Une imposante biographie centrée sur l’homosexualité de Federico García Lorca dans une Espagne en proie aux affres de l’Histoire.

Dès la photographie de couverture, nous sommes plongés dans le vif du sujet : un Lorca séduisant, poseur. Maniéré, peut-être ? Cette autobiographie d’une taille imposante n’est pas le premier coup d’essai de l’hispaniste Ian Gibson, loin s’en faut. Outre Federico García Lorca. Une vie (1990) et Lorca-Dalí : l’amour impossible (2001), cet ouvrage s’ajoute à une longue liste d’études lorquiennes. Son titre alléchant et poétique, Le Cheval bleu de ma folie, est un ajout de l’éditeur français : l’édition originale espagnole (2009) se contentait de ce qui est pour nous le sous-titre, Federico García Lorca y el mundo gay (Federico García Lorca et le monde homosexuel).

Combattre l’homophobie des critiques
Le postulat du biographe, clairement exprimé dès le prologue de l’ouvrage, consiste à situer l’origine de la vision lorquienne sombre et inassouvie de l’amour dans l’homosexualité du poète. Afin de situer sa position, Ian Gibson dresse un panorama de ceux qui l’ont précédé sur ce sujet. La plupart, qu’ils soient critiques ou écrivains, ont tenté d’étouffer, voire de nier, la question de l’homosexualité de Lorca. Ainsi Fernando Lázaro Carreter, grand linguiste et philologue espagnol   , ou Miguel García-Posada, autre spécialiste de Lorca, qui a critiqué l’ancienne biographie de Lorca par Jean-Louis Schonberg, Federico García Lorca. L’homme, l’œuvre, en lui reprochant implicitement d’avoir dit que Lorca était homosexuel. On compte également Andrés Soria Olmedo et María Clementa Millán.

Le cas de cette dernière est particulièrement significatif : elle a rédigé l’introduction à Poeta en Nueva York (Le Poète à New York) dans la prestigieuse collection “Letras Hispánicas” de Cátedra, et passe totalement sous silence la sexualité hétérodoxe de Lorca. Or, la gloire d’une publication dans cette collection à la couverture noire est comparable à celle d’être publié en Pléiade en France. Ian Gibson s’insurge contre une omission homophobe   qui, à cause de la célébrité de la collection, est répandue à des milliers d’exemplaires. Enfin, l’écrivain Camilo José Cela (dont on peut rappeler qu’il est Prix Nobel) affiche également une position réactionnaire et assortie comme il convient de déclarations homophobes (cela en 1998)   .

Ceux qui refusent d’affirmer une homosexualité de Lorca, qu’elle soit biographique ou, pire encore, créatrice, prétendent que ce serait là une entrave à l’universalité de l’œuvre lorquienne (on se demande bien pourquoi). Mais Ian Gibson nous dévoile qu’il s’agit principalement d’enjeux de chercheurs. En effet, le frère et la sœur de Lorca s’opposaient farouchement à toute allusion à l’homosexualité de Federico   . Contrevenir à cette interdiction tacite signifiait donc se fermer la porte aux archives de la famille. Et dans le contexte d’une bataille entre lorquiens à qui étudierait le plus d’inédits, on préférait se taire. Notables exceptions signalées par Ian Gibson : Paul Binding, Lorca. The Gay Imagination (Londres, 1985) et Ángel Sahuquillo, Federico García Lorca y la cultura de la homosexualidad (Stockholm, 1986).

Un long chemin de croix vers la liberté sexuelle
La biographie retrace la vie de l’écrivain andalou en suivant deux fils : ses errances géographiques, et son évolution sexuelle. C’est d’abord Grenade et l’expérience d’un enfant moqué, doué d’une sensibilité littéraire hors du commun. En étudiant les juvenilia de Lorca, Gibson montre que jusqu’en 1917, ses attirances semblent plutôt se porter vers les femmes. Il éclaire également sa conception de la religion. Lorca rejette un Dieu pour qui la sexualité est peccamineuse et se tourner plutôt vers le Christ qui est compassion et amour   .

