Le cinquantenaire de la mort de Céline donne l’occasion de relire une œuvre majeure du XXe siècle et d’interroger l’itinéraire général de l’auteur.

À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Céline, La Revue des deux mondes lui consacre son dossier de juin 2011 sous le titre “Céline l’indomptable”. Ce ne doit pas être pour déplaire, post mortem, à l’auteur qui plaçait la revue au pinacle. Olivier Cariguel rappelle qu’il en lisait avec passion les anciens numéros à Sigmaringen ; grâce à eux, il pouvait “relire les événements à l’envers”, connaissant la fin de l’histoire et le destin des personnages. Céline ne se montre pas rancunier envers une revue qui, sous la plume d’André Chaumeix en 1933, avait consacré à Voyage un article si peu louangeur qu’il recommandait de s’en tenir à la lecture du titre pour ne pas avoir à affronter des pages d’ordures et d’obscénités. La revue se rachètera, si l’on peut dire, en publiant à la mort de Céline un article plat mais positif de Maurice-Alain Sicard, fervent défenseur du Voyage pour le Goncourt, et devenu sous l’Occupation rédacteur en chef du journal doriotiste L’Émancipation nationale. Céline n’est décidément pas fait pour apaiser les polémiques associées à son nom.

Parmi les documents déjà connus et publiés, tout ou partie, figure dans ce numéro l’échange entre Jean-Louis Bory et Maurice Clavel (l’intervention du psychiatre Quentin Ritzen étant plus anecdotique) paru initialement dans Arts en 1961. Il a pour intérêt de s’intéresser à la révolution poétique célinienne, objet un peu perdu de vue dans le déluge éditorial de ce cinquantenaire. Les débatteurs n’en oublient pas d’interroger l’itinéraire idéologique de l’auteur et les facettes contradictoires du personnage. Jean-Louis Bory souligne utilement qu’il est impossible de se bricoler un petit Céline à soi, cohérent de bout en bout, et désigne le romancier, en une formule désormais célèbre, comme le “ Rabelais de l’ère atomique”. Maurice Clavel fait observer de son côté que Céline, dont on sait la propension à se vivre comme un miséreux, se réfère plus souvent qu’on ne le pense à l’esprit du premier christianisme. Bernanos sera sensible à cet aspect dans sa lecture de Voyage   . On peut rappeler que dans Mea culpa, Céline invoque, non sans provocation, les Pères de l’Église, fins connaisseurs de l’âme humaine, pour modérer les enthousiasmes suscités par la révolution russe.

La dimension compassionnelle de l’œuvre et de l’homme est mise en doute, par André Derval, bien qu’elle semble difficile à contester, en particulier en ce qui concerne les enfants. Il suffit pour s’en convaincre de relire les passages consacrés à Bébert dans Voyage ou, dans Rigodon, à la bande d’enfants autistes. Si l’heure n’est plus, selon le critique, à prendre au sérieux le pacifisme de Céline, si sa revendication d’anarchisme relève avant tout d’une nostalgie pour la Belle Époque, Céline n’est pas pour autant récupérable par la droite extrême dont il ne partage ni le culte du chef ni de l’autorité, encore moins la fascination pour la violence. Qu’il soit permis, pour approfondir le sujet, de renvoyer aux analyses de Philippe Muray dont on imagine avec quelle ironie goguenarde il aurait considéré ces débats autour du cinquantenaire   .

