Un ouvrage ambitieux sur un sujet peu exploré aux confins de l’histoire, de l’esthétique et de la philosophie. L’approche d'Eco déçoit pourtant.

L’Histoire de la laideur, dernier ouvrage d’Umberto Eco n’est pas moins ambitieuse que l’Histoire de la beauté, parue chez Flammarion en 2004, dont elle constitue la suite. Il s’agit de saisir de façon large, dans une véritable somme, l’idée du laid et ses manifestations dans l’histoire.

 

 

Elargissements du champ historique

 
Le projet de l’Histoire de la laideur est à la fois banal et insolite. Banal, en un sens, parce qu’Eco, qui n’est pas un historien même s’il signe une "histoire", s’inscrit pleinement dans le mouvement de découverte de l’histoire des mentalités, des sensibilités et des représentations. La vogue n’est pas neuve ; elle trouve ses racines en particulier dans les années 1960 et l’école des Annales    : les historiens se mettent à privilégier le long terme, des sources variées, souvent inattendues, en tout cas jusqu’alors peu ou pas explorées, afin de reconstituer la "psychologie collective" dans toutes ses dimensions – histoire des sens, de la perception du temps et de l’espace, de l’imaginaire. Cette nouvelle histoire culturelle est aujourd’hui florissante. Les travaux les plus récents en rejettent toujours plus loin les limites, dans une conception où l’histoire entend tout saisir et traiter toutes les dimensions de la vie humaine, créant un horizon presque illimité des possibles historiques. Après les travaux pionniers des Febvre, Mandrou, Chartier, Duby, mais aussi des Ariès, Flandrin et Vovelle, l’histoire est désormais aussi celle du goût, de l’appétit, du mal, de la vengeance, de la haine et de la violence   , de la peur, des couleurs   , du corps   … dans une telle course en avant que certains désormais contestent le caractère proprement historique de telles approches. Attendu, l’ouvrage d’Umberto Eco l'est donc assurément, dans un sens. Il est tout aussi vrai que la démarche de l'auteur a de quoi interpeller : dans une société où triomphe le conformisme, une histoire de la laideur s'apparente à un pavé dans la mare. Et Eco vient combler une réelle lacune : les quelques travaux qui ont traité de la laideur l’ont surtout abordée en s’intéressant au strict domaine de l’art   .

 

L'histoire de la laideur se propose d'aborder de front, et sans complexe, un des grands tabous de notre époque.

 

 

Laideurs plurielles, approches multiples

 
En quinze chapitres et plus de 450 pages richement illustrées, entre dégoût et fascination Umberto Eco trace à grands traits le parcours en Occident, de l’Antiquité à nos jours, d’un concept communément perçu comme le contraire de la beauté.

 
Dès l’Antiquité classique, traditionnellement associée à la beauté par excellence, la laideur existe en tant que telle, chez les dieux comme chez les hommes. Dès cette époque apparaît l’association entre laideur physique et laideur morale, avec des nuances cependant, quand la laideur se voit attribuer une valeur propre, selon qu’elle est rachetée par un contexte ou sublimée par l’art.

 
Avec l’ère chrétienne, la laideur, dégradation d’une beauté initiale, est justifiée comme élément d’harmonie de l’univers, dans un monde essentiellement beau car création divine. Elle devient même condition nécessaire du Salut, par l’épisode de laideur suprême que représentent la Passion et la mort du Christ. Ce caractère rédempteur de la souffrance et de la laideur se retrouve chez les premiers témoins du Christ vénérés par la tradition religieuse : martyrs, ermites et pénitents.

 
Le laid prend alors valeur multiple : il figure généralement l'idée du mal, du diabolique et de l'infernal, du cruel, du sadique, avec de nombreux avatars jusqu'aux périodes les plus récentes. Mais il est aussi l'étonnant, le curieux, objet d'émerveillement à signification morale, ou encore le comique, quand la laideur acquiert une portée satirique, qui peut aller jusqu'à la "diabolisation de l'Ennemi".

 
Le laid peut aussi, d'objet de rejet, accéder au statut d'objet à valeur scientifique sur lequel s'exerce la curiosité : exploration du corps dans ses parties les moins avouables, intérêt pour les phénomènes anormaux ou les bizarreries de la nature, tentative d'explication de traits de caractère par des traits physiques...

