Philippe Moreau est Directeur conseil à l’agence Ogilvy où il dirige le département de création de contenus et développe le Storytelling. Interrogé sur les rapports des politiques à Internet, il montre comment le web reste avant tout un excellent outil de communication politique plus que de création d’idées politiques.

 

Nonfiction.fr- Internet joue-t-il selon vous un rôle dans la construction et la diffusion des idées politiques ?

 

Philipe Moreau- Internet a révolutionné la diffusion des idées. A titre personnel, je possède un Kindle d’Amazon et cet outil a changé ma vie, comme celle de la plupart des "grands lecteurs". Obtenir tous les livres que l’on souhaite, au moment où on le souhaite, partout où on se trouve dans le monde, avec la possibilité de rechercher dans ces livres, de prendre des notes, que l’on pourra bientôt partager avec ses contacts, le tout dans une tablette au format A4 que l’on peut emporter partout avec soi. C’est une utopie réalisée. Si vous ajoutez à cela la possibilité de parler directement avec les auteurs, via les blogs, via Twitter, via Facebook... C’est un bonheur permanent. 

 

Dans la construction des idées, en revanche, ma conviction est qu’il ne faut pas surestimer le média. Le mouvement des "Indignados" en Espagne a démontré l’efficacité d’Internet comme outil de mobilisation et d’amplification. Mais son inspiration est venue en partie, on le sait, de la traduction en Espagne du livre de Stéphane Hessel, Indignez-vous, qui a connu un très grand succès là-bas aussi. Les idées politiques suivent un cheminement complexe. Elles sont aussi le fruit de la rencontre avec un homme, ou avec un groupe d’hommes déterminés, qui voudront en faire quelque chose. Pour exister, exister vraiment, elles ont besoin d’être incarnées. C’est la clé de la communication politique. 

 

Du point de vue de la mobilisation et du partage, en revanche, Internet a joué un rôle capital en Espagne, comme dans les révolutions arabes. Ce rôle est très commenté en France. Mais il est, d’une façon tout à fait paradoxale, encore largement sous-estimé par les politiques français. Ils aimeraient "faire comme Obama". Mais ils n’y parviennent pas, parce qu’ils ont une lecture cartésienne des réseaux sociaux et qu’ils ne comprennent pas que leur dynamique profonde est une dynamique émotionnelle. 

 

L'autre aspect d' Internet est aussi son rôle dans la diffusion des messages politiques avant les idées. Dans une conquête politique, le plus important c’est le message et non l’idée. C’est dans la campagne politique vous allez avoir le débat d’idées qui sera suscité par les messages d’abord envoyés par le candidat. Pour moi Internet n’est pas vraiment là où il y a les idées politiques, la politique c’est avant tout des dynamiques de rencontres. En aucun  cas, Internet ne peut être une production de programmes ou d’idées en tout cas pas lors d’une élection. Cr ce travail d’idées doit se faire sur  le long terme, c’est une construction de chaque parti de son côté. Il faudrait qu’il utilise Internet comme un sondage permanent.

 
 

Nonfiction.fr- Mais on a bien l’idée de démocratie participative qui s’installe sur Internet et donc de l’élaboration d’un débat qui peut amener à des idées politiques ?

 

Philipe Moreau-Il y a un contresens, depuis 2007, sur l’idée de démocratie participative. On  doit l’utiliser en amont, comme un outil de concertation parmi d’autres. Mais on ne peut pas l’utiliser dans le cadre même d’une campagne électorale, à des fins de mobilisation. Pour mobiliser les électeurs, il faut les séduire, les faire rêver, leur donner envie. Il faut les unir derrière des messages clairs, derrière des leaders, qui ne seront pas uniquement leurs chefs, mais leurs représentants, au sens plein du terme.  Pour l’emporter dans une élection, il faut solliciter les émotions des électeurs. C’est ce qu’Obama a compris. Il a réussi sa campagne non pas sur une campagne d’idées mais sur une campagne émotionnelle. Ce n’est pas nouveau. C’est ce qu’expliquent depuis des années les politologues démocrates américains, comme George Lakoff ou Bruce Westen. Ces intellectuels ont formé les jeunes élites démocrates qui ont fait la campagne d’Obama. En France, en particulier à gauche, on continue à faire de la politique comme dans les années 1960, avec les outils d’aujourd’hui. Cela ne peut tout simplement pas marcher. 

 

Nonfiction.fr- Les politiques ne peuvent-ils pas utiliser le web pour développer des idées à la manière de Désirsdavenir de Ségolène Royal ?

 
Philipe Moreau- Si, mais en distinguant le temps des idées du temps de la campagne. Si les réseaux sociaux sont aussi efficaces dans les campagnes électorales, c’est parce qu’ils sont profondément, des amplificateurs d’émotion, des moteurs à empathie. Ils ont leur ressort propre. 

