Un an après les émeutes de Bangkok qui firent 92 morts et 1900 blessés, la Thaïlande se prépare à des élections anticipées le 3 juillet  suite à la dissolution de la Chambre basse du  Parlement en mai par le Premier ministre Abhisit Vejjajiva, leader du Parti Démocrate qui dirige l’actuel gouvernement de coalition. Sa principale adversaire, Yingluck Shinawatra, tête de liste du Pheu Thai Party (Parti pour les Thaïs) soutenu par les Chemises rouges, incarne la présence politique permanente de son frère aîné Thaksin Shinawatra, ancien chef du gouvernement en exil pour échapper à une peine de prison pour malversation financière. Les deux grands quotidiens de la presse anglophone thaïe Bangkok Post et The Nation décryptent les enjeux de cette campagne d’un ton nouveau en Thaïlande avec l’affrontement de deux quadragénaires qui utilisent leur image et les réseaux sociaux pour séduire les électeurs. Néanmoins, les questions sous-jacentes qui balisent le cours de la réalité démocratique dans le royaume sont absentes du débat malgré les contributions d’intellectuels thaïlandais basés hors du pays dans des tribunes de presse ou sur la toile.

Pavin Chachavalpongpun, ancien diplomate et visiting lecturer au Département des Sciences Politiques de l’université nationale de Singapour, utilise le champ académique pour s’interroger sur "l’ouverture d’une discussion pour empêcher la politisation de la monarchie" car la Commission électorale a banni du débat toute approche politique du rôle de l’institution révérée, sous peine d’être accusé de "lèse-majesté" en vertu de l’article 112 du code pénal. Giles Ji Ungpakorn, socialiste déclaré, professeur associé de sciences politiques de l’université de Chulalongkorn à Bangkok et réfugié au Royaume Uni, analyse ce qu’il considère être une instrumentalisation de cette loi pour que perdurent les privilèges décisionnels de l’establishment.

Abhisit vs. Yingluck, ou l’establishment vs. Thaksin

Longtemps perçue comme un modèle de démocratie et de liberté d'expression en Asie du Sud-Est, la Thaïlande a vu cette qualification se déliter depuis le coup d’Etat du 19 septembre 2006 et la destitution militaire ou judiciaire de trois gouvernements thaksiniens successifs. La principale revendication au printemps 2010 d’un retour à la démocratie par les urnes exigée par les Chemises rouges, aile combattante du Pheu Thai Party pro-Thaksin, se réalise à posteriori, le combat politique passionné reprenant ses droits sur les violences de l’hyper-centre de Ratchaprasong qui restent comme une plaie ouverte dans les mémoires collectives rouges thaïlandaises. Porté par de bons résultats macro-économiques dont une croissance supérieure à 7 % en 2010, le Premier ministre Abhisit entend par ces élections se donner une légitimité politique, son accès au pouvoir ayant été rendu possible en décembre 2008 par un renversement d’alliance suite à l’occupation des aéroports de Bangkok par les Chemises jaunes. Une cinquantaine de formations participent à plus ou moins grande échelle territoriale à cette compétition électorale dominée par les deux grands partis politiques thaïlandais, le Parti Démocrate et le Pheu Thai, ce dernier étant la résurgence des partis Thai Rak Thai et People’s Power Party démantelés par voie judiciaire et constitués par Thaksin, ancien Premier ministre en exil à Dubaï mais toujours très influent sur ses troupes.

Cette campagne d’un ton nouveau en Thaïlande, avec le rajeunissement des candidats et l’affrontement de deux principales têtes de liste quadragénaires dans un pays où l'apparence devient un facteur intégrant le jeu politique, s’électrise au fur et à mesure que l’on se rapproche du scrutin. La désignation pour mener la liste du Pheu Thai de Yingluck Shinawatra, âgée de 43 ans, à la féminité assurée, novice en politique et chargée d’affaires du groupe familial, semble une réponse à l'image souvent décrite comme "séduisante" du Premier ministre Abhisit Vejjajiva, 47 ans, issu des rangs d’Oxford.  Vendue comme "un nouveau produit" selon le Bangkok Post, elle deviendrait la première femme en Thaïlande à diriger un gouvernement dans un monde politique où les hommes sont surreprésentés. Cependant, ses adversaires la considèrent comme  "la marionnette de Thaksin" après que ce dernier l’eut maladroitement présentée comme "son clone" à cause du partage de valeurs identiques. Un des points controversés de son programme serait d’instaurer une amnistie politique rétroactive au coup d’Etat de 2006, encore floue dans ses lignes, qui pourrait profiter à son frère au même titre qu’aux leaders des Chemises rouges et jaunes condamnés, ce dont se défend Yingluck qui estime "que ce projet pacifierait la vie politique thaïlandaise tout en augmentant la confiance des partenaires et investisseurs étrangers indispensables à la poursuite de l’émergence du pays".