 
Mais ce n'est vraiment qu'à la période romantique que la laideur est réexaminée, voire réévaluée, sous l'impulsion des réflexions nées des Lumières sur la relativité du Beau, tout au long du "laid XIXe siècle". Un tournant décisif a lieu avec l'avènement d'une ère industrielle où la technique accrue modifie profondément les paysages et les milieux de vie. On dénonce la laideur de la ville moderne, liée plus ou moins clairement à l'idée de décadence morale voire physique. Il faut attendre les avant-gardes pour que cette "laideur industrielle" soit apprivoisée et qu'on puisse se l'approprier, dans le cadre de l'esthétique décadente de l'esprit "fin de siècle", ou bien par l'exaltation, parfois provocatrice, de formes nouvelles dont la laideur est finalement relative, ce dont témoignent aussi les notions de "Kitsch" et de "Camp".

 
Enfin, Umberto Eco analyse la laideur actuelle, omniprésente, comme mise en lumière de l'omniprésence du mal, dans un monde où la distinction entre laideur et beauté semble - mais ce n'est qu'une apparence - avoir disparu.

 
La grande qualité du livre d'Umberto Eco réside sans doute dans la multiplicité des approches qu'il propose. Cette variété qui nous mène à travers les déclinaisons, souvent truculentes, de la laideur, morale ou physique, merveilleuse ou maléfique, caricaturale ou réaliste, banale ou recherchée, repoussante ou attractive... se manifeste aussi dans l'esprit même de l'ouvrage. En effet, l'Histoire de la laideur fait alterner le texte d'Eco avec l'iconographie - elle-même variée quoique forcément partielle et partiale pour un tel type d'ouvrage - et des extraits de textes auquel il est fait référence. Ce faisant, l'ouvrage propose comme trois parcours possibles, bien à même de rendre compte de la pluralité et de l'immensité du domaine abordé, en même temps qu'ils permettent plusieurs types de lectures. L'Histoire de la laideur se veut ainsi un "beau livre", un ouvrage agréable avant tout, dont la lecture parvient à être à la fois souple et facile.

 

 

Une approche trop rapide ?

 
Malgré tous ces aspects attirants, L'Histoire de la laideur ne parvient décidément pas à nous séduire vraiment. La démarche même à laquelle nous invite l'auteur, au fil des chapitres, est contestable. Le découpage, ni strictement chronologique ni vraiment thématique – non qu’on soit attaché à des plans rigides - ne permet pas de donner au livre une structure pleinement cohérente, puisque Eco n'évite pas les redites, dans un parcours où le lecteur peut se sentir perdu par des allers-retours dont il peine à déceler la pertinence.

 
D'autre part, on ressent de temps en temps une désagréable impression de rapidité ou de superficialité : quelques erreurs étonnantes, peut-être dues à la traduction - Grosz à la place de Gros, Antoine Vollard pour Ambroise Vollard, Circée au lieu de Circé, un style parfois relâché, un certain nombre d’imprécisions, de raccourcis sur des sujets qui mériteraient un traitement plus nuancé – la sorcellerie, "sous-culture", affaire de "vieilles rebouteuses qui prétendaient connaître les herbes médicinales et d'autres philtres", l'art religieux du Moyen-âge vu au prisme de la thèse désormais dépassée de la "Bible des lettrés", la Renaissance vue comme une "libération" après le Moyen-âge... La conclusion, fondée sur un passage d'Italo Calvino, est à la fois précipitée et un peu surfaite : "A la fin de ce livre, après tant de réjouissances sur les diverses incarnations de la laideur, nous voudrions conclure par cet appel à la compassion", alors qu'il y aurait eu beaucoup à dire sur le thème de la compassion comme utilisation – détournement ? - de la laideur dans la société actuelle. L'auteur évite de vraies questions et tombe parfois dans le conformisme alors qu’il parle d'un sujet pourtant sulfureux.

 
L'ensemble ne manque pas d'attrait, et devrait certainement connaître un succès comparable à celui de l'Histoire de la beauté, vendu à 500 000 exemplaires il y a trois ans, mais on regrettera que cette Histoire de la laideur ne tienne pas toutes les promesses qu'elle pouvait porter, ni réellement satisfaisante quant à l'approche esthétique, ni vraiment rigoureuse sur le plan historique   . Un coup manqué pour le célèbre et controversé auteur du Nom de la Rose ?