Marc Weitzmann rappelle à ce propos qu’Henri Godard avait naguère écrit une phrase qu’on pensait définitive sur l’impossibilité d’une célébration de Céline   . Il ne s’agit aucunement, pour Weitzmann, de contester la liberté créatrice qui n’a à se soumettre qu’à ses propres exigences, mais il importe de la distinguer des valeurs civiques à l’édification desquelles l’artiste n’est pas tenu de contribuer. La nation française se sent-elle représentée par l’écrivain Céline et de quelle façon, telle est la question que pose cette célébration manquée. On peut ajouter, que Céline nous oblige à interroger notre plaisir de lecteur, et spécialement le rire qu’il suscite par son invention verbale, son sens de l’image, son point de vue décalé sur les événements. Interroger notre rire ne signifie pas avoir à s’en excuser. Frédéric Berger dans “Le fanfaron des génocides” suggère une parenté avec le rire que provoque Beckett ; il propose un rapprochement d’une autre nature entre Céline et Jean Renoir, deux habitants de Montmartre dans les années trente qui ont ramené de la grande guerre des blessures, tant physiques que psychiques, et en ont tiré matière à méditation. L’année 1937 voit la sortie de La Grande Illusion de Renoir et la publication de Bagatelles pour un massacre où Renoir se trouve cité comme agent de la propagande juive, ce qui n’empêche pas Céline d’admirer le film.

D’autres rapprochements ont été faits depuis longtemps, en France et en Allemagne, avec Ernst Jünger et Gottfried Benn. S’il est courant de comparer les dérives idéologiques de Céline et de Gottfried Benn, tous deux écrivains et médecins, Eryck de Ruberey invite plutôt à éviter l’amalgame : Benn était exempt de racisme et avait cessé toute complaisance envers le nazisme dès 1935. Il avait lu Voyage dans la traduction originale d’Isak Grünberg en 1933 avant que celle-ci ne soit édulcorée par l’éditeur   . Après le nihilisme de Gottfried Benn paraît en 1932, comme Voyage au bout de la nuit et comme Les Travailleurs d’Ernst Jünger, trois expressions du désenchantement collectif qui, pour Benn, résulte de l’effondrement du socle métaphysique sur lequel se fondait l’humanisme. Il n’est pas sûr, souligne Erik de Ruberey, que l’on puisse si aisément ranger Voyage sous la bannière du nihilisme, alors que, dans le roman, Bardamu prend ses distances avec les positions nihilistes incarnées par Robinson.

Quant à Ernst Jünger, peu de choses autorisent le rapprochement avec Céline dont il parle dans son Journal au 7 décembre 1941. Les deux hommes ne s’appréciaient pas ; ils s’étaient rencontrés par l’entremise de Karl Epting à l’Institut allemand en décembre 1941, l’aristocrate guindé ayant été sans doute rebuté par le “petit” bourgeois – une expression qui revient assez souvent quand il s’agit de qualifier les travers du personnage Céline ; elle véhicule de tenaces préjugés sur la vulgarité présumée de cette classe sociale (à laquelle appartient une bonne partie du lectorat de Céline) qui ne jouit ni de la considération pour le prolétariat, ni du prestige attaché à la “grande” bourgeoisie. C’est du reste ce qu’a très bien vu Céline dans Mort à crédit.

Albrecht Betz donne un aperçu de la réception de Céline en Allemagne dans son article “Céline et le IIIe Reich”, déjà publié en traduction par la Revue en mars 1993. La République de Weimar a lu dans Voyage un reflet de son propre chaos, tandis que les nazis y discernent une manifestation de la décomposition spirituelle de l’Europe, en opposition avec les valeurs nouvelles qu’ils exaltent. Voyage est en effet peu propre à les séduire : défaitiste, prônant la lâcheté et la désertion, allergique à tout enthousiasme collectif. Quant à Bagatelles pour un massacre, il sera ramené à son propos idéologique (la dénonciation du complot juif) et réduit en conséquence pour la publication. Si Karl Epting voue à Céline une admiration sans borne et salue en lui le plus grand antisémite français – il est des compliments compromettants –, cette vénération est isolée sous le IIIe Reich où l’on est rebuté par l’outrance et la “sauvagerie” céliniennes, ce qui ne manque pas de sel. Ironie du sort, c’est sa chronique de la décomposition du Reich dans la trilogie allemande qui vaudra à Céline sa résurrection littéraire.