Puis Lorca réside à Madrid de 1919-1929. Cette période est un exemple parfait de la vie d’un intellectuel madrilène juste avant le désastre de la guerre civile : l’influence de l’Institución Libre de Enseñanza, dont on connaît l’importance dans la formation d’une Espagne républicaine, le vivier d’artistes que représentait la Residencia de Estudiantes. Lorca rencontre Vicente Huidobro, Gerardo Diego, et surtout, bien sûr, Luis Buñuel, puis Dalí, le “Rimbaud catalan”. Ian Gibson développe avec beaucoup de détails la relation Lorca-Buñuel-Dalí. On sent, ici, que Gibson se méfie de Buñuel et lui préfère les témoignages de Dalí. L’homophobie marquée de Buñuel y est certainement pour quelque chose. À propos de ces trois personnages, une des intéressantes hypothèses de Gibson, par exemple, est que Lorca était convaincu que Dalí était homosexuel, malgré les protestations de celui-ci   . L’asepsie de Dalí aurait été un moyen de défense contre cette tendance qu’il ne pouvait accepter.

Le voyage à New York et à Cuba en 1929 et 1930 est une libération sexuelle et littéraire. C’est à ce moment qu’il rédige le poème Ribera de 1910 (Rivage de 1910) (d’abord publié sous le titre Tu infancia en Mentón) d’où est tiré le titre de notre édition : “Alors, lion, fureur du ciel / je te laisserai paître sur mes joues / cheval bleu de ma folie/ pouls de nébuleuse et de trotteuse.” Le cheval incarne, dans l’œuvre de Lorca, la puissance sexuelle (on songe à celui de La Maison de Bernarda Alba).

Gibson s’intéresse à un texte que l’on peut considérer comme représentatif des enjeux de l’homosexualité lorquienne, Oda a Walt Whitman (Ode à Walt Whitman) (juin 1930). Ce texte est une croisade contre les “tantes” qui fait sienne tous les préjugés homophobes dont Lorca a lui-même souffert. On trouve le même type de processus contradictoire et autodestructeur chez Proust, qui parlait de la “race maudite”. Whitman, en revanche, est présenté par Lorca comme un “bon” homosexuel : viril, non pervers.

L’Espagne d’avant Franco
C’est probablement une des qualités de cette étude : la constante remise en contexte historique de la vie de Lorca dans une Espagne déchirée. Tant il est vrai que ses attirances sexuelles le mettaient en porte-à-faux dans une situation de haines exacerbées. Nous avons ici la peinture de toute une époque, où chacun se côtoie, juste avant le déchaînement. Citons ainsi l’exemple d’Emilio Aladrén Perojo, amant de Lorca, qui sera plus tard le sculpteur officiel des bustes de Primo de Rivera, de Franco, et de Serrano Suñer   : c’est dire.

C’est à partir de Yerma (1934) que Lorca, le “pédé au nœud papillon”   devient de plus en plus l’homme à abattre pour la droite espagnole. Ian Gibson dénonce sans fards une homophobie qu’il affirme traditionnellement enracinée en Espagne   .

Le biographe insiste sur le fait que l’homosexualité du poète a été une des raisons essentielles (outre son antifascisme) de son arrestation et torture lorsque le soulèvement militaire atteint Grenade, où Lorca s’était réfugié. On le sait, Lorca sera fusillé le 18 août 1936, près de la Fuente Grande d’Alfacar. Gibson possède un témoignage sûr de la déclaration faite le jour même par un des bourreaux, Juan Luis Trescastro : “Je lui ai tiré deux balles dans le cul parce qu’il était pédé”   .

Le travail de Ian Gibson, précis et dense, évite de mythifier la figure de Lorca : une embûche pourtant classique pour un biographe, surtout dans le cas d’un poète fusillé et emblème de toute une génération balayée par l’Histoire. Une très grande variété de manuscrits, de lettres et d’inédits sont fournis ; et on espère, avec l’auteur, que de nouveaux documents seront rendus publics. Toutefois, la question de départ, très ambitieuse et alléchante, à savoir si l’homosexualité de Lorca a influencé sa création, ne trouve pas tout à fait de réponse. Certes, nous avons une réponse d’ordre biographique – et qui plus est, avec une grande richesse de détails. Mais on ne trouve pas, ici, d’étude proprement littéraire qui pourrait prétendre faire date dans les queer studies, et ce malgré les régulières références à des extraits de poèmes ou de pièces de théâtre. Cette très complète biographie reste une biographie.