Un livre très complet, bien argumenté, que l'on aimerait que les futur(e)s ministres de l'Intérieur s'approprient.

"Comprendre pour agir". C'est un peu le maître mot de l'ouvrage de Christian Mouhanna. Pourquoi les violences contre les forces de l'ordre augmentent-elles de manière constante ? Pourquoi la police ne peut-elle plus entrer dans certains quartiers sans mobiliser des dizaines d'hommes et de véhicules ? Pourquoi de plus en plus de policiers fustigent-ils la politique du chiffre ? En somme, quels sont les résultats des politiques publiques engagées ces dernières années ? Poser ce genre de questions n'est pas simple car, comme nous le rappelle le sociologue, pour les gestionnaires politiques de la police, "le simple fait d'évaluer des politiques de sécurité en observant leur traduction concrète sur le terrain est souvent insupportable" (p. 12). L’exercice n’en demeure pas moins nécessaire si l'on veut rendre notre police plus efficace.

Comme son titre l’indique, l’ouvrage se focalise sur l’évolution des rapports entre la police et la population ces dernières années. Montrant que la police française a été structurellement organisée pour limiter les contacts avec la population, Christian Mouhanna fait dans une deuxième partie le bilan des tentatives pour rapprocher les policiers des citoyens, avant de critiquer les errements de la politisation récente de la police. Il n'oublie cependant pas de dénoncer le discours "qui voudrait que la société s’enfonce de manière inéluctable vers de plus en plus de criminalité" (p. 15) et démontre en fin d'ouvrage que rien n'est irrémédiable et que la situation, même si elle s'est fortement dégradée ces dernières années, pourrait rapidement s'améliorer.

La police en mal de légitimité

Christian Mouhanna consacre la première partie de son ouvrage à faire le portrait de la police française. Très hiérarchisée, notre police est aussi centralisée à l'extrême. Le sociologue démontre que la Police nationale est "au service de la protection de l'État, et non au service du public" (p. 23). Le modèle policier français est en effet basé sur le principe de "déconnection". On fait en sorte que les policiers ne soient pas attachés à un territoire, afin "d'éviter tout risque de fraternisation" (p. 26). Mais si le policier est maintenu dans l'habit d'un acteur anonyme " (p. 37), il est plus vulnérable, car "moins il s'investit dans un quartier et auprès de ses habitants, et moins il aura des appuis" (p. 57). Dans des zones urbaines sensibles où le rapport de force est constant, ce système est dévastateur pour la légitimité de la police : "Si la norme pour intervenir dans un secteur donné, c'est le taser, le casque, le flashball, ou autre, dès que les policiers manquent de l'un de ces outils, ils se sentent affaiblis et la population le ressent aussi. Voilà pourquoi la course à l'armement, si elle introduit à court terme une plus grande sécurisation pour le policier, amène à plus long terme à affaiblir l'institution dans son ensemble" (p. 58).

Partisan convaincu de l'îlotage, Christian Mouhanna considère qu'il est encore possible d'inverser le "cercle vicieux de la méfiance réciproque entre police et population, devenu un cercle vertueux de la coopération et de la régression des tensions" (p. 68). À l'écoute du citoyen, les policiers se trouvent invités à se saisir de ses problèmes et à y apporter une réponse concrète (p. 69). Il s'agit du concept anglo-saxon de problem-oriented policing ou "police de résolution de problème", qui induit une police plus proche des citoyens. Cela suppose aussi la mise en place d'un partenariat entre la police et les services sociaux ou municipaux, car comme le veut la théorie de la vitre brisée, si vous ne changez pas rapidement une vitre cassée dans un bâtiment, celui-ci aura beaucoup plus de chance d'être à nouveau dégradé ou cambriolé dans les jours qui viennent (p. 72).

La police au service du public ?

Mais, comme nous le rappelle le sociologue, "plus les décideurs sont éloignés du terrain, et plus ils ont tendance à s'appuyer sur des chiffres pour édicter les règles qui doivent s'appliquer indifféremment à toutes les circonscriptions de police". Rappelant avec justesse que pendant des années les policiers ont mené d'autres missions (transport des blessés à Paris, surveillance de la sortie des écoles), celles-ci étaient considérées comme des "charges indues" par beaucoup de policiers. L'îlotier, en cherchant la résolution des problèmes est venu mettre à mal le discours commun en acceptant justement d'élargir considérablement le périmètre d'action des policiers (p 78). Les îlotiers se sont en conséquence retrouvés à contre-courant du discours dominant dans la police, et donc très rapidement, leur action a été dénigrée et caricaturée par leurs collègues.