Céline, comme le rappelle Albert Betz, se voulait poète, il se voyait en “barde celtique”, et c’est une dimension de son exécration des juifs que sa jalousie à l’égard de leur lyrisme prophétique. Dans Bagatelles, il les tient pour responsables du refus opposé à la mise en scène de ses ballets, selon un argumentaire hallucinant qu’Albrecht Betz reconstitue ainsi : la poésie et son raffinement sont méprisés par la critique juive qui, ne s’intéressant qu’à l’argent et au contrôle des médias, rêve de remplacer les cultures du terroir par des standards internationaux métissés. On peut dater le déchaînement de la fureur célinienne de la mauvaise réception critique de Mort à crédit qui a fortement affecté l’écrivain, même si l’antisémitisme était à l’œuvre dès L’Église, pièce écrite en 1926.

Comment un écrivain, dont on répète à l’envi qu’il est le plus grand écrivain français du XXe siècle avec Proust, a-t-il pu, dans ses pamphlets, mettre une écriture si novatrice au service d’une idéologie aussi régressive ? Ne faudrait-il pas, pour se faire une idée personnelle de la question, rééditer les pamphlets ? Les céliniens répondent pour la plupart positivement, à condition, précisent-ils, d’assortir la publication de notes critiques. Peut-être, comme le suggèrent les contributeurs de ce numéro, faut-il commencer par lire de près les œuvres disponibles sans se limiter aux deux premiers romans.

Féerie pour une autre fois est encensé par un certain nombre de critiques qui le considèrent avec Guignol’s band comme un sommet de l’œuvre, là où le rendu émotif est le plus accompli. Il y a pourtant des lecteurs assidus de Céline pour trouver Féerie plutôt ennuyeux ; d’autres s’entêtent à préférer le comique burlesque de Mort à crédit à celui, parfois forcé, de Guignol’s band. Si Céline invite à quelque chose, c’est bien à se méfier des jugements catégoriques et de toute doxa. On trouvera, pour cette raison, un peu convenus les adjectifs employés par Michel Crépu, directeur de la Revue, qualifiant d’“ébouriffantes” les pages du “merveilleux” Guignol’s band, vantant l’“extraordinaire” Féerie, et considérant que l’auteur est “abject” et “sublime” dans le même mouvement. Pertinent et fort, en revanche, est le titre de son article : “Céline, la boîte noire du XXe siècle”, un siècle dont nous sommes les héritiers et dont il nous oblige à développer, en quelque sorte, le négatif.

La bibliographie est surprenante, comme celles des autres dossiers consacrés à Céline ces temps derniers   . Pourquoi faire figurer dans la sélection, forcément étroite, Céline entre haines et passion de Philippe Alméras, si c’est pour souligner ses insuffisances ? Ce qui domine est une pléthore de biographies (celle de Godard est saluée pour sa probité et sa mesure), d’entretiens, de souvenirs plus ou moins anodins, de témoignages (dont le volume publié par David Alliot chez Bouquins, D’un Céline l’autre, est un succès). Si on se félicite de l’hommage rendu à l’érudition de Gaël Richard et d’Éric Mazet qui préparent un dictionnaire de la correspondance de Céline, on peut regretter l’absence quasi complète d’essais consacrés à la lecture des textes eux-mêmes, à leur écriture pourtant si singulière, à l’analyse de la rhétorique des pamphlets. La lecture de Voyage au bout de la nuit ne s’est-elle pas renouvelée depuis la parution en 1990 de l’ouvrage de Marie-Christine Bellosta   ? Celui de Jean-Pierre Richard, Nausée de Céline du texte   aurait aussi bien pu être retenu. Il reste en tout cas de quoi méditer sur ce qui fait que les textes de Céline prennent toujours aussi fortement à la gorge, horrifient, font rire, parfois dans le même temps.

 

Critique extraite du dossier sur Céline, coordonné par Alexandre Maujean.