"L’espérance, parfois ténue, d’un retour à la vie normale, et j’ose le dire ici, ne peut pas primer en toutes circonstances sur la sécurité de nos concitoyens".

Nous sommes le 2 décembre 2008. Nicolas Sarkozy s’adresse à un parterre de psychiatres dans une salle de l’hôpital psychiatrique Erasme, à Antony. Quinze jours auparavant, un homme échappé de l’hôpital de Saint-Egrève poignardait un étudiant en plein centre-ville de Grenoble. Le lendemain, le président de la République exigeait une loi pour mieux encadrer l’internement et les sorties des malades mentaux.

Cette loi, rédigée dans l’urgence du fait divers, a fait l’objet d’une opposition massive du milieu psychiatrique, et d’un avis défavorable du Conseil constitutionnel, jugeant, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, qu’elle "méconnaissait les exigences de l’article 66 de la Constitution" : "Nul ne peut être détenu arbitrairement".

Le processus a été ralenti, mais pas arrêté : le 22 juin dernier, le Sénat a adopté le projet de loi en seconde lecture. Mathieu Bellahsen, psychiatre et militant actif du Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire, aurait préféré qu’il soit définitivement enterré : "On ne peut pas être psychiatre de terrain, avoir une idée humaine de son travail, et se contenter de cette saloperie".

Philosophie de la contrainte

Car sur bien des aspects, la loi proposée par le ministère de la Santé s’avère sinon dangereuse, au moins inapplicable. Deux points dominent les débats: la mise en place de soins sans consentement en ambulatoire, et la mise en place de 72 heures d’observation clinique avant la décision d’une hospitalisation d’office d’un patient en crise.

Les soins sans consentement en ambulatoire partent d’un présupposé que personne ne peut réfuter : si l’état du malade ne nécessite pas d’hospitalisation, il est inutile de le forcer à rester à l’hôpital pour prendre ses médicaments, au risque d’engorger le service et d’aggraver son état. Nora Berra, dans son discours au Sénat du 10 mai 2011, affirme qu’il s’agit là de "renforcer les droits et libertés des patients". Une intention louable qui fait rire jaune Mathieu Bellahsen : "Avant, la contrainte était un lieu, l’hôpital, maintenant, la contrainte est un état. Les familles demandaient un système de soin hors hôpital, mais elles ne réalisent pas que le système asilaire va les poursuivre jusque chez elles".

Au-delà du terme "ambulatoire", c’est en effet l’apposition "sans consentement" sur laquelle il convient de s’attarder. Jean-Christophe Coffin, historien spécialiste des politiques de prise en charge des malades mentaux, ne voit pas comment ce dispositif pourra être appliqué. "On va dépêcher des équipes de médecins qui se rendront au domicile du malade (s’il en a un) pour lui administrer des médicaments dont il ne veut pas ? Et par quels moyens ?". "Ce que les gens n’ont pas compris, reprend Mathieu Bellahsen, c’est que cette loi n’est pas faite que pour les psychotiques graves. Prenons un exemple concret : vous êtes déprimé, vous venez me voir volontairement en me disant que vous avez des idées suicidaires. Je vous dis qu’il vous faut un traitement, vous refusez. Je vous mets en soins ambulatoires sans consentement, après une hospitalisation de trois jours". L’on passe donc d’une démarche volontaire à une hospitalisation ou un traitement forcé, avec la violence psychologique que l’on imagine de l’équipe débarquant à domicile pour administrer des médicaments sans consentement.

Garde à vue psychiatrique

L’instauration des 72 heures d’observation à l’hôpital, qui doivent permettre au médecin de décider d’une éventuelle hospitalisation, ont été qualifiées de "garde à vue psychiatrique" par la profession. Une "garde à vue" qui a été le point d’achoppement de l’avis du Conseil constitutionnel. Pendant 72 heures, un malade "en crise" sera isolé et placé sous l’observation d’un médecin, qui devra chercher à obtenir son accord pour entrer dans un parcours de soins obligatoires. Jean-Christophe Coffin s’étonne là du "manque de sens clinique" d’un texte "inspiré par une logique criminologique". "On va donner du temps à des équipes qui sont surchargées." Et Mathieu Bellahsen d’ajouter : "Imaginez un patient en crise qui arrive aux urgences : avec le débordement du service, je me demande qui va chercher à obtenir son consentement pendant trois jours".

Que dire encore de l’intervention du juge dans le processus, voulue par le conseil Constitutionnel ? Pour Mathieu Bellahsen, une fois de plus, le texte est inapplicable : "Avec la fermeture des tribunaux de proximité, les juges ne sont plus sur place et ils ne feront pas le déplacement. La solution proposée est de mettre le patient dans une salle, seul, devant une webcam : le juge, derrière son écran, décidera si l’hospitalisation peut se poursuivre ou non". On peut bien-sûr s’interroger sur la capacité du juge à estimer l’état d’un malade devant une webcam. On peut surtout s’interroger sur la philosophie d’une loi, rapportée par un médecin et censée faciliter le travail des psychiatres, qui se propose de mettre des malades psychotiques derrière des caméras pour soumettre leur cas au système judiciaire. De quoi alimenter la paranoïa des plus sains d’esprit.