Conscient que le spectre de Thaksin hante la campagne, Abhisit Vejjajiva contre-argumente en déclarant qu’une victoire de l’opposition signifierait "l’anéantissement de l’Etat de droit, créerait de l’instabilité (politique) et pèserait sur l’économie". Les représentations du processus de réconciliation nationale de chaque camp n’utilisent pas les mêmes remèdes. La commission "Vérité et Réconciliation" mise en place par Abhisit pour faire la lumière sur les évènements meurtriers de 2010 tarde à dégager les responsabilités par rapport aux victimes car les enquêtes sur ces désordres civils, menées par le Department of Special Investigation  (sorte de FBI national), ne sont pas officiellement closes et tenteraient de dédouaner les militaires. Ceci est dénoncé dans le rapport très détaillé de 139 pages "Descent into chaos : Thailand’s Red Shirt Protests and the Government Crackdown" publié début mai 2011 par l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch, laquelle constate "des meurtres de sang froid" commis par des soldats thaïlandais pour réprimer les manifestants dans une situation qu’elle qualifie d’ "état de guerre".

La course aux promesses populistes

Dans une société très inégalitaire, les grands axes abordés lors de cette campagne par les partis rivalisent de promesses populistes sur l’augmentation du pouvoir d’achat, les exonérations de taxes et un coût moins prohibitif du crédit pour les primo-accédants au logement. Les petits partis centristes, clés de la formation d’alliances gouvernementales, tels le Chart Thai Pattana, le Chart Pattana Pua Pandin, le Bumjai Thai Party, espèrent par ces mesures avoir une représentation parlementaire la plus large possible qui leur permettrait, le moment venu, de bien négocier leur participation à une coalition, sans dévoiler à l’avance qui serait leur champion entre Abhisit ou Yingluck. Le Parti Démocrate propose d’augmenter le salaire minimum d’un quart et d’élargir la gratuité de l’enseignement à l’université, le Pheu Thai réplique par la fixation d’un salaire journalier d’au moins 300 baths (environ 8 euros), la distribution d’une tablette portable pour chaque élève et la valorisation de l’obtention du bachelor, diplôme sanctionnant quatre années universitaires, par  une prime de 15000 baths. La thématique du développement durable et la volonté de développer les politiques énergétiques propres se renforcent, le contexte intra-asiatique de la catastrophe nucléaire de Fukushima rendant très attractif l’abord écologique des questions économiques.

L’inquiétude de l’armée

La position de l’armée vis-à-vis de ces élections législatives est ambigüe, comme en témoignent les petites phrases savamment distillées par le Général Prayuth Chanocha lors de cette campagne. Tout en affirmant que "l’armée doit rester en dehors du jeu politique, qu’aucune consigne de vote ne sera donnée aux soldats, que son rôle est de préserver l’unité nationale et de protéger la monarchie en veillant à ce que les candidats ne politisent pas l’institution royale", le chef militaire thaïlandais est apparu sur deux chaines nationales du corps pour appeler le peuple à donner ses suffrages "aux bonnes personnes déterminées à travailler pour le bien du pays", allusion à peine voilée à ne pas voter pour Yingluck et ses colistiers du Pheu Thai et à leur préférer les candidats du camp Abhisit. Cette neutralité déguisée montre bien la tension régnant dans les sphères de l’élite traditionnelle qui redoutent la victoire du parti proche de Thaksin, en tête dans tous les sondages, ce qui confirmerait les résultats des quatre  derniers scrutins législatifs depuis 2001. La position des Chemises jaunes et de leur mouvement de l’Alliance du peuple pour la démocratie (PAD) appelle à un boycott de ces élections. Ulcérés par la question des frontières entre la Thaïlande et le Cambodge et le litige autour du temple de Preah Vihear, et considérant que le gouvernement Abhisit ne donne pas suffisamment de gages pour défendre la souveraineté nationale, ils se sont démarqués depuis la fin 2010 de ce gouvernement qu’ils avaient très largement contribué à mettre en place deux années plus tôt en provoquant la destitution du gouvernement de Somchai Wongsawat, beau-frère de Thaksin.

