Une plongée textuelle et interdiscursive donnant à découvrir les thématiques méconnues dans l’œuvre de Céline.

On serait tenté de se demander si tout n’a pas été dit sur Louis-Ferdinand Céline, plus encore depuis le déferlement d’écrits parus dans le sillage de ce double événement récent que constituent pour les études céliniennes l’anniversaire de la mort de l’auteur et la polémique autour de son inscription éphémère sur la liste officielle des célébrations nationales 2011. Que peut apporter un nouvel ouvrage sur le romancier sulfureux, qui plus est s’il revendique dès l’intitulé – une fois de plus, diront les cyniques – la mise au jour d’un autre Céline ?

Le fait que le nom d’Henri Godard chapeaute ce titre porte déjà le célinien averti à modérer son préjugé, s’il en a un. Le professeur de la Sorbonne a publié plusieurs ouvrages de référence sur l’auteur de Voyage au bout de la nuit, sans compter les thèses et les publications collectives majeures qu’il a dirigées. Il n’empêche, les attentes sont grandes.

Disons-le d’entrée de jeu : elles seront amplement comblées. Un autre Céline n’est pas qu’un magnifique coffret de collectionneur. Trois ans après sa parution, il demeure l’un des ouvrages les plus marquants dans la production sur l’auteur de ces dernières années. Il s’agit de deux volumes dont le premier propose les résultats non exhaustifs d’une sonde thématique originale des œuvres de Céline, sous la forme de courts chapitres de trois ou quatre pages. Le deuxième contient les fac-similés de manuscrits – ceux des quatrième et cinquième Cahiers de prison, comme le sous-titre l’indique, ainsi que des lettres à la pianiste Lucienne Delforge – et leur transcription pour une meilleure lisibilité, simplement annotés quand les allusions ou désignations sont obscures.

Un autre Céline : de la fureur à la féerie est sans aucun doute le pan le plus novateur du coffret. Godard explicite son projet dans les premières lignes : “Mon propos est ici de juxtaposer aux caractères les plus connus de l’œuvre ces aspects moins immédiatement visibles, pacifiés ou pacifiants, qui coexistent avec l’agression ou la dénonciation, et le rire qui permet de supporter celles-ci”   . Ce premier volume élabore un réseau intertextuel que seul l’éditeur du romancier dans la Bibliothèque de la Pléiade pouvait établir ; autour de l’œuvre romanesque publiée s’amalgament des textes, inédits pour la plupart : manuscrits, correspondance depuis réunie en volume, écrits de prison. Les extraits cités, s’ils ne dépassent jamais une quinzaine de lignes, mettent le lecteur à même de mesurer la place que ces thématiques peu explorées occupent dans l’imaginaire célinien et peuvent déclencher le désir d’en poursuivre la lecture chez le spécialiste ou le passionné.

Dans cette perspective, le troisième chapitre, “Au milieu de l’apocalypse”, présente brièvement une série de motifs qui mériteraient une étude systématique : la mise en texte du bombardement des villes provoquant une rénovation majeure de la prose célinienne et la stylisation des ruines de “l’apocalypse que les hommes se fabriquent eux-mêmes”((p. 38°) sont les plus frappantes. De même, l’invitation à s’intéresser davantage au Montmartre célinien, communément délaissé au profit du célèbre passage Choiseul, ne devrait pas demeurer sans suite (quatrième chapitre, “Les Paris de Céline”). Le lecteur d’Un autre Céline prend plus loin connaissance de la vision ambiguë des “jeunes des banlieues” propre au romancier, bien avant que ceux-ci ne fassent l’objet d’une multitude d’écrits sur ces habitants des environs de la capitale française (cinquième chapitre, “Écrivain de la banlieue parisienne”). Godard pique ainsi la curiosité du lecteur, qui pourrait entreprendre de suivre les occurrences de ces figures suburbaines au fil de l’œuvre célinienne afin d’en dresser le portrait singulier.

