Un essai stimulant, sans prétention théorique, qui, à travers le récit du fonctionnement de monnaies complémentaires, réexamine la fonction sociale première de la monnaie.

Quand l’essentiel de la monnaie en circulation n’est qu’un jeu d’écriture (monnaie scripturale), quand les marges de manœuvre de la politique monétaire des banques centrales se limitent à un subtil réglage de taux d’intérêt directeurs, quand l’explosion d’une bulle financière détruit des milliards de dollars dont la réalité n’était qu’une promesse – non tenue – de richesse future, la monnaie devient un objet bien abstrait, voire mystérieux. Alors que nous lui portons une confiance toute naturelle pour réaliser les menus achats du quotidien, la succession de crises financières, le contexte actuel de guerre des monnaies (conventionnelles) larvée, le pouvoir de la spéculation, jettent le doute sur son utilité sociale et entretiennent un climat de défiance généralisée en la capacité de la monnaie à remplir sa fonction sociale de facilitateur du développement économique.


L’émergence de monnaies complémentaires répond pleinement à un besoin de redonner à la monnaie un sens social et une fonction économique concrète. La description faite par Jean-Michel Cornu dans cet essai du processus de création d’une monnaie complémentaire a le mérite de revenir de façon pédagogique sur les questions fondamentales que soulève la monnaie. Qui la produit ? A quoi sert-elle? Qu’est-ce que cela mesure ?


1.    Définir la monnaie
Tout manuel d’économie monétaire donne une triple définition de la monnaie qui serait à la fois une unité de compte, un intermédiaire dans les échanges, une réserve de valeur dont l’utilité repose entièrement sur la confiance que ses utilisateurs ont en elle. En tant qu’unité de compte, elle sert d’étalon à toute chose marchande et hiérarchise les biens selon leur utilité relative. En tant qu’intermédiaire dans les échanges, elle pallie les limitations d’une économie de troc. Enfin sa fonction de réserve de valeur rend possible l’investissement, soit la promesse de consommation future. Mais cette capacité de transmettre de la valeur dans le temps est aussi à l’origine de la possibilité de spéculer. Ainsi cette troisième fonction de la monnaie est-elle à la fois une source de confiance, le passage du temps n’érode pas la valeur, et une menace d’instabilité financière dont les répercussions sont bien réelles : crise du marché du crédit, faillites d’entreprise, chômage de masse.
L’introduction de monnaies complémentaires vise surtout à renouer avec la valeur d’échange de la monnaie et exercerait une pression sur la monnaie officielle pour qu’elle soit davantage vecteur de "doux commerce" et d’investissement productif que vecteur de bulles spéculatives.


2.    5000 monnaies complémentaires de par le monde pour favoriser l’échange et le développement économique local
Jean-Michel Cornu reprend la typologie dressée par Bernard Lietaer selon laquelle il existe trois types de monnaies complémentaires:
•    Monnaie thésaurisable qui permet l’échange et l’investissement dans du capital productif
•    Une monnaie non thésaurisable de consommation immédiate pour assurer à chacun un niveau de vie décent
•    Une monnaie de l’économie solidaire affectée seulement à un domaine ou un territoire donnés.


Plus précisément, les exemples les plus remarquables de monnaies complémentaires sont :
i.    Des monnaies "anti-spéculation". Pour favoriser la rotation de la monnaie – ou la consommation – il suffit de créer une monnaie à valeur fondante (intérêt négatif) afin d’en faire une mauvaise réserve de valeur. Jean-Michel Cornu donne l’exemple d’une monnaie régionale allemande, le "Chiemgauer" (ch) qui est une monnaie achetée par des associations sans but lucratif selon le ratio 97 euros pour 100 ch, puis revendue 100 euros à des particuliers (de sorte que 3% de l’émission de cette monnaie sert à financer des associations). Cette monnaie n’est pas thésaurisable car elle se déprécie tous les mois. Elle est acceptée comme moyen de paiement dans un réseau de 600 entreprises qui peuvent reconvertir cette monnaie sur la base de 100 ch pour 95 euros (les 2 euros issus des 97 – 95 euros servent à financer l’association qui gère ce système monétaire). Les commerçants qui participent paient donc 5% du mécanisme mais gagnent en échange une clientèle dédiée. Ce type de monnaie encourage ainsi l’échange sur un territoire donné ou vers des produits ou une activité donnés. Les divers coupons, smiles, chèques déjeuner ou carte de fidélité peuvent être considérés comme des exemples commerciaux de ce type de monnaie.


