Du sublime sombre aux pantomimes tragi-comiques fin-de-siècle, Jean-Louis Cabanès retrace l’envers négatif de la littérature au XIXe siècle, source de création fertile et protéiforme.

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En abordant la question du négatif à travers la littérature du XIXe siècle, Jean-Louis Cabanès envisage un aspect essentiel des représentations de cette époque, dessinant une perspective ambitieuse qui conduit du Romantisme au Symbolisme. L’avant-propos présente clairement le but poursuivi par la réflexion critique : loin de l’esprit de système, il s’agit – à la manière de Montaigne – de donner à réfléchir dans un essai qui entend “analyser le lien de l’émotion esthétique et de la négativité”. Ainsi, l’ouvrage, solidement structuré, parcourt le XIXe siècle de manière thématique, abordant tout d’abord l’influence du sublime sur tout le siècle depuis Burke jusqu’à Chateaubriand, Hugo, Baudelaire et Flaubert. Soucieux de présenter un panorama de la vie des idées littéraires relatives au négatif, Jean-Louis Cabanès poursuit par l’exploration du rire paradoxal qui traverse les œuvres du XIXe siècle entre “mémoire et imagination créatrice”, faisant naître un “rire moderne” complexe et ambivalent. La porte est ouverte à l’exploration des limites du représentable, le négatif permettant d’explorer un vide vertigineux, une autre réalité hallucinée.

La perspective critique adoptée par l’essayiste se place délibérément dans une approche “de l’ordre des affects, des sentiments, des facultés représentatrices”, approche transversale des œuvres qui entend postuler une “relative autonomie des formes et des esthétiques”. S’appuyant tout d’abord sur l’opposition entre le “sublime” et le “simple”, la réflexion menée s’enracine dans la période matricielle du négatif – l’articulation entre la deuxième moitié du XVIIIe et le début du XIXe siècle – pour y envisager une forme fondatrice de négativité qui se poursuit par la manifestation littéraire d’un rire moderne jouant sur le vide et le plein. Le grotesque hugolien y figure un sublime du bas qui trouve un écho dans l’“esprit pantomimique”, “négativité en acte”.

La première partie de cet essai tend donc à analyser les “métamorphoses du sublime” qui prendrait ses racines chez Burke et Kant. Il trouverait une illustration dans la littérature du premier romantisme, chez Senancour et Chateaubriand, via le “sublime de la mélancolie” qui “implique nécessairement une sublimation de l’angoisse et de la terreur”. Jean-Louis Cabanès explore ainsi méthodiquement la manière dont le temps et l’espace littéraire s’en trouvent bouleversés dans un “temps extatique” chez Senancour ou les “abîmes du temps” représentés par les montagnes chez Ramond de Carbonnières, dont l’œuvre reflète une tension entre “sublime rousseauiste” et “imaginaire morbide”. Naît ainsi une “écriture négative” qui n’est pas sans lyrisme puisque le “moi mélancolique” et sensible devient le catalyseur d’un vide “lui-même réverbérant”.

Cette “conjonction sublime/mélancolie” est alors analysée chez Hugo dont l’œuvre illustre une mutation esthétique fondée sur un nouveau couple sublime/grotesque qui revient toujours à confronter l’être à l’“irreprésentable”. Le sublime hugolien a partie liée à la contemplation qui bascule parfois dans le “sublime de terreur”, devenant une “illumination née de l’ombre” mais il est surtout “interne au grotesque”. Face au beau idéal célébré par Winckelmann, Hugo postule un “laid idéal” concentré dans le visage de Gwynplaine mais le renversement s’annule dans la confusion du grotesque et du sublime subsumés par l’Histoire. Si Hugo réinterprète le sublime et ses conséquences à l’aune d’un “trouble axiologique”, Baudelaire procéderait davantage à son “intimisation mélancolique”. La “psychologisation de l’enfer” se dote alors d’un “éclairage métaphysique” pour signifier un brouillage de l’individu placé face aux “images” et aux “objets négatifs”, entre “finitude et désir infini”. L’ironie baudelairienne, pour sa part, est une “ironie de la mort” qui met à distance pour mieux transformer la “hideur” en un “sublime du malheur”. Chez Flaubert, sublime et ironie vont de pair pour manifester le vide des personnages, dessinant les contours d’une “forme creuse où s’engouffre la doxa”. Le vide de la bêtise est surtout le signe de l’“absolu d’une passion” qui évide le personnage flaubertien confiné dans le silence de la naïveté, confronté aux “deux limites du silence et du lyrisme”, “accent singulier du réalisme flaubertien” pour Jean-Louis Cabanès.

Le négatif s’illustre ainsi par sa nature éminemment réversible si bien que les larmes et le rire en viennent à se confondre sous son action, mélancolie et ironie allant de pair pour illustrer une même réalité ambivalente. En s’intéressant, dans la seconde partie de son essai, à la question du rire moderne comme “mémoire et imagination créatrice”, Jean-Louis Cabanès passe du grotesque à la fantaisie pour saisir le travail de la négation qui passe par son envers apparent. Le “witz” et l’“ironie romantique” sont ainsi convoqués comme moyen de distanciation : le rire grotesque permet d’exprimer la “confusion du terrible et du risible”.

