Nicolas Kayser-Bril est data journaliste chez Owni. 

Nonfiction.fr- La France, et notamment la classe politique française, prend-elle suffisamment en compte l’importance des TIC et d’Internet ou accuse-t-elle au contraire un certain retard ?

Nicolas Kayser-Bril- Je ne pense pas que la France soit en retard. D'un point de vue technique, la France a eu la chance d'avoir Free qui a poussé la qualité du service internet vers le haut et le coût vers le bas, si bien que les Français sont plutôt mieux connectés que la moyenne de l'Union.

Au niveau politique, les Français ont très tôt compris comment utiliser internet. La campagne pour la Constitution Européenne, en 2005, a été marquée par l'influence du blog d'Etienne Chouard, militant pour le "non" et extrêmement populaire. Quant à l'utilisation du web par les politiques, Ségolène Royal a tenté une expérience en 2007 avec Désirs d'Avenir et le résultat que l'on sait, mais ça montre encore une fois la prise en compte d'Internet par une bonne partie de la classe politique.

En ce qui concerne le gouvernement et l'administration, la France n'est pas non plus très en retard. Les classements internationaux sur l'e-gov la placent en 10ème position, derrière le Royaume-Uni mais largement devant des pays que l'on s'attendrait à voir mieux classés, comme l'Islande ou Israël.

Nonfiction.fr- Le Printemps Arabe semble avoir quelque peu bousculé les choses. Que pensez-vous de la reprise en main de ces questions par Nicolas Sarkozy, notamment avec l’e-G8 ? Peut-on s’attendre à un changement de comportement de la majorité vis-à-vis notamment des cyberdissidents ?

Nicolas Kayser-Bril- Nicolas Sarkozy a dépensé beaucoup d'énergie à combattre les libertés, y compris sur Internet (Hadopi, Loppsi etc.). C'est très dommageable à l'écosystème du web en général, et je ne pense pas que l'e-G8 change quoi que ce soit à la direction générale de l'action de Sarkozy sur Internet. Il en va de même pour les cyberdissidents, il est peu probable que l’attitude du gouvernement change.

Nonfiction.fr- L’e-G8 et le Conseil national du numérique (CNN) ne risquent-ils pas de donner la parole aux personnes qui l’ont déjà, alors qu’Internet pourrait être un réel espace démocratique ? Est-il possible que nous nous dirigions vers un Internet à deux vitesses ?

Nicolas Kayser-Bril- Si vous entendez par "espace démocratique" un espace où chaque élément d'information (octet) est traité de manière égalitaire, alors, oui, on s'en éloigne. La neutralité du net est en train d'être mise en pièce par les fournisseurs d'accès, avec la bénédiction du gouvernement, comme le montre en effet la composition du CNN.

La fin de la neutralité du net ne créerait pas un internet à deux vitesses, elle détruirait purement et simplement l'économie qui a émergé du réseau, dans laquelle un service nouveau peut changer le monde en quelques années (Google, Facebook, mais aussi Wikipédia). En limitant la vitesse de chargement des sites non-agréés, les fournisseurs d'accès transformeraient internet en un média traditionnel, de masse. Une minorité, au sommet de la pyramide, y déciderait de ce qui est bon pour le consommateur, ou alors seuls ceux ayant déjà accès au capital pourraient payer pour garantir la vitesse de chargement de leurs services. On reviendra à un monde où les projets ne pourront se lancer sans un accès massif au capital et où les idées n'auront plus la possibilité de trouver leur public.


Nonfiction.fr- Pensez-vous qu’il y ait une façon différente de penser le numérique et Internet à gauche et à droite ?

Nicolas Kayser-Bril-  Non. La plupart des débats autour d'internet ne tournent pas autour d'idées "de droite" et "de gauche". Même si la gauche s'est opposée à Hadopi, plusieurs artistes de gauche ont soutenu la loi. Par ailleurs, l'équivalent d'Hadopi en Espagne a été voté par un parlement de gauche. Cet exemple (on retrouve des schémas similaires sur la plupart des thèmes) montre bien que les courants d'idées du XXe siècle ne trouvent pas de points de conflit dans les problématiques d’Internet.