ii.    Des monnaies "bouclier" contre les crises bancaires et l’assèchement du crédit en période de crise. Le WIR est un exemple de succès emblématique d’une telle monnaie. Après la crise de 1929, des industriels suisses ont créé le WIR pour rétablir la confiance entre fournisseurs dans leur solvabilité réciproque. En période de crise, ils acceptent de recevoir des WIR en paiement (sous forme d’une ligne de crédit WIR conventionnelle acceptée par l’ensemble des fournisseurs) et quand le contexte économique est meilleur les paiements s’effectuent à nouveau en francs suisse. Aujourd’hui la banque coopérative WIR basée à Bâle compte 75000 PME, soit un quart des entreprises suisses qui échangent 2 milliards de dollars par an.


iii.    Des monnaies de lien social pour développer la solidarité sur un territoire donné plutôt que l’échange marchand. Ces monnaies ne sont pas convertibles en général en monnaie conventionnelle. Elles reposent sur une conception classique de la valeur qui aurait un fondement objectif indexé par exemple sur le temps de travail incorporé dans la production d’un bien ou d’un service. Les monnaies de SEL (système d’échange local) par exemple sont nées en Ariège en 1994 pour développer l’entraide entre habitants d’un même territoire. Les SEL s’acquièrent par l’échange de temps lors de services rendus.


iv.    Des monnaies de réputation pour favoriser les mécanismes de confiance. Il s’agit pour ces monnaies de mesurer la reconnaissance, l’estime ou le prestige d’utilisateurs d’un même outil. Les Twollars échangés entre utilisateurs de Twitter correspondent tout à fait à ce type de monnaie de reconnaissance par les pairs.


3.    Passer de l’innovation monétaire aux monnaies de l’innovation ?
Dans son dernier chapitre, Jean-Michel Cornu, après avoir exploré les diverses facettes de la fonction sociale jouée par les monnaies complémentaires, se lance dans un exercice plus spéculatif pour imaginer comment utiliser la fonction de réserve de valeur de la monnaie pour en faire un outil de l’innovation sociale.
Il suggère d’explorer la piste de la finance islamique pour créer tout d’abord des monnaies sans intérêts. Cette monnaie existe déjà en Suède, la JAK et fonctionne sur le principe qu’on ne peut emprunter qu’à hauteur de sa capacité effective à épargner de sorte que le risque de défaut est complètement contrôlé à sa source et l’existence d’intérêt n’est plus nécessaire pour rémunérer le risque pris par le prêteur.


Une autre piste d’innovation s’inspire d’une expérience malienne du Moniba qui est une monnaie permettant de développer des comportements de formation mutuelle. L’idée est de mutualiser les compétences dispersées au sein de la population en rétribuant des services de formation rendus bénévolement par la population en Moniba, puis d’utiliser les comptes Moniba individuels comme des indicateurs de valeur ou de motivations des individus pour guider l’attribution de vraies bourses de formation vers des personnes méritantes. La monnaie sert donc ici de révélateur de talents.


On peut regretter que la partie consacrée à ces monnaies de l’innovation, produit d’appel de l’ouvrage de Jean-Michel Cornu, manque d’épaisseur pour être franchement convaincante. L’innovation est censée jaillir spontanément d’un investissement en temps de formation mais la description du rôle de la monnaie dans le processus d’innovation est très fruste.


Plus généralement, bien que cet essai n’ait pas de prétention académique, il serait plus percutant s’il anticipait mieux les inévitables objections qu’il ne manquera de susciter auprès des économistes. De deux choses l’une, ou bien ce type d’innovations reste marginal et agit comme une rustine de soutien à un territoire frappé par une crise économique et finalement son impact macroéconomique peut être négligé. Ou bien ces innovations monétaires, pour le moins hétérodoxes, ont vocation à être des leviers de transformations sociales profondes et dans ce cas il est crucial de s’intéresser au bouclage macroéconomique et aux justifications théoriques des modèles proposés. Quel est l’effet sur la croissance de l’introduction de monnaies complémentaires ? A priori, affecter la monnaie à un territoire biaise la concurrence et peut freiner l’innovation chez des producteurs qui bénéficient d’une clientèle captive. Il en résulte une mauvaise allocation des ressources et induit donc un coût d’opportunité qui reste à apprécier.
Répondre directement à ces objections n’était sans doute pas le propos de ce livre qui cherche avant tout à donner au lecteur du recul sur le système monétaire conventionnel pour réinterroger la fonction sociale de la monnaie. Mais l’argumentaire aurait gagné en crédibilité s’il s’était confronté aux controverses théoriques et politiques qu’il suscite inévitablement