"Si ça tombe sur lui, ça peut tomber sur moi"

"Je ne suis pas pour une société d’experts. Il y a un Etat, une justice, qui doivent faire l’équilibre entre des points de vue et des intérêts contradictoires", déclarait Nicolas Sarkozy en 2008 à Antony, pour justifier l’intervention du juge. Le ton employé par le président de la République, accusant à mots à peine déguisés les psychiatres de protéger leurs malades dangereux, a profondément choqué les psychiatres : "Vous êtes du côté du malade, mais c’est normal ! Si vous ne l’étiez pas, qui le serait ?". On retrouve là la dialectique toute sarkozyenne marquée par la volonté manichéenne d’opposer les "bons" et les "mauvais" : la France qui se lève tôt aux passagers clandestins des services sociaux, la "racaille" des banlieues à l’honnête travailleur, les fous dangereux toujours prompts à agresser les gens sains d’esprit.

Nicolas Sarkozy attise avec brio les peurs de la société, en instrumentalisant le fait divers. En France, 600 000 personnes souffrent de schizophrénie, mais les actes de violence, si spectaculaires soient-ils, sont très rares. Pour Jean-Christophe Coffin, la peur de la société à l’égard de la maladie mentale s’explique par une profonde méconnaissance de ce qu’est la "folie" : "Si vous voyez quelqu’un qui attaque une banque, vous savez qu’il fait quelque chose que vous ne ferez pas. Si cette personne commet un meurtre parce qu’elle entend des voix, vous vous dites : ça tombe sur lui, ça peut aussi bien tomber sur moi." La maladie mentale nous convoque dans nos propres "zones d’ombre" explique Mathieu Bellashen, et c’est ce qui explique le rejet de l’autre, de celui qui ne répond pas à la norme, celui qui est potentiellement dangereux. Lorsqu’un drame comme le double meurtre de Pau se produit, les Français ont du mal à comprendre le non-lieu psychiatrique. "La montée en puissance de la figure sociale de la victime contribue également aux discriminations" reprend Jean-Christophe Coffin. La logique sécuritaire prend le pas sur la liberté des patients.

L’esprit de la loi

Le discours d’Antony comme l’esprit de la loi qui s’en est suivie témoignent d’une conception toute particulière du soin et de la maladie mentale. "On assiste à un formidable retour des thèses neuro-génétiques", déplore Mathieu Bellahsen, selon lesquelles la maladie mentale serait inscrite dans l’individu au même titre qu’une maladie somatique. En ce sens, elle doit pouvoir se détecter tôt, et répondre aux molécules des médicaments. Une aberration pour le psychiatre, qui s’alarme de trouver des items dans les plaquettes de formation des professionnels s’intitulant "Savoir prédire sur des critères objectifs la dangerosité potentielle des patients".

Ces thèses, qu’affectionne particulièrement le président de la République, ne sont pas sans danger pour la psychiatrie. Les recherches se concentrent sur les médicaments et les causes de la maladie mentale. "On sait que pour 5% des autistes, la cause est génétique. Et alors ? Ca ne change rien dans leur prise en charge" explique M. Bellahsen. "Tout le problème de la psychiatrie actuelle, c’est qu’on pense qu’il y aurait des soins externes qui pourraient faire fi de la personne. C’est totalement faux. Il n’y a eu aucun progrès en psychiatrie, sauf le relationnel, et on est en train de l’abandonner. En médecine somatique, on commence à réaliser que les techniques d’ambiance marchent pour traiter des maladies physiques. Et nous, en psychiatrie, on les abandonne au profit des médicaments. Voilà ce que c’est, la psychiatrie moderne : des gens gavés de médicaments, attachés à des lits."

Cette idée que la maladie mentale trouve ses racines dans le génétique et sa solution dans les médicaments a dirigé le projet de loi du ministère de la Santé, et ce malgré l’enrobage soigneux appliqué par Nora Berra, qui a voulu remplacer la notion d’ "hospitalisation" par celle de "soins". Mais Mathieu Bellahsen fait remarquer que si nous remplaçons le mot "soin" par "soin relationnel", le projet de loi, articulé autour du "soin relationnel sans consentement" n’a plus aucun sens.

"Il ne faut pas la fermer"

Derrière ce projet de loi, bientôt définitivement adopté, c’est non seulement le travail d’une profession qui est remis en cause, mais aussi l’avenir de la psychiatrie. En débloquant 30 millions d’euros pour sécuriser les hôpitaux psychiatriques, le gouvernement répond à une logique qui privilégie une fois de plus la sécurité des Français "sains", alors même que le nombre de fuites ou d’agressions graves par des malades autorisés à sortir se comptent en une année sur les doigts d’une seule main. Avec cette loi, les sorties d’essai seront purement et simplement supprimées.

La figure du psychiatre est sujette aux fantasmes les plus divers. Aujourd’hui, on l’imagine comme un libéral prêt à mettre le pire des psychotiques dehors. Hier, les médias s’acharnaient sur les internements abusifs et la figure de l’infâme tortionnaire qui gave son patient de sédatifs. La dérive sécuritaire fait d’eux les gardiens d’une grande prison dans laquelle on enfermerait toute personne potentiellement dangereuse. " Mais les psychiatres ne se sentent pas comme les gardiens d’une norme sociale ", reprend Jean-Christophe Coffin. On leur demande des résultats concrets, alors même que la guérison en psychiatrie est impossible à définir autrement que comme un retour à un état normal… lui-même impossible à définir dans l’absolu.

"Cette loi déresponsabilise les médecins, accuse Mathieu Bellahsen : on va donner des médicaments, remplir des cases, suivre le protocole, et se débarrasser du problème en oubliant ce qui fait l’essence même de notre profession : le rapport à l’autre, le relationnel, la discussion. Nous allons surveiller, plus que veiller". Et le psychiatre de souligner que dans son service, la porte n’est jamais fermée. "Il ne faut pas la fermer"