Nonfiction.frQuelle doit être la priorité des politiques publiques : la régulation, ou au contraire le développement d’Internet en tant qu’outil démocratique ?

Nicolas Kayser-Bril- La régulation du web est une supercherie, dans la mesure où la quasi-totalité des problèmes qui surviennent sur le réseau peut être combattue avec l'arsenal législatif existant. Du point de vue de la maîtrise de la délinquance, les pouvoir publics doivent mettre beaucoup plus de ressources dans les sections Internet des forces de l'ordre. En Ile-de-France, seuls 13 policiers de la Police judiciaire traitent de ces questions-là. Dans beaucoup trop de commissariats, on refusera de prendre votre plainte dans le cas d'un abus de confiance en ligne, ou si vos serveurs ont été attaqués. Beaucoup de Français n'ont même pas le réflexe de porter plainte après un acte de délinquance en ligne.

En ce qui concerne l'économie, le législateur doit absolument veiller au respect de la neutralité du net. Maintenant, étant donné que le législateur détient un quart d'Orange, il risque de tomber dans un conflit d'intérêt. Espérons qu'il voie où sont les intérêts économiques du plus grand nombre.

Nonfiction.frVous êtes "data journaliste", un des premiers en France à avoir pris la mesure de l’importance des nouvelles technologies sur la façon de produire de l’information. Y a-t-il un retard français sur le journalisme en ligne ?

Nicolas Kayser-Bril- Je ne suis pas certain que l'on puisse parler de "retard français" en matière de journalisme en ligne. Au contraire, les plans sociaux ont permis à de nombreux journalistes de se lancer avec un capital non négligeable dans de nouvelles aventures : Rue89 en est le meilleur exemple.

Les journalistes français ont plus de mal avec la "numeracy", c’est-à-dire l’utilisation de données informatiques chiffrées, mathématiques. Les écoles de journalisme ont favorisé les profils issus de parcours littéraires depuis leur création, dans la lignée d'un Albert Londres, et aucune n'est encore prête à se remettre en cause et à changer son mode de sélection pour faire venir à bord des développeurs ou des statisticiens.

Nonfiction.fr- Croyez-vous au "tous journalistes", à l’afflux d’informations sur le web ? Pouvons-nous encore trier l’info sur Internet ? Est-il souhaitable d’avoir une gouvernance mondiale d’Internet, une charte mondiale du numérique ?

Nicolas Kayser-Bril- Vastes questions! Internet, en réduisant les coûts de distribution, en désagrégeant les contenus et en annulant les coûts de changement pour le consommateur (le coût de changement prend en compte le fait que pour essayer un nouveau produit, comme le JT de TF1, je vais devoir me passer de mon produit habituel, le JT de France2), a radicalement transformé le paysage de l'information.

La plupart de l'information est aujourd'hui devenue une commodité. Cela signifie que la majorité des articles sur un même sujet sont équivalents (Nick Davies avait mené une enquête, en 2008, montrant que 80% des contenus des quotidiens britanniques de qualité provenaient, au moins en partie, de dépêches ou de communiqués de presse). Le "tous journalistes" auquel vous faite allusion participe à cette tendance, ajoutant encore des contenus à faible valeur ajoutée dans une masse déjà considérable de contenus.

La valeur, sur internet, ne vient pas, dans la plupart des cas, du contenu, mais bien de la manière de le présenter, de le trier. Non seulement nous pouvons trier, mais c'est de là que vont surgir les innovations dans le monde des médias (c'est ce que font Flipboard et news.me, par exemple).

Pour finir, je ne pense pas qu'une "gouvernance" particulière soit nécessaire sur internet. En revanche, il serait intéressant de transformer l'ICANN, organisme américain responsable des noms de domaines primaires (.com, .fr, etc.) en une organisation internationale comme l'Union internationale des télécommunications, par exemple.

*Propos recueillis par Clémence Artur

* Lire le dossier complet de nonfiction.fr sur le numérique