Certaines remarques du sixième chapitre, “Paysages d’élection”, évoquent des analyses stimulantes menées par Alain Cresciucci dans Les Territoires céliniens((Alain Cresciucci, Les Territoires céliniens. Expression dans l’espace et expérience du monde dans les romans de L.-F. Céline, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990)), non citées par l’auteur d’Un autre Céline, qui préfère pour son livre la lecture de textes à l’érudition critique. Pourtant, une fois de plus, par sa pénétrante connaissance de l’œuvre qu’il a lue et relue minutieusement, Godard ajoute sa pierre à l’édifice encore peu élevé de l’exégèse spatiale de l’œuvre célinienne, en attirant l’attention sur l’obsession de Céline pour les bateaux, sa fascination pour le trafic maritime, lesquels informent la prose du romancier de leur rythme propre, de leur vocabuaire particulier, pour un peu anachronique   .

Il en est de même pour les chapitres suivants qui discutent des points de contacts entre les romans de Céline et les autres arts qu’il affectionnait : la littérature, la peinture, la danse, la chanson. Le romancier valorise souvent dans ces formes artistiques les productions populaires, qui “constituent par là une autre culture, sinon une contre-culture, et de ce point de vue s’intègrent aisément au projet littéraire de Céline, qui se définit d’abord par l’emploi d’une langue opposée à la langue écrite académique”   . Cette interdiscursivité éclaire sa poétique romanesque par maints biais qui sont, du point de vue du romancier, autant d’“invitations à mieux le lire lui-même”   .

Avec ce “panorama, dressé hors de toute visée biographique et même hors chronologie”   , Henri Godard met en lumière des problématiques vivifiantes, oriente de la sorte les recherches céliniennes en leur ouvrant sinon des avenues encore en friches, du moins toujours peu fréquentées.

C’est néanmoins dans la présentation de ces thématiques que s’exprime l’idée forte à la source de l’ouvrage de Godard : primer la lecture des textes du romancier sur tout autre mode d’appréhension de l’œuvre, qu’il passe par la biographie, par l’histoire ou par la sociologie. L’auteur fait dialoguer des extraits, de Céline bien sûr mais aussi de critiques littéraires ou d’écrivains qui l’ont marqué, dans une économie de moyens périphrastiques qui atteint à une force d’évocation rare dans les ouvrages savants. Ainsi une partie du premier chapitre, “Coup de force”, porte sur la réception de Voyage : sur la page de gauche figurent les critiques défavorables ; sur celle de droite, les critiques favorables, sans commentaires aucuns, lesquels seraient ici plus encombrants qu’éclairants.

Encore une fois se manifeste le dessein que Godard avait formé pour cet ouvrage : susciter un désir d’exploration chez le lecteur. Ayant en main une partie des sources et s’étant fait donner plusieurs clés de lecture, libre à lui de tirer ses conclusions. Une telle confiance dans le potentiel interprétatif de son lecteur ne se rencontre malheureusement pas souvent chez les auteurs d’ouvrages critiques.

Cette manière peut toutefois se révéler problématique quand vient le moment d’aborder “La croisade antisémite”, dans le deuxième chapitre. D’aucuns pourraient souhaiter le détail systématique des motifs qui fondent l’hostilité du romancier à l’égard des Juifs plutôt qu’une présentation sommaire, dégageant certes les touches personnelles de l’antisémitisme de Céline, mais s’appuyant maintes fois d’une généralisation partielle de cette réaction haineuse à un pays et à une époque : “Rien de plus commun, dans la France de l’époque, que le fonds de préjugés, de peurs et de ressentiments qui fait à un premier niveau la matière de ces écrits polémiques (leur large succès dans le public en donnera la preuve)”   . Les insatisfaits pourraient cependant se tourner vers les nombreux articles et monographies qui traitent de ce sujet virulent, dont la biographie de l’écrivain publiée il y a peu par Godard, et se rappeler que le projet d’Un autre Céline ne relève pas d’une ambition historique, mais plutôt heuristique : son auteur, en appelant à la “sagesse du roman” théorisée par Kundera   , aspire plutôt à rendre possible de nouvelles études littéraires privilégiant la matière textuelle, des premiers manuscrits aux romans tels que nous pouvons les lire aujourd’hui.

