Un ouvrage qui pose un point de vue singulier sur la dimension ontologique de l'oeuvre de Cornelius Castoriadis. Une thèse dont le grand mérite est de montrer qu'une ontologie politique est compatible avec une réflexion sur la démocratie. 

 

La collection Payot " Critique de la Politique" est désormais le lieu privilégié de la réflexion autour de théoriciens politiques se réclamant d'un marxisme critique et hétérodoxe. Au sein de cette collection dirigée par Miguel Abensour, l' Ecole de Francfort est au centre de la politique éditoriale. Ainsi Adorno, Horkheimer, ou Habermas comptent parmi les penseurs auxquels cette collection rend justice, tant par la publication des oeuvres elles-mêmes que par le fait de permettre à des chercheurs de leur consacrer des études de référence. 

 

La parution d'un livre d'importance sur Castoriadis dans cette collection est une nouvelle réjouissante tant il est vrai que l'on ne cesse aujourd'hui de redécouvrir une oeuvre protéiforme, au croisement de nombreuses sciences humaines, se réclamant pourtant de la philosophie la plus authentique qui soit, celle de l'agora athénienne.Avec cet ouvrage, c'est un philosophe en asymptote avec ces pensées critiques d'outre-rhin, avec lesquelles il noue d'ailleurs un dialogue implicite, qui nous est présenté

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Castoriadis est, surtout et avant tout, un philosophe du retour à Athènes et à la question démocratique comme moment historique qui ne cesse d'interroger notre conception contemporaine du meilleur régime politique.Mais ici, c'est en tant que tenant d'une ontologie politique spécifique que la pensée de Castoriadis est interrogée au regard des ontologies liées à la Théorie Critique. C'est donc à une approche comparative que se livre d'abord l'auteur avant de dégager l'originalité de Castoriadis, afin de cerner ce lien spécifique entre ontologie et politique qui représenterait la tension fondamentale de sa philosophie. 

 
 

Déterminisme et liberté dans l' histoire

 
 

L'auteur aborde avec raison l'ontologie première de Castoriadis au regard de celles de penseurs de l'école de Francfort, ainsi que de philosophes comme Lukacs ou Maximilien Rubel, mais il faudra pour cela au lecteur traverser une épineuse forêt de 125 pages d'une technicité quelque peu asphyxiante. Une telle entrée en matière découragera certains, car la complexité naturelle de la pensée de Castoriadis se double d'un exposé qui, loin d'éclairer les problématiques, semble les rendre encore plus inaccessibles. Sans doute trop maître de son sujet, Nicolas Poirier donne l'impression d'avoir écrit pour lui-même sans avoir songé à faire partager sa pensée qui demeure trop hermétique, comme un verrou qui aurait pu dissuader d'accéder à la suite de l'ouvrage. Fort heureusement celle-ci diffère très nettement. Cette première partie est d'autant plus surprenante et dommageable qu'elle contraste avec un avant-propos et une introduction claires et brillants situant avec pertinence la pensée de Castoriadis dans le mouvement général de la pensée politique du siècle.On soulignera ainsi l'extrême lucidité de l'auteur lorsqu'il aborde la question des rapports entre démocratie et totalitarisme, soulignant fort justement combien Castoriadis se situait dans une position courageuse, ne sacrifiant jamais son esprit critique envers les bureaucraties de type soviétique mais ne succombant pas non plus à la reddition intellectuelle qui caractérise la marche vers le conservatisme de tant d'intellectuels post-aroniens.

 

Il nous est présenté comme le penseur "fort" d'une démocratie supposée "faible" à laquelle il rendait justice de cette accusation. Opposé à la fascination de la violence comme à la "mélancolie" démocratique, il fut très isolé en son temps, mais cette hétérodoxie fonde aujourd'hui la survivance d'une oeuvre inclassable au sein de la pensée politique continentale.  On comprend cependant que, dès l'origine, la question des rapports entre théoria et praxis a hanté sa pensée comme elle a hanté sa vie, se traduisant par un retrait progressif de l'action politique vers une remontée en direction des fondements théoriques de celle-ci. 