Je partage des photos parce qu’elles m’ont marquées sur le plan émotionnel, et que je pense qu’elles vont marquer les autres, qui à leur tour vont les diffuser. Des photos qui font sourire, qui émeuvent, des vidéos qui indignent et déclenchent des révolutions... Tout cela, c’est devenu le moteur d’Internet, à une époque où le trafic est de plus en plus massivement concentré sur les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux sont des autoroutes de l’émotion, des moteurs à empathie.  Il ne faut pas se tromper. Arriver à la dernière minute en concevant un dispositif qui mélange mobilisation et travail de mobilisation, c’est une logique qui était depuis le départ vouée à l’échec.  Un candidat comme Arnaud Montebourg par exemple, a de bons thèmes de campagne. Je pense en particulier à la "démondialisation" qui passe par le retour au local,ce que les gens souhaitent de plus en plus, à tous les niveaux. Il a une bonne démarche intellectuelle.Mais il ne passe pas le test de la popularité. Ce qui montre bien qu’au-delà des idées, il n’a pas encore su créer de lien personnel avec la population française. Contrairement à ce que l’on dit souvent, les électeurs ne sont pas prêts à suivre n’importe qui. Le vote est un engagement personnel important. Or, pour s’engager, encore une fois, il faut être séduit. On épouse pas, ou alors rarement, quelqu’un qui se plante devant vous et qui vous dit : "Epouse-moi, chéri(e) je suis le meilleur", comme Jospin en 2007. La remarque vaut aussi pour Manuel Valls, Pierre Moscovici ou Vincent Peillon. Toute cette génération. 

 

Nonfiction.fr- Quels seraient les moyens techniques qui permettraient de développer la construction d’idées sur le web?

 

Philipe Moreau- Il y a un enjeu autour de l’Open Data. L’idée n’est pas de donner des idées aux citoyens, mais de leur donner beaucoup plus d’informations pour qu’ils se forgent leurs propres idées. C’est une forme d’empowermentdu citoyen sur internet. Si vous développez l’Open Data avec des infographies détaillées sur tous les sujets de la vie publique (répartition du budget, qui paye combien au niveau fiscal, le vrai prix de l’eau, etc.)vous permettrez une production d’idées au second degré autour de sujets précis et le citoyen pourra affiner son choix. L’Open Data me paraît être un enjeu majeur de la formation des idées politiques sur Internet. 

 

Nonfiction.frQuelles sont les évolutions entre la campagne de 2007 et celle de 2012 en matière d’utilisation d’internet par les politiques ?

 
Philipe Moreau- Sarkozy a eu recours à Internet en 2007 dans le cadre de la campagne avec l’usage concerté du Storytelling et du Microtargeting. 

Le Storytelling est le moyen le plus efficace de déclencher des émotions chez les électeurs, et donc provoquer leur engagement. On le sait depuis les travaux d’Antonio Damasio dans le domaine de la neuroscience, et notamment depuis son ouvrage L’erreur de Descartes, le cerveau humain a une structure narrative. Autour de la machine à café, le soir en rentrant chez nous, à notre retour de vacances, pour séduire, après une dispute conjugale ou une rupture... Nous pensons et nous retranscrivons toute notre histoire personnelle sous la forme d’histoires. Sarkozy a fait de sa campagne, et de son exercice du pouvoir, une machine à histoires. 

 

Dans cette perspective, le film La Conquête -et le fait que ce film soit sorti pendant son mandat -, a valeur de symbole. Songez au nombre d’histoires que vous connaissez sur Nicolas Sarkozy... Nicolas et sa famille méritante émigre à Paris. Nicolas ravit Neuilly à la barbe de Charles Pasqua. Nicolas séduit la femme de Jacques Martin après avoir présidé au mariage. Nicolas face à HumanBomb dans la maternelle de Neuilly. Nicolas fait du jogging à New York avec son tee-shirt NYPD. Nicolas et ses "filles"sont chantés par  Enrico Macias à la Concorde. Et le meilleur. Nicolas rencontre Carla à un dîner. Entre eux, c’est le coup de foudre. Ils s’échangent des textos. Ils sortent ensemble à Disneyland etpartent en voyage de noces en Egypte sous les Pyramides. C’est une histoire universelle. Vous aussi, demain, vous pouvez vivre la même histoire. Les Français ont vécu ce "coup de foudre" comme un feuilleton, sur TF1, dans les magazine people, partout. 

 

La deuxième arme de Sarkozy en 2007 a été le Microtargeting. Il a réparti l’électorat en cibles et il a adressé chaque cible, méthodiquement, avec un degré de sophistication assez inédit et totalement inconnu à gauche. La campagne de 2012 va se jouer aussi à ce niveau, la question est de savoir si la gauche parviendra à faire une campagne aussi professionnelle. Si le jeu sera vraiment égal. Ou s’il n’y aura, en réalité, qu’un seul candidat à l’élection présidentielle de 2012.  

 

 

* Propos recueillis par Lilia Blaise.

 

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