Il réserve un traitement similaire à l’iconographie, considérée comme le “relais de l’analyse”   permettant d’“enrichir la lecture de textes”. On aurait aimé voir cette proposition développée par l’auteur, car la manière avec laquelle sont intégrées les images et les photographies témoigne d’une conception non conventionnelle de l’efficace iconographique. Elles sont accompagnées de légendes concises, où est rappelée l’idée principale du chapitre, plus souvent encore d’une citation du romancier, l’auteur revenant toujours au texte.

C’est dans cette optique qu’il procède pour certains sujets à l’analyse serrée de passages fugaces mais fondamentaux dans les œuvres céliniennes, laquelle permet de déplacer les questionnements souvent ressassés, de faire dire autre chose à des épisodes dont certains ont été amplement commentés par la critique littéraire. La forme brève des chapitres ne l’empêche pas d’entrer en profondeur dans les extraits qui sont sujets à des prospections tant linguistiques, stylistiques, thématiques que narratologiques. Ces plongées textuelles, portant sur des objets précis, révélateurs d’une poétique extensive, s’intéressent surtout à la révolution langagière, dont Godard avait énoncé les principes dans Poétique de Céline   . Elles ont d’autant plus d’impact qu’elles surviennent ponctuellement, après plusieurs citations délestées de l’appareillage critique pour la seule appréciation du lecteur.

La primauté du texte se traduit également par l’adjonction de nombreux extraits de manuscrits en fac-similé grâce auxquels le lecteur peut découvrir les multiples ratures et repentirs qui triturent les versions préliminaires des œuvres. Le travail scriptural est donné à lire tel quel, sans glose autre que les notations en légende, soulignant essentiellement les modifications importantes, faisant écho à ce qui est présenté dans le chapitre. L’écriture, tant des cartes postales et lettres que des romans, est ainsi mise au premier plan, devant les terribles errances idéologiques, devant l’anecdote biographique, qui, elles, n’auraient pas mérité à Céline l’attention de la postérité. Ce procédé de simple monstration, d’une discrétion exemplaire, s’avère plus percutant qu’un réquisitoire.

Exhiber les pièces à partir desquelles il est possible de tirer une interprétation des œuvres non faussée par un écran trop opaque de préalables biographiques et idéologiques : c’est en cela que réside l’origine de la publication conjointe des manuscrits, qui constituent l’essentiel du second volume, et l’introduction aux motifs méconnus de son œuvre, qui ouvre le coffret. En effet, ce choix éditorial non justifié s’explique au moins en partie par l’attention à la lettre, qui fait l’indéniable qualité des travaux de Godard, et, plus spécifiquement, par le projet propre à Un autre Céline : inciter à la (re)découverte des romans de Céline, surtout les derniers, qui sont moins lus, en raison de la teneur de leur propos et de leur style jugé ardu par plus d’un lecteur. L’auteur qui avait déjà publié en 1988 Les Manuscrits de Céline et leurs leçons (Éditions du Lérot) prône ainsi une appréhension de l’œuvre littéraire qui passe systématiquement par le retour au texte, dans sa genèse jusque dans sa version définitive.

Lecture et innovation sont donc au cœur d’Un autre Céline. En plus des nombreux lecteurs de Céline qui se réjouiront de ce livre aussi divertissant que pertinent, une génération de chercheurs ayant jeté son dévolu sur l’œuvre célinienne remerciera sans doute Henri Godard de lui avoir inspiré son projet d’étude.
 

Critique extraite du dossier sur Céline, coordonné par Alexandre Maujean.