La question de la monarchie introduite dans le débat depuis l’extérieur

L’utilisation de l’accusation de crime de "lèse-majesté" pour interdire des médias proches du Pheu Thai s’est accrue avant le début de la campagne. L’arrestation fin avril par les autorités thaïlandaises du rédacteur en chef du magazine Voice of Thaksin, Somyot Pruksakasemsuk qui suivit la fermeture de plusieurs radios communautaires proches des Chemises rouges montre comment la répression étouffe les voix les plus dissidentes. L’historien Somsak Jeamteerasakul de l’université de Thammassat de Bangkok s’est lui aussi vu menacé pour avoir proposé lors d’une conférence en décembre 2010 une évolution du rôle de la monarchie. Pavin Chachavalpongpun, ancien diplomate et chercheur associé à l’Institute of Southeast Asian Studies de Singapour explique dans une tribune publiée dans The Nation que "la monarchie est une partie de l’identité nationale thaïlandaise et que l’avenir de l’institution royale déterminera l’avenir politique thaïlandais". Mais le sujet est très sensible car en Thaïlande, l’article 112 du code pénal punit "quiconque diffame, insulte ou menace le roi, la reine, le prince héritier ou le régent" d’une peine allant de 3 à 15 ans de prison afin de protéger la monarchie. Tel n’est pas l’avis de Giles Gi Ungpakorn, professeur associé de sciences politiques à l’université de Chulalongkorn, qui, de son refuge au Royaume Uni, estime sur son site militant redthaisocialist que cette loi ne vise pas "à protéger la monarchie mais à servir les intérêts des militaires et des élites qui utilisent celle-ci pour conserver leur pouvoir d’influence politique". Poursuivi pour ses écrits tombant sous le coup du même article, Ungpakorn milite ouvertement pour un système républicain en Thaïlande, mais cette aspiration reste ultra-minoritaire dans le pays et n’est pas représentée dans la campagne législative.

Quelle issue pour la démocratie thaïlandaise ?

A deux semaines du scrutin, l’institut de sondages Suan Dusit Poll prévoit la majorité absolue pour le Pheu Thai avec 51,5 % d’intentions de vote contre 34 % pour le Parti Démocrate parmi près de 103 000 électeurs sondés dans les 375 circonscriptions du pays, le reste des intentions se répartissant sur les petits partis. Seuls 2,38 % des électeurs resteraient encore indécis. Le Nord-Est, bastion historique de Thaksin et principal pourvoyeur des militants des Chemises rouges, fournit à lui seul 126 sièges à l’Assemblée et Yingluck espère un résultat qui s’approche du grand chelem. Ses nombreux déplacements dans l’Isaan montrent d’ailleurs l’importance stratégique qu’elle accorde à ce fief régional, et ses meetings ne manquent pas de souligner l’omniprésence de son frère dans la bataille électorale avec l’utilisation du slogan "Thaksin pense, le parti agit". Quelle sera l’attitude de l’armée devant le verdict des urnes face à une probable victoire du parti pro-Thaksin ? Toute puissante et habituée à faire et à défaire les gouvernements depuis l’établissement de la monarchie constitutionnelle en 1932 avec 18 coups d’Etats tentés ou réussis, elle contribuera à ce que la démocratie thaïlandaise rentre dans un cycle vertueux ou poursuive dans un cycle vicieux


Pour aller plus loin :

- "Descent into chaos : Thailand’s 2010 Red Shirt Protests and the Government Crakdown", Human Rights Watch (hrw.org), 3 mai 2011

-"Open up discussion to prevent politicisation of the monarchy", The Nation, 11 mai 2011

-"Popular Yingluck sets the pace", Bangkok Post, 23 mai 2011

-"Amnisty without reconciliation will not work", Bangkok Post , 24 mai 2011

-"Young guns spell out their vision for Thailand", Bangkok Post, 30 mai 2011

-"Gen Prayuth urges voters to back ‘the good people’", Bangkok Post, 15 juin 2011