte qu’il ne peut pas voir de ses yeux n’a pas de valeur pour lui". On dira qu’en France, cette espèce a un nom : c’est Nicolas Hulot, qui veut nous faire toucher la nature pour nous la faire chérir mais qui, ce faisant, ne semble pas comprendre la terrible logique dans laquelle il inscrit son action. Pour faire chérir, en effet, il faudrait laisser caresser, mais la caresse détruit ce qu’il s’agit de préserver. Pour Aldo Leopold, la nature n’a pas moins de valeur quand je n’y mets pas les pieds ou les mains : au contraire, préserver des espaces de nature vierge, c’est garder une place pour la transcendance ; c’est soutenir que tout territoire n’a pas vocation à être transformé en centre de loisirs, quand bien même il serait situé à proximité de zones d’habitation   .

Plusieurs lectures peuvent être faites du travail d’Aldo Leopold : lui-même conclut par l’appel à une "land ethic", une éthique de la terre dont le projet consiste à adopter un point de vue qui ne soit pas anthropomorphique. C’est précisément ce que résume l’une des formules phares de Leopold : "penser comme une montagne". S’il faut penser comme une montagne, c’est que la nature n’est pas qu’une machine inerte : elle est un être vivant qui ressent profondément. C’est surtout que les hommes ne sont pas les maîtres de la nature mais "de simples membres de la communauté biotique". C’est à cette insertion dans la "communauté biotique" que nous devons tendre, avec pour cela une formulation claire et fameuse : "une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique ; elle est mauvaise quand elle tend à autre chose"   .

On peut considérer que l’ensemble des textes rassemblés par H.-S. Afeissa forme comme une longue glose de cette formule : "penser comme une montagne". Si l’Almanach est à l’origine d’un esprit ou d’une sensibilité "environnementale", on en trouve la quintessence dans le volume ici présenté. Cet accès aux textes-sources permet d’échapper à la superficialité avec laquelle on caricature volontiers en France les thèses et les partisans de l’écologie dite profonde ou radicale. Les textes réunis dans ce volume montrent au contraire toute la richesse et la profondeur philosophique de cette pensée. Bien sûr, ce volume de "textes clés" ne présente qu’un choix parmi les auteurs nombreux qui animent ce courant de pensée dans les revues qui paraissent dans le monde anglo-saxon (notamment Environmental ethics). Mais il est remarquable par plusieurs aspects. Tout d’abord, la philosophie de l’environnement nous est présentée ici sous l’angle éthique, et, par extension, juridique : de ce fait, elle se situe dans le sillage de la théorie des valeurs plutôt que dans une réflexion ancrée sur des données biologiques. Les références à la philosophie de la nature et au darwinisme sont donc relativement peu présentes et constitueraient comme l’autre pan de ces questions environnementales : on peut souhaiter qu’un nouveau volume de textes-clés puisse, à son tour, faire apparaître comment l’écologie est la science des relations des espèces avec leur milieu — mais telle n’est pas l’optique retenue ici. Ensuite, la défense de l’environnement proposée dans ce volume vise une critique de "l’anthropocentrisme". Il ne s’agit pas de défendre la nature parce qu’elle est utile ou belle mais de nous inviter au contraire à un changement de perspective, nommé "biocentrisme" ou "écocentrisme" (et placé au cœur de la deuxième partie de cette anthologie).

Enfin, par son parti pris de traduire des auteurs étrangers, ce volume impose avec force l’idée que ce champ de réflexion est entièrement anglophone et étranger à notre système de références français.   Tout l’intérêt du volume est précisément de "naturaliser" ces recherches dans notre pays, en donnant accès à un ensemble de textes-sources dont certains ont près de trente-cinq ans.

Cette anthologie permet donc de sortir des traditionnelles accusations d’écoterrorisme ou d’écofascisme et rassemble des outils conceptuels importants pour formuler les questions écologiques dans leurs implications éthiques et juridiques. L’introduction générale proposée par H.-S. Afeissa est un court texte, clair et militant, qui s’ouvre par le constat que "nul aujourd'hui ne remet plus en doute la réalité de la crise environnementale". À partir de là, les pouvoirs publics doivent répondre à la question : peut-on promouvoir la nature au rang de sujet de considération morale, c'est-à-dire y a-t-il une éthique au-delà de la sphère strictement humaine ? Se profile ainsi une logique de rupture par rapport au capitalisme et à l’industrie du tourisme. Ce n’est pas simplement notre mode d’insertion dans la nature qu’il faut réguler, c’est tout notre rapport à la nature et notre mode de vie qu’il faut transformer. De ce point de vue, le recours au qualificatif consacré "d’éthique de l’environnement" est peut-être maladroit : le terme "d’ environnement" en effet ne reflète-t-il pas le narcissisme humain, placé une fois encore au centre du système, alors que c’est précisément cela même qu’il s’agit de mettre à l’écart de nos préoccupations ((Sur ce point, on peut se souvenir des mises en garde de Michel Serres, dans Le Contrat Naturel, p. 60 : "Oubliez donc le mot environnement, usité en ces matières. Il suppose que nous autres hommes siégeons au centre d’un système de choses qui gravitent autour de nous, nombrils de l’univers, maîtres et possesseurs de la nature.") ?

Au sortir du parcours proposé par cette anthologie, on peut se demander si les débats d’éthique environnementale présentés ici ne souffrent pas de leur trop grande "abstraction". À quoi les milliers de pages publiées dans Environmental Ethics ont-elles servi du point de vue de la défense de l’environnement ? On pourra faire à l’éthique de l’environnement le reproche classique fait à toute philosophie : d’être une théorie trop "séparée" de la sphère pratique. En réalité, à qui recherche des raisons d’agir, ce volume en fournit plus que besoin : il offre non pas un diagnostic de la crise environnementale, un tableau de son ampleur, ou une énumération de ses causes ; mais un bréviaire utile et indispensable pour fonder conceptuellement l’idée d’une défense de l’environnement et pour argumenter en faveur de son inscription dans le droit.