Pour Christian Mouhanna, alors qu'elle revient au pouvoir par surprise suite à la dissolution de 1997, et "soucieuse de ne pas laisser la droite la déposséder de toute image d'autorité liée à l'usage de la force, la gauche se laisse entraîner inexorablement dans un complexe d'infériorité vis-à-vis de la droite en matière d'insécurité" (p. 93). Pourtant, plusieurs réformes d'importance sont votées entre 1997 et 2002. Personne ne met en question l'importance du partenariat que permettent les contrats locaux de sécurité (p. 98). Pour l'auteur, "l'échec" de la police de proximité réside dans le fait que celle-ci a été décrétée depuis la place Beauvau (p. 100), et que c'était "plus une opération de marketing qu'une véritable révolution interne" (p. 108). Pourtant, "l'implantation de cette police de proximité a indiscutablement renversé, ou au moins stoppé, les mécanismes de cercle vicieux traditionnellement observés entre police et populations dans ces quartiers" (p. 120).

La politisation de la police

La campagne présidentielle de 2002, suite aux attentats du 11 septembre, tourne essentiellement autour de la question de l'insécurité. Le gouvernement Jospin commence alors à privilégier une police d'intervention contre une police de proximité. Attaqué tous les jours sur le sujet, le candidat socialiste arrive en troisième position au premier tour de l'élection présidentielle, le 21 avril 2002. Nicolas Sarkozy est nommé contre toute attente Ministre de l'Intérieur (alors que les commentateurs l'attendaient à Matignon), et fait immédiatement de la Place Beauvau une place forte pour conquérir le pouvoir en 2007.

Pour cela il met tout de suite en place une politique du chiffre, qui vise à faire baisser par tous les moyens les chiffres de l'insécurité : "les services se focalisent sur les délits, tels que les stupéfiants ou les étrangers en situation irrégulière, qui présentent l'avantage de ne pas faire de victimes" (p. 138). Christian Mouhanna accuse la hiérarchie policière d'opérer des "corrections" sur les mauvais chiffres. Dans le même temps, Nicolas Sarkozy s'en prend violemment aux chercheurs qui tentent d'évaluer sa politique (p. 130) et, après les émeutes de novembre 2005, fustige "ceux qui font des thèses sur les banlieues" (p. 144).

La police de proximité au pilon

La police de proximité devient la cible n°1 du ministère de l'Intérieur. Son abandon est mis en scène le 3 février 2003 à Toulouse où Nicolas Sarkozy fustige ceux qui pensent que les policiers doivent faire du sport avec les jeunes des quartiers sensibles (p. 140). Au contraire de tous les autres pays européens qui ont tous cherché ces dernières années à développer "une police davantage au service des citoyens" (p. 132), celui qui est élu en 2007 président de la République s'acharne contre l'idée de proximité.

En 2008, Michèle Alliot-Marie lance les unités territoriales de quartier (UTEQ) ; en décembre 2009, Brice Hortefeux annonce que celles-ci, faute de budget ne seront pas aussi nombreuses que prévues, puis, le 24 juin 2010, annonce un doublement de ces unités, avant de proclamer le 17 août "la fin des UTEQ", remplacées par des Brigades spéciales de terrain (BST), qui, formées sur le modèle des CRS, évitent les contacts avec les citoyens. Christian Mouhanna rappelle pourtant que même le directeur des renseignements généraux considérait que le fonctionnement de la police avait "sa part dans le déclenchement des émeutes" (p. 146).

Une autre police est possible

Fustigeant le "manque de mémoire et de capitalisation des retours d'expériences" des promoteurs des politiques de sécurité (p. 128), Christian Mouhanna explique que, depuis dix ans, "sous couvert d'une modernisation apparente d'ordre essentiellement technologique, la police s'est en fait retranchée dans ses conservatismes traditionnels" (p. 131). Pourtant, les stratégies répressives produisent souvent "des résultats inverses à ceux escomptés" (p.15). L'instrumentalisation de la police à des fins politiques a été désastreuse pour la police qui a ainsi beaucoup perdu en légitimité et donc en efficacité.

Pour autant, ce chercheur est aussi optimiste : "si l'on veut instaurer une police efficace, populaire et satisfaite de son travail. (...) il est nécessaire de redonner une légitimité au policier mais qui ne repose pas uniquement sur l'usage de la force" (p. 157). Pour ce faire, il propose :
1) de recréer une relation directe entre la police et les citoyens en attribuant aux policiers des territoires précis, dans des limites intelligibles (p. 159) et en réfléchissant à la reconnaissance du statut de "policier de proximité" (p. 162).
2) de passer d'une autorité imposée à une autorité négociée, "pour être efficace, la sanction doit s'inscrire dans un processus où la pédagogie est présente" (p. 163).
3) d'admettre le rôle social du policier, en laissant sur "son" territoire chaque force de police "inventer " ou "réinventer" ses modes d'intervention (p. 169).
4) de déconcentrer la gestion de l'action policière, car pour le sociologue, la crise que traverse actuellement la police est une conséquence de la centralisation renforcée opérée depuis la Place Beauvau à partir de 2002 et de l'Élysée depuis 2007 (p. 177).