Ainsi ce que l’on nommerait sous d’autres cieux le « racket » que le PCI(M) cautionnait aurait-il eu une vocation sociale dans un pays où la sécurité de l’emploi, l’assurance maladie ou le versement régulier d’une retraite ne toucheraient qu’une minorité. L’on peut noter à titre d’exemple les contributions que des corps de métiers tels les conducteurs de rickshaws (5 roupies par jour) et de taxis (10 roupies par jour), ou les porteurs de bagages dans les gares (2 roupies par jour) se devaient de verser quotidiennement au Parti dans les zones de Kolkata qui relevaient de sa « juridiction ». Mais le Trinamool Congress (et d’autres partis dans le reste de l’Inde) appliquait cette « recette » dans « ses » zones   . Alors que seule 8% de la population active indienne relevait du secteur dit organisé, ce système avait l’avantage de financer une aide pour ceux qui, malades, étaient dans l’incapacité – tout au moins temporaire – de travailler. De même les « organisations de masse », d’après l’expression en vigueur, que le Parti marxiste avait progressivement mises en place offraient aux travailleurs des villes et des campagnes un encadrement utile qui les autorisait, dans un Etat peuplé et où il était – de toute évidence – difficile d’avoir accès aux personnes influentes, à envoyer leurs doléances et revendications en haut lieu.

Serait-ce la volonté de donner aussi naissance à un parti de masse qui serait dès lors moins exigeant quant à la loyauté de ses membres et le dévouement à la « cause » assignée ? Le PCI(M) bengali, répondant en premier lieu aux contingences politiques liées à la nécessaire victoire lors des consultations électorales successives, avait-il en quelque sorte perdu son âme ?

En tout état de cause, les citadins et plus encore les villageois étaient désormais las de la mainmise du Parti   . Celui-ci, relayé par des capacités organisationnelles peu communes en Inde qui touchaient jusqu’à l’échelon local, avait pénétré la structure sociale grâce aux organisations de masse évoquées plus haut.

L’enthousiasme des dix premières années de gouvernement s’était tari ; et l’on en oubliait presque que le Front des gauches, usant avec talent d’une législation nationale, avait permis une réforme agraire appréciable : 84% de la terre bengalie appartenait à des petits agriculteurs   . Nombre de ceux que le Parti qualifiait après une récente prise de conscience d’« opportunistes » l’avaient pénétré, s’exprimant en son nom, alors qu’ils étaient préoccupés d’intérêts particuliers qui n’excluaient pas l’usage de la violence. Cependant les formations politiques indiennes ne s’appuyaient-elles pas toutes sur des goondas (hommes de main) « chargés » d’assurer leur pérennité dans telle ou telle zone, en particulier rurale ? Et ne jugeaient-elles pas délicat de les sanctionner ? Car elles risquaient ainsi de perdre l’influence dont leur appui dépendait.

D’aucuns soulignaient pourtant la mise en place d’un système de contrôle qu’ils qualifiaient de « maoïste », le PCI(M) ou du moins ses cadres à l’échelon local rural s’estimant en droit de rendre un arbitrage qui touchait même aux disputes conjugales ou aux affaires familiales. L’Etat bengali (en fait « Alimuddin Street », rue d’un quartier musulman de Kolkata qui accueillait le siège régional du Parti) procédait dans les secteurs qui relevaient de son autorité (de l’instituteur de village au professeur d’université) à toute nomination selon la fidélité à l’égard du PCI(M) dont le demandeur faisait montre. L’admission d’un enfant dans une école, indiquait-on, requérait aussi une lettre du Parti, lequel réclamait en échange une « contribution », tenant toutefois compte du revenu de la famille. En outre, l’usage de la violence afin de convaincre les récalcitrants de se soumettre n’aurait pas été absent. Telle était du moins ce qu’indiquait la rumeur qui avait désormais rang de vérité.

Restait une question à laquelle il était délicat de répondre : n’y avait-il eu longtemps qu’un nombre limité de résistances qui avait parfois suscité une sévère réplique (l’usage de la force) ? Une partie au moins de la société bengalie avait-elle été séduite par les dividendes d’une collaboration qu’elle jugea longtemps positive ? L’on indiquait, par exemple, le changement récent des fidélités de l’intelligentsia qui, éprouvant un fort attachement sentimental aux idéaux de la gauche, avait passé sous silence les dérives communistes : ne s’agissait-il pas avant tout de lutter contre la « propagande bourgeoise » ? Cette intelligentsia s’était-elle en définitive laissée séduire par les attraits de la mondialisation et de ses « dividendes », tandis qu’elle était contrainte de considérer l’héritage mondial (et régional bengali) du communisme ? Ou serait-ce que le long règne du PCI(M) – comme le montraient des indicateurs récents   – aurait mis grandement à mal l’un des attributs de l’identité bengalie : la prééminence en particulier intellectuelle qui avait longtemps été la sienne, tandis que les indicateurs économiques étaient désormais alarmants ?