Sous la distinction baudelairienne entre fancy passive et “imagination” dynamique se cache une valorisation d’une “imagination créatrice” qui passe par le “comique absolu” : le grotesque devient ainsi création absolue. Le rire moderne selon Baudelaire serait lié à un “jeu libérateur” fondé sur les “arts mineurs” comme la pantomime mais s’exprimerait également dans un “langage figé qui lui donne une matière première”. Les jeux de répétition et de reprises sans fin alimentent ce vide négatif qui révèle la bêtise derrière le “caricatural verbal” : Flaubert et le personnage de Félicité en sont les principaux artisans, mêlant, comme Baudelaire, lyrisme et ironie. La parodie, comme dans Les Fêtes galantes de Verlaine, révèle le “rien langagier”, les “scies” et “rengaines” de la fin du XIXe siècle creusent le tombeau de l’harmonie au profit du jeu sur les “couacs” et la discordance. De Laforgue à Huysmans se déploie un vaste champ de négation par le rire où le brouillage des repères favorise l’éclosion d’un humour noir, “rire pathologique” tout autant que “farcesque”, dans un “parcours qui va de Charcot à Charlot” selon la belle expression de Jean-Louis Cabanès. “Consubstantielle au comique”, la négativité s’exprime par l’aporie discursive, le tarissement et la crise.

Le régime des “hallucinations” et des “représentations” élèvent alors le débat de la troisième partie de cet essai dans les sphères des “images en négatif” produites par un texte en “dysfonction”. L’auteur replace l’influence des écrivains du XIXe siècle en la matière dans le sillage des théories d’Esquirol et de l’“hallucination pathologique” qu’il a étudiée et théorisée. Envisageant l’“halluciné”, la science du siècle de Flaubert pratique la “médecine rétrospective” : l’aliéniste perçoit alors dans l’enthousiasme un témoignage de la faillite de la raison. Le passage de ces théories à la littérature se produit par l’œuvre de Michelet qui fait de sa sorcière ou de Jeanne d’Arc des personnages qui prennent source dans le légendaire et catalysent les images pour illustrer la “raison de l’histoire”. Si Brierre s’intéresse au genre particulier d’hallucination qui touche le créateur et le penseur, “à l’intersection du sensible, de l’idéal, de l’image”, il instaure un débat fertile repris par les écrivains eux-mêmes entre le rôle de la mémoire et de l’“imagination créatrice” au sein de la production littéraire.

Baudelaire met ainsi en valeur l’action de la volonté qui imprime une “féconde direction” au rêve ; Flaubert aborderait l’“hallucinatoire”, dans La Tentation de Saint-Antoine, selon le “cadre épistémique” d’Esquirol en faisant du “discours monologique” un compromis entre la “biographie lacunaire” et le complément apporté par les “hallucinations”. Elles se combinent, sur la “scène intérieure”, aux rêveries, distinguant le pathologique et l’“artistique. Chez Zola, l’hallucination prend sa source dans l’“autonomisation des souvenirs qui finissent par envahir tout le champ de la psyché” : ses personnages, taraudés par des obsessions, harcelés par des revenants, prennent place dans un “texte halluciné, constamment marqué par la répétition”. La peur de la mort est la source du réalisme “compulsif” de Zola, alors que Maupassant trace une perspective allant du trauma à l’“image mentale” et à la “sensation”. Un “absentement à soi” est nécessaire à l’écrivain pour “laisser entrer en lui l’univers, ce Horla”. En sondant l’“envers du réalisme”, Jean-Louis Cabanès met en valeur un aspect essentiel de ce dernier et renouvelle profondément sa conception traditionnelle. Dans le “texte limite” tel que le pratiquent les Goncourt, la sensibilité romantique est transmuée en “voyance” et en “hallucination artistique” dans un “réel intimisé” où l’imagination demeure une “puissance trompeuse”. C’est dans le sous-genre du “roman d’artiste” que cette tension s’opère le plus vivement, L’Œuvre de Zola peignant le “drame de la création” et l’“angoisse profonde de l’émiettement” que tente de sublimer le héros d’À rebours de Huysmans en cherchant à “artialiser entièrement son existence” c’est-à-dire à l’“autonomiser parfaitement”. Dans cette œuvre, une nouvelle transformation s’opère sur le plan du négatif : “le lu devient le vu” et l’hallucination se nourrit des lectures de des Esseintes.

L’ouvrage de Jean-Louis Cabanès répond donc magistralement à l’ambition annoncée de son essai : il redécouvre le XIXe siècle en employant le champ révélateur de la négativité. En cela, il donne à penser de manière fertile les multiples métamorphoses des esthétiques à l’aune d’un même fil conducteur protéiforme mais néanmoins persistant qui fonde la réversibilité et la séduisante ambivalence des œuvres du XIXe siècle. Le négatif est bel et bien l’une de ces entrées fécondes qui aident à concevoir le déroulement d’un siècle littéraire, artistique et scientifique complexe, travaillé en profondeur par l’angoisse du néant et la promesse inatteignable de l’assomption de l’artiste.