 

La dimension positive de cette première partie est cependant de restituer à la démarche initiale de Castoriadis sa profondeur ontologique qui enracine le social dans l'Etre.

 

La question ontologique est un présupposé incontournable pour penser le rapport sujet-objet et inclure ce dernier dans une perspective matérialiste qui s'oppose à toute conception strictement transcendantale d'un sujet,au contraire nécessairement historicisé et donc situé sur un plan d'immanence. Pour Castoriadis, le sujet kantien est,au départ, celui qui réalise par excellence la synthèse entre déterminations contraires : D'une part, celles des conditions de possibilité a priori de la connaissance (Espace-Temps) mais aussi de l'historicité (Contingence-Nécessité) qui constituent le cadre invariant de l'activité humaine, d'autre part, celles de la liberté du sujet et en particulier du sujet historique, qu'il soit individu ou groupe social. Cette tension, figurée du point de vue d'un sujet transcendantal, se retrouve dans la philosophie de Marx transformée en aporie du matérialisme historique: Comment concilier nécessité du processus révolutionnaire et détermination consciente de celui-ci, présupposant une contingence du sujet historique ?

 

Une des originalités de Castoriadis aura été de considérer le social-historique comme une catégorie ontologique à part entière, un mode d'être particulier au monde comme le rapport au Cosmos pouvait l'être chez les anciens grecs. Cette affirmation permet au jeune Castoriadis de trouver un point de jonction entre des positions antinomiques qui constatent cette contradiction entre l'existence de lois historiques et la possibilité que les hommes puissent, de manière autonome, transformer leur histoire comme le prévoit Marx. C'est ce grand thème qui sera développé ultérieurement sous d'autres angles par Nicolas Poirier.

 

Contradictions du matérialisme historique 

 
 

Ce socle théorique va donc amener Castoriadis à réviser son positionnement vis à vis du marxisme de façon radicale, et c'est après une critique sans compromis des socialismes réels que sa pensée va prendre son autonomie définitive.

Rejoignant en premier lieu les mouvances anti-staliniennes, il s'en éloigne pour adopter une position à la fois plus radicale et plus solitaire, inaugurant une une méta-critique appuyée à la fois sur le constat de la bureaucratisation des régimes de l'Est et sur un dépassement du schéma trotskiste de la critique de cette bureaucratisation, qui serait vue simplement comme reproduction de l'exploitation par une nouvelle classe issue du capitalisme d'état soviétique. 
 

C'est ici que le livre prend son véritable envol semblant suivre le cours de la pensée de son modèle. Les thèses de Castoriadis portent alors le sceau du questionnement inaugural sur les rapports théorico-pratiques.  Il tente de chercher une voie entre la nécessaire auto-institution de la société,ce qui suppose alors une déliaison du processus révolutionnaire d'avec tout déterminisme strict concernant le caractère inéluctable de la survenance du processus révolutionnaire.  Sa volonté est de poser l'autonomie de la société vis à vis de l' Etat et rompre avec le culte de l' "Etat du peuple tout entier" du marxisme officiel pour lequel la dimension pan-logique de l'histoire enveloppe celle-ci d'une aura de rationalité indépassable.  Si L'histoire des bureaucraties de type soviétique est bien celle de l'abolition de la distinction Etat-Société, elle l'est, malheureusement, au profit d'un Etat qui englobe une société dépourvue d'autonomie et non l'inverse. Entre liberté et nécessité, L'accomplissement de la raison hegelienne s'incarne dans l'Etat, tandis que chez les marxistes classiques, elle s'incarne dans l'organisation dirigeante, le Parti, conçu comme instance de dépassement des contradictions dialectiques, avec lequel l'Etat finit par se confondre avant de se diluer au sein de la société sans classes.  Entre nécessité de la survenance des événement révolutionnaires et praxis consciente de la révolution, la conciliation semble a priori impossible sans passer par la légitimation de solutions théoriquement peu satisfaisantes et pratiquement injustifiables.

 

Partant à nouveau de cette aporie, Nicolas Poirier nous rappelle qu'il ne faut pas ranger Castoriadis dans la lignée des penseurs qui sauvent Marx contre le Marxisme comme le phénoménologue Michel Henry. 

 

La radicalité de sa remise en cause en vient à contester Marx lui même. En premier lieu, Marx n'aurait pas su historiciser certaines notions, refusant d'appliquer sa méthode à son propre modèle : Ainsi le fait de considérer que les classes sont la résultante des rapports de production devrait être considéré comme un élément historique lui même susceptible de faire l'objet d'une critique alors, qu'au contraire, Marx le pose comme une loi invariante. Ce dont Castoriadis accuse Marx, ce n'est pas moins que de développer une certaine inconséquence : Ainsi, par exemple, Castoriadis souligne que le lien entre rapports de production et distribution des biens ne doit pas non plus relever d'un modèle invariant mais être soumis à la même lecture critique historique que n'importe quelle instance.  Marx ne se serait pas appliqué à lui-même sa grille de lecture et aurait repris de Hegel une forme d'essentialisation de l'histoire en laissant au coeur de celle-ci un principe atemporel.

 

Castoriadis, pour sa part, conserve, certes, un processus réflexif au sein du mouvement historique, mais ne le constitue pas en Absolu comme Hegel, mais, bien au contraire, l' utilise simplement comme concept explicatif, lui-même historicisé, susceptible d'être révisé, destiné temporairement à résoudre l'aporie du matérialisme historique.

 
 

Le dialogue avec Lefort : l' Athènien et le Florentin. 

 
 

L' Oeuvre de Castoriadis culmine avec un retour à la démocratie comme régime politique susceptible de permettre au mieux l'auto-institution de la société, qui trouverait dans la décision et l'action collectives ses modes d' expression privilégié, vues comme réalisation du mécanisme d'auto-institution dans la sphère dite du "social-historique". Pour Castoriadis, la démocratie n'est donc pas tant un espace, qu'une fonction politique, susceptible de s'accomplir uniquement lorsque la société atteint un certain degré d'autonomie vis à vis de l' Etat. 

 

A ce titre, Claude Lefort constitue l' "étranger proche" de Castoriadis, celui qui partage outre l'engagement de "socialisme ou barbarie" une commune préoccupation de faire de la démocratie le champ possible d'une expérience historiquement révolutionnaire par laquelle la société dispose souverainement de sa propre capacité à déterminer son évolution historique et politique.

 

De ce souci partagé, les deux penseurs tirent néanmoins des conclusions divergentes sur la nature de la Démocratie et la place de la perspective révolutionnaire à laquelle Castoriadis demeure attaché. Pour Lefort, qui s'inscrit dans la perspective machiavélienne d'une histoire gouvernée par la "fortuna", c'est à dire sans règles identifiables et sans possibilité de déterminer à cette dernière un sens ou une direction, pas plus que d'en déceler une essence métaphysique fixe, la Démocratie se fonde donc sur un espace vide qui demeure à investir, soumis au changement perpétuel et aux redéfinitions selon les époques historiques. Disciple d'Héraclite, Lefort pose une essence sans substance, perpétuellement en devenir mais d'où la volonté propre à l'action politique semble être absente. .

 

Au contraire, Pour Castoriadis , cette particularité doit être fondée non sur une absence et une désessentialisation du politique et de l'histoire mais sur un processus d'auto-institution fondé sur la dimension réflexive de la conscience historique, cette conscience ne se déployant pas selon une Nécessité stricte.

 

L'Ontologie politique ainsi décrite vise, tout en postulant une catégorie "social-historique", à en faire la critique. L' Ontologie de Castoriadis appartiendrait finalement à une Ontologie de l'Etre social, vision qui n'est pas sans résonance avec le travail de Lukacs, et se montrerait solidaire d'une critique des mécanismes de la démocratie représentative, médiation opposée à la plénitude de l'auto-institution telle que la démocratie athénienne l'exemplifie.

 

Un approfondissement salutaire

 

Il faut redire que ce travail s'adresse non tant à des curieux ou à des érudits, qu'à des lecteurs possédant déjà une bonne connaissance de la pensée de Castoriadis et capables de se repérer au sein des débats critiques qui agitaient la pensée marxiste durant la seconde moitié du siècle.  Par les chemins du retour à la philosophie grecque et à ce que Leo Strauss nommait le "rationalisme politique classique", Castoriadis affirme donc une thèse radicalement différente au regard de la pensée de Arendt, celle de la compatibilité d'une ontologie politique et d'un engagement démocratique doublé d'une critique sociale liée précisément à l'accomplissement dans sa plénitude de la promesse démocratique. La philosophie de Castoriadis apparaît alors également comme le lieu possible d'une réponse à Badiou, allié objectif de Arendt dans la pensée de la dé-liaison entre Démocratie et Ontologie et de leur impossible conciliation, tout en se situant, bien entendu, à rebours de l'ancienne élève de Heidegger. 

 

Critique de la démocratie comme le lieu de la vérité voilée, comme forme politique du refoulement du surgissement platonicien de la Vérité, partisan d'une ontologie totalisante qu'il oppose à la démocratie faible et au rationalisme politique des "ontologies molles", Badiou trouve peut être en Castoriadis un adversaire à sa hauteur, auquel il a d'ailleurs toujours pris soin de ne jamais se confronter.

 

Castoriadis, autre post-lacanien, serait ainsi capable de penser la démocratie sous le mode spéculaire de la conscience de soi à travers le concept d' auto-institution de la société, dont un mérite est précisément de permettre de repenser le rapport du Politique à la Vérité.Il se situe alors résolument dans une pensée de la praxis qui mène à la theoria. Sous sa plume, c'est précisément le destin démocratique, une fois accompli en sa plénitude, qui prend les allures de mouvement révolutionnaire sans pour autant déboucher sur une ontologie du surgissement et de l'évènement pur, alors que Badiou se réclame du mouvement inverse, partant de la pureté ontologique du surgissement révolutionnaire pour en déduire un messianisme prolétarien. 

 

Un des textes de Castoriadis consacré à Thucydide résonne ainsi comme un testament car, à travers Thucydide, s'accomplit la particularité athénienne du lien entre philosophie, histoire et démocratie mais se révèle également une conception originale de l'histoire faite d'évènements surdéterminés par d'autres instances comme le Politique ou l' Economique.  L'histoire ainsi conçue relève du compréhensible sans pour autant être dotée d'un sens déterminé à l'avance mais elle se trouve néanmoins rendue intelligible par des régularités discernables par l'historien.

 

Lire Castoriadis c'est donc au final réconcilier théorie et pratique en partant de cette dernière,c'est penser la démocratie comme processus révolutionnaire et non la révolution comme processus démocratique, c'est repenser le politique aussi comme Volonté et Acte. "Il faut choisir, se reposer ou être libre" nous dit en outre Thucydide.

 

Castoriadis est un auteur susceptible de nous permettre de repenser les grandes transformations sociales et politiques déliées définitivement de la fascination de la violence et de l'ontologie que suscite le paradigme révolutionnaire.  Il est peut être le penseur auquel le terme de "réformisme radical" s'applique le mieux et celui dont la redécouverte ne fait sans doute que commencer, lui dont le but fut de penser la perspective autogestionnaire en terme de régime politique, en parallèle de la sphère économique. Ainsi, si le grand livre d'introduction et d'exposition de la pensée de Castoriadis reste à écrire, cet ouvrage a le mérite de présenter un aspect essentiel et méconnu de cet auteur et de nous donner